lundi 7 novembre 2022

C'était hier

« C’était hier. A la table du conseil des ministres, on dénombre quatre présidents. De Gaulle est entouré de Pompidou, Giscard, Chirac. A sa droite, « l’ami génial », Malraux. La témérité de De Gaulle a fatigué d’avance les générations ultérieures. Après, bien après de Gaulle, elles gouvernèrent avec l’énarchie du désespoir. Dans le « refaire la France » de De Gaulle, ce n’est pas la France - comme aujourd’hui – qui gênait. C’était « faire », l’introuvable « faire ». Au sens des petits gars de l’île de Sein. » Ces phrases sont extraites de « C’est encore loin de Gaulle ? » (Editions du Bon Albert, 2002) et de « La fin des haricots » (5 Sens Editions, à paraître).

vendredi 4 novembre 2022

L'homme au sourire violet

« De Vincennes, Serres a marché le long de la Seine jusqu’à la Madeleine. Abdelwahed, le disciple d’Itzer, l’accompagne, écoute Michel disserter sur l’opéra, évoquer Garnier, l’architecte, successeur de Baltard à l’académie des Beaux-Arts. Serres apprécie Deleuze, le désigne comme « un ami de vieillesse ». Tous deux ont musardé par les mêmes sentiers vicinaux, les chemins de terre accidentés, voire à travers champs, au détriment des lancinantes autoroutes de la pensée. L’un et l’autre considèrent que les concepts sont des personnages vivants, des figures de chair. Serres s’assied par terre, s’adosse à l’armoire blanche. Nous sommes allongés sur le lit de la chambre. J’actionne la télévision. Deleuze parle de « l’acte de création ». Le philosophe au shetland mauve a enregistré une conférence éblouissante à l’école de cinéma du Trocadéro. Il inaugure une collection de vidéos prestigieuses. Je propose à Michel de prendre le relais, dans le sillage du penseur spinoziste. Serres se relève : pacte conclu. Sept ans plus tard, Gilles Deleuze quittait ses amis, pas ses lecteurs - pour aller acheter des cigarettes, aller voir ailleurs s’il fait bon mourir. A Saint Léonard de Noblat, l’homme aux semelles rebelles pensait à la petite reine, l’autre, pas celle de Fausto Coppi, la jolie Sophie qu’il aimait sans mesure. Deleuze ressemblait à l’homme de terre, pas à l’homme de tête, qu’il s’était faite, qu’il avait si merveilleusement faite. Deleuze donne de quoi vivre pour l’hiver, se vêtir la peau et les os quand il fait froid sur les idées, de quoi penser jusqu’à l’été. Sans philosophie fixe, il se meut dans les saisons, il émeut par les mots, il est mort d’un claquement d’aile. Shetland de jeune homme, visage brave, Gilles Deleuze tend une main de prince, une poigne d’Idiot, confie au temps sa noblesse et ses lettres. « Le peuple manque » disait-il à propos de l’artiste, après Paul Klee. Il lève sa plume d’oiseau urgent. L’homme au sourire violet s’en est allé. Loin des veules, près du peuple à venir. Les deux amis de vieillesse sont désormais enterrés entre Garonne et Haute-Vienne. » Ce texte est extrait de « Les fées de Serres » (5 Sens Editions, 2021, pages 35/36)

