mercredi 14 février 2018

Melancholia

Melancholia, c’était le titre de Sartre. Un beau titre. Dans son petit bureau de la rue Bonaparte, il désignait une gravure, la reproduction d’une toile de Dürer.
Gaston ne mange pas de ce pain-là. Il impose à Sartre l’inutile « Nausée ». Sartre se conforme au diktat Gallimard, retouche l’ouvrage, biffe des bouts de pornographie. C’est son premier livre publié. Il est satisfait de pouvoir garder l’épigraphe, la citation de Céline : « C’est un garçon sans importance collective, c’est tout juste un individu » (L’Eglise, 1933).
La sortie du méchant bouquin révèle en Roquentin un pedigree célinien. A l’époque, Staline goûte la prose de Destouches. « Le Voyage au bout de la Nuit » est le livre de chevet de Joseph Djougachvili.
Sartre a l’âge du Christ en croix. « Dans les église, à la clarté des cierges, un homme boit du vin, devant des femmes à genoux » (Folio, pages 66/67). La machine est lancée. Cau, son secrétaire, prix Goncourt en sa jeunesse de gauche, pestiféré en sa vieillesse de droite, fignole un saisissant portrait du Prix Nobel réfractaire. Il peint un homme bien : « Au fond, le cœur, un cœur immense lui était monté à la tête » (Croquis de Mémoire, 1985).
Je grelotte dans le petit bois du Ranelagh. Je ne veux pas rater la conférencière du musée. Corot, avant Sartre, se décoiffe devant la peinture de Dürer. Les pinceaux de Corot lui font écho en sa boudeuse Melancholia. Je suis content que le musée Marmottan l'ait rapatriée de Copenhague. 

vendredi 9 février 2018

En attendant Lagarce

Voir la peau, les os, l’écorce d’un torse. Ne rien voir. Bander sa mémoire. L’arbre se délabre. La neige est une cendre d’hiver. Il y a une cataracte de mots, cinq filles comme des bougies, entre la vie et la mort. C’est au Vieux-Colombier, un jour de février, Lagarce aurait soixante années bien tapées. Artaud a tailladé les souvenirs, les accoudoirs du théâtre. Ici, on joue la comédie. On applaudit des mains, Antonin. On écoute une langue française, on ose.
Une émotion dégouline des tympans. Une phrase est une vague. Une autre phrase, une autre vague. La terre est nue jusqu’au reflux. Des vagues viennent en éclaireurs, un peu toujours les mêmes, avec ardeur. Une vague affectueuse qui mordille les chevilles, les cheveux des filles. Une vague écumeuse qui creuse, érode et ressasse une attente. Une vague rieuse et mystérieuse. L’écriture de Lagarce est une continuelle rature, un incessant battement d’essuie-glace.
En haut, un homme sur le carreau. A son retour de guerre, de colère avec un père, les filles l’ont hissé dans sa chambre de misère. Lagarce écrit son acte de foi, en connaissance d’une loi, en fin de sida. Il est mort déjà. Il rédige son enterrement. Il est dans sa maison, une chambre froide, une cache d’enfant. Les filles d’en-bas pensent à l’au-delà, au train-train du tralala. Lagarce est un jeune frère, un garçon téméraire qui revient périr en sa contrée première. Avec un baluchon sur le dos, une vie de patachon, une vie d’histrion, et des gnons, couturé de partout jusqu’au menton.
Les filles, à tous âges, l’ont attendu comme des mouettes sur la plage. Ont guetté les nuages. Lagarce taille les mots des funérailles. Il imagine les filles, cabossées par l’immobilité, meurtries par la stérilité des rêves, infidèles au chagrin sacrificiel, traîtresses d’une monotone tristesse. La péripétie de Lagarce est « une blague de la vie ». Aux infirmières de l’attente coutumière, le garçon, l’homme d’écriture donne à la deuxième des sœurs les mots, sa version la plus pure : « Vous devriez m’aider ».
Lagarce suit Koltès, s’efface, torse et faciès, dernière pelletée, travail bien fait. Il mord la poussière à l’âge où Macron se proclame Jupiter. La vie de selfie ne suffit pas au style de poésie. A la Comédie Française, Lagarce est dans sa maison, cerclé de ses filles comparses. On ne réveille, ni les morts, ni l’enfant qui dort. C’est un vrai dieu, invisible aux yeux. Il a figure de prière dans le souvenir des pleureuses. Il a vu le soleil. On songe au Malentendu de Camus, à ce genre de crime sur les lieux d’une chair identitaire, d’une mémoire de canine.
Charles Juliet. Je lis des bribes de cahier. Je feuillette. Il cite Colette : « J’appartiens au pays que j’ai quitté ». Inutile de tourner autour du pot, de chercher midi à quatorze heures. Voilà le sujet. Une cataracte de mots, un acte-fleuve en écho. Clotilde de Bayser est la Mère du jeune frère.  Elle règne en duègne, immense comédienne. Les trois sœurs sont un bonheur de fraicheur, de vivacité, de féminité enjouée. Rebecca Marder, La Plus Jeune, tient la dragée haute aux aînées tutélaires, éblouissante de furie, de sauvage gaminerie. Jennifer Decker m’a soufflé. « Tu vas nous revenir du bal avec ta robe rouge de travers et tu nous feras un enfant ». Sa liberté de rockeuse, sa spontanéité de loubarde évoquent un coquelicot de sentier, une fille simple, au vent voyou d’une jeunesse égarée. Les cinq actrices, gueuses, saintes ou garces, auraient mérité un cinquième rappel, une ovation plus soudaine de la salle nationale.