jeudi 3 novembre 2022

Gracq

« J'exhume Gracq de la brume. J'hume le volume. On a déterré des liasses de phrases, des cahiers d'écolier, de la taille d'une boîte de cartouches. C'est un livre sur le chemin de ronde, autrement dit sur le monde. Louis Poirier règle ses arriérés à la postérité. Gracq et son gang - Hal, Lero, Bertold vaquent à leurs besognes vagabondes. Ils veillent aux embuscades barbares. "Elle s'appelle Aega" nous confie l'un des gars. Gracq s'enrubanne d'illuminations guerrières. Sa dépense littéraire est somptuaire. Dans la splendeur d'une géographie, Gracq risque sa peau, frotte ses mots à la terreur de la terre, cogne le heurtoir d'Aega. J'ai fini la fine bouteille d'alcool gris, d'étiquette Corti. Les Terres du Couchant nécessitent une cuillerée en se levant. Page cent neuf, Gracq croque un profil de lecteurs : "Lero reposait exsangue et paisible, avec cette espèce de sourire qu'il avait et que Bertold appelait en riant son sourire privé - un étrange sourire de consentement et de connivence, pareil à celui qui vous reste parfois sur les lèvres en refermant un livre." Plus loin : « Gracq publia un récit absolu. J'en exhume deux majestueuses séquences. Grange voit l'horizon comme une étrange illumination. Il règle son regard sur une démarche enjouée, la liberté à cloche-pied, la frivolité d'une petite fille isolée, sur la laie des bois de Moriarmé. Le soldat trouve une proie à portée. Gracq, chemin faisant, dans une nature où l'homme exerce une filature, métamorphose une gamine en femme endeuillée. Mona accepte le duel comme une douceur, consent au rêve comme à une trêve, tend sa joue comme on s'amuse à la balle. Mona nomme une solitude, un isolat, l'anonymat d'un monde. A hauteur d'elle, le soldat identifie le paysage de son exil. "Je ne déteste pas faire la guerre avec des gens qui ont choisi leur façon de déserter". L'attente, avec un trou, désigne un attentat. La guerre a perforé les chairs. Le blockhaus est réduit à un tas d'os. Grange se hisse jusqu'à la maison de Mona. Gourcuff l'a lâché. Il est blessé. Il traîne sa jambe endommagée par le layon qui mène à la maison abandonnée. "Tout une saison" pensait-il. Il se demandait s'il l'avait aimée. C'était moins et mieux: il n'y avait eu de place que pour elle". Plus loin encore : « Des carnets de Gracq, on grappille des miettes comme l'étourneau fait du cerisier un banquet, on se satisfait au hasard des plis d'accordéon du volume, de ses pages sonores, d'une ou deux phrases, comme d'amicaux saluts, sur l'art de se taire, d'écrire, de saisir l'éphémère. "J'ai retrouvé dans un bref récit de Patrick Modiano, qui s'intitule Villa Triste, ce climat recueilli et paisible de deuil blanc - ces mails frais ratissés chaque matin de leurs feuilles mortes, ces tilleuls, ces hôtels en crème fouettée... ces bourgades thermales fantômes de l'automne où les passants semblent à la fois plus légers et moins bruyants qu'ailleurs. Et c'est un beau livre" (En lisant en écrivant, Librairie José Corti, page 279, 1980). Liberté Grande et Villa Triste sont des titres magiques. A feuilleter les livres dont ils sont les sourires d'hospitalité, on bouscule une amitié, on trahit une blessure. » Et enfin : « Introuvable dans Le Littré, ce mot de Gracq, « requimpette » qu'il affecte à Steinitz, génie bouffi des échecs, et qui veut dire "petit manteau". La même voix enchanteresse asticote ma paresse. Gracq la réveille des ses Carnets magiques. "Quand je lis Nabokov critique, passe jusqu'à moi chaque fois le bienheureux désespoir qu'il ressent de ne pouvoir transmettre à l'auditeur ou au lecteur le bonheur de langue, la félicité littéraire native propre à Gogol ou à Pouchkine, le sentiment que de tels écrivains sont terrés dans leur langue, et aussi puissamment crochés en elle, des dents et des ongles, que le blaireau dans son réduit" (Page 235). On fait une croix d'un désarroi. Il me manque de cette terre dans la bouche pour lire en frère une littérature de souche à jamais étrangère. » Ces textes sont extraits de « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions, 2020) https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/322-dancing-de-la-marquise.html

mardi 1 novembre 2022

Questions pour un champion

Que devient un homme déconstruit dans une famille recomposée ? 49.3 ? Un seul 9.3, ce n’est pas assez ? Pourquoi pas 50, 100, 1 000, pendant que vous y êtes ? Aux hommes politiques qui ne rangent jamais leurs affaires, je rafraîchis la mémoire : « Les dossiers sont sur la table ». La Grande Muette est coquette. Les généraux de plateau sourient à l’animatrice du jury. Qui va gagner le concours de la plus belle pochette assortie, qui va gagner le concours de la plus jolie tache de rouge au revers de la veste ? Quand les radars des routes sont en panne, peut-on parler de « trous dans le racket « ? Faut-il cocher la case « haltérophile » pour « porter un projet politique » ? Voire toutes les cases ? Dans la rue, une dame m’interroge, me demande quel est mon « narratif » ? Je fais répéter. Le style émotif de Céline ? Mais je reviens à la question du départ. Obsédante à souhait. Que devient un homme déconstruit dans une famille recomposée ?