dimanche 4 février 2018

Un verre de champagne

Les hommes se tamponnent comme des autos de foire autochtones. Jeu sans profondeur, ni odeur, ni saveur. Mélasse dans les passes. Il flotte à Saint-Denis. Un despote ennui règne sur le rugby. La petite moustache de Brunel n’augure aucun panache. Les pénalités rajoutent leurs mauvais points à la morosité d’un mièvre foot avec les mains.
On se défonce en défense. Ci-gît une stratégie d’évitement de la dérouillée. Les entrées sont verrouillées. On s’emprisonne dans un pensum, un rugby d’assommoir. On ferme. Dixit Laporte.
Le Quinze du Trèfle ne morfle pas. Il est tout aussi méthodique, religieusement sommaire, robotique. L’acédie est un péché contre l’esprit du rugby. Je revendique moins de hargne, juste un verre de champagne.
L’ailier du Racing était le seul éméché, rentré tard du dancing. Dupont trouve la voie de la joie. Teddy n’avait pas tiédi. Thomas toucha la balle. Il crut, courut. Sa foi vers l’en-but nous sauva de Belzébuth. L’épiphanie Teddy rompit la mélancolie. Elle enraya la mécanique des tranchées. Avant que la docte Irlande ne se drape dans un drop de fourmi.

mardi 30 janvier 2018

L'émotion d'Eugène

Bar Casanova, je songe à Hugo, à regarder une mer allusive, l’île d’Ischia à l’extrême bout des eaux : « L’horizon souligne l’infini ».
J’ose l’instant, l’éternité à petites doses. Je m’accoude au parapet, à côté du vide. Je vois la joie désaccordée d’une lumière de janvier. J’observe les dorures, les marbrures d’un visage de vieillard.
J’humecte une lèvre d’une gorgée de tassoni. Je lis Antonioni. « Ce n’est pas l’argent qui me manque, mais sa signification ».
Napoli. Ici, je mets les points sur les i d’Italie. Des soleils de gouaille drapent un ciel de voyelles. Sentir m’interdit de mentir. Je fais gaffe au golfe. Il y a une musique qui est une Chine à elle seule, qui éclipse ses voisines sales. Bach. Back to Bach. Toccata.
J’aime l’Italie, vulgaire et bien élevée, pleine de chair et de gaieté. Via Toledo, tous les tailleurs s’appellent Fusaro. Antonio ou Luigi. Via Parco Margherita, on dégringole sur les dalles, on effleure d’ocres demeures à sublimes balcons comme des quilles de bowling. Chez Calabrese, j’endosse une pelisse chamarrée.
De Fromentin, j’apprécie les dessins, la magie des matins. Il écrit sous la dictée d’une fée. Je partage l’émotion d’Eugène: « une tendresse pour le vrai, une cordialité pour le réel ».

jeudi 18 janvier 2018

Guy Dupré est mort

Ce matin, une enveloppe rectangulaire, couleur des sables, m'était destiné. Je l'ai accueillie avec cérémonie car elle me désignait pour la décacheter. Je connais ce livre, me souviens du titre, gravé dans ma tête depuis si longtemps, me garde de l'approcher de trop près. Je sais que la vérité d'une phrase peut éclater au visage.
J'identifie son signataire, Guy Dupré, au dernier diamantaire de la place, au dernier grand écrivain des mystères de la terre. La littérature n'a pas d'autre but que de fracturer les domiciles. Un soir, d'une traite, elle a reposé entre mes doigts comme une perdrix solitaire dont la plume brûle encore.

Publié en 1954, ce livre somptueux - Les fiancées sont froides - donne la fièvre. C'est un récit de cruelle splendeur qui exige la pleine santé du texte. Il embringue le lecteur dans la ronde empourprée des vertiges. Ces années passées, l'auteur s'était terré dans un souverain mutisme. A l'abri des lumières.
Or voici, dans le silence, une langue qui sonne. La récréation est finie. La réédition de ce petit livre inaugural empoigne la gorge. Inutile de se disperser dans le culte mélancolique de fausses gloires. Devant l'œuvre accomplie par Guy Dupré, il faudra bien un jour se décoiffer. Devant pareille beauté, les choses se décantent : les petits romanciers saisonniers sont priés de décamper. Avec Les fiancées sont froides, Dupré préempte l'avenir. Il nous fait signe de le lire.

Le facteur a fléché le petit cube de métal où gisent mes correspondances. J'ai glissé, sans me couper, ma main pour les saisir. Les fiancées, que j'ai vues grandes, et rouges sur les joues, se plantent dans ma chair à l'heure où je cherche un visage sur une photographie décatie. Mon temps, ces jours-ci, est haché en menues besognes. Quand j'étais petit, je lisais Un Beau Ténébreux. Tout haut. Maintenant, l'habitude m'est venue de parler tout bas. La récréation est finie. Le sublime petit livre m'a empoigné la gorge. Gracq admirait Dupré.
C’était en septembre mille neuf cent soixante-deux. Roger Nimier de la Perrière clôt sa « carrière » littéraire. A la hâte sur l’asphalte, l’Aston Martin calcine deux corps. Nimier, trente-sept ans, Sunsiaré, dix de moins. Je l’ai connu sur le tard. Je revois son regard à l’évocation d’une même sonorité princière. Sunsiaré de Larcône mouillait encore les yeux de Guy Dupré, cinquante ans après.

vendredi 12 janvier 2018

L'impôt Gourault

Certains rêvent à de nouveaux impôts, d’autres pas. Une bonne dame du Modem songe à une taxation rénovée, bourrée d’équité, pour se substituer à cette calamité de taxe d’habitation. Elle est ministre de quelque chose. C’est pourquoi elle ramène sa fraise.
Le grand, très grand argentier de Bercy, le Bruno du renouveau, dément illico presto la songerie de la marcheuse égarée. Veto de Bruno. Lemaire en a marre. Pas d’impôt nouveau. Gourault s’est gourée.
Nous somme au cœur du logiciel Emmanuel, en pleine confusion Macron. Pas d’impôt et un prélèvement nouveau. Les deux, en même temps. Depuis Aristote, la logique élémentaire s’est construite sur le principe du tiers exclu. A et non-A ne sont pas compatibles, sauf à considérer la contradiction comme le fondement de la déraison. Macron récuse Aristote. Vaste ambition ! C’est cela, la révolution.

mercredi 10 janvier 2018

Le bonjour d'Alberto

Brûlante, épaisse, présente humanité de Giacometti. Tignasse ébouriffée, feulement rauque d’une voix sans loi, visage labouré par la nuit. Humilité dit Genet. Humus, homme de la terre, né d’elle, et sous les pelletées.
La main de Giacometti sculpte, lacère la pierre, scarifie un corps, une chair de plâtre, ébauche une tête. Fragile tête de préhistoire humaine, de vieil animal à écailles. La tête insaisie, comme l’infini d’un ciel. Visage qui s’échappe comme le galop d’un cheval. Visage dans sa nudité. Giacometti exprime le cri radical de Lévinas. Il exhibe ses doigts au travail comme des quartiers de soleil. Il ne baisse pas la tête. La regarde en face. Il la re-garde, la garde deux fois, la garde pas. 
Giacometti chiade les encoignures de la matière, reproduit des scalps en figurine, brandis à bout de piques. Tête d’épingle métaphysique, tête d’allumette qui flambe dans le néant. Giacometti, bougre d’artiste à trogne flagrante, arpente l’atelier de moine aventurier, en personnage de La Strada. Percheron de l’exacte beauté, Giacometti secoue l’encollure. A cause des mouches sur le visage, sur le dessin. Dénégation de la lèvre, compassion aux yeux rougis, brumeuse lumière de tabac gris qui rayonne en dedans. Charme sans mièvrerie, charme de chevalerie.
C’est le magnétisme d’un feu de broussailles, en plein désert et paysage de rocailles. Main de Giacometti qui manie, maniaque. Main qui touche, intacte. Sortilège d’une sculpture pascalienne, dont les gestes esquissent la frêle tige humaine, le crayonné d’un roseau pensant. Vrai génie de la simplicité.