lundi 31 octobre 2022

Roger Nimier de la Perrière

Il est né à son heure, un jour d’octobre, le dernier d’ailleurs. « Choyé par des littérateurs du demi-monde, papillons noués au col, Roger Nimier fait l’aigle, un sourire d’enfant fier sur l’épaule de son père. Il s’accointe au Grand d’Espagne, s’acoquine à Céline. Mais dix années durant, un professeur de dictée, maître à Barbézieux, lui dit des horreurs, lui défend de s’amuser, de griffonner des romans. Qu’à cela ne tienne, il pique un sprint en pleine côte, histoire de faire mal et d’en rire, d’infliger aux coureurs de dictons l’impardonnable suprématie du talent, cette gaminerie d’enfant grave. La virtuosité vieillit mal, faite pour l’instant. Reste qu’elle périme d’un trait les écritures obèses, décomposées dès la première rampe, enrôlées par erreur. Que Nimier expédie les importuns à la ferraille dans ces voitures-balai « réservées aux grosses santés » instruit sur ses sentiments : bons comme sa littérature. Nimier, sabre au clair, précise l’attaque d’une phrase allègre, si aisément, montant sur ses grands chevaux. Au volant des studebakers, dans les bras de Lucia, la plus belle fille du monde, ou de Sunsiaré la Messagère, Roger Nimier aime éperdument les routes tachées de vitesse, écrit d’avance des petits livres en guise de faire-part. Avec cette mauvaise grâce de l’enfant dédaigneux, il remue les mots et les couleurs, crayonne indifférent, comme un nuage au vent, qui passe le temps. Avec les trains, les fous et les fermeture-éclair, on ne s’embête jamais puisqu’à l’occasion ils déraillent comme vous et moi. Celui qui, si gai, noircissait les pages et souvent les choses – « nous écrivons peut-être dans une langue morte » –, qui en fit son affaire, ravigota le roman d’une belle plume égarée, devint dans l’instant RN, squelette et emblème, initiales fatales de Route Nationale. Il faut se dépêcher de dire je, avant que ils, nous, vous, tu. C’est d’une littérature capricante dont j’ai besoin séance tenante. Roger Nimier de la Perrière est un auteur qu’on débusque là dans les fagots, derrière. C’est un flacon d’ivresse, ensommeillé dans une cave, une bouteille d’encre pâle qui étoile un calice. Il figure parmi les marmots les pires, les plus insolents, d’une république de mots, parmi les chenapans d’une cité des talents. Il baptisa son fils Martin, du nom de sa chignole Aston. L’homme travailla comme un nègre, mains nues, respectueux des paresses et des pègres. Morand est doublé sur sa droite, touché par la grâce du bolide. Durant dix ans, ils échangèrent des secrets, confièrent leurs humeurs, zébrèrent d’impertinences leur fière correspondance. L’art épistolaire est une école de virtuosité. Frivole est sa manière. Mais Nimier est du genre buissonnier. Il donne du fil à retordre au vieil ambassadeur. Morand s’amourache du jeune homme à panache. Roger Nimier songeait à acheter « une panoplie d’orphelin » à son Monsieur du Pimpin, l’autre Martin. À la hâte sur l’asphalte, l’Aston calcina deux corps. Nimier, trente-sept ans, Sunsiaré, dix de moins. Sunsiaré de Larcône mouillait encore les yeux de Guy Dupré, l’auteur des Fiancées sont Froides, cinquante ans après. » Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018, pages 36/37). https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

samedi 22 octobre 2022

Aujourd'hui, c'est la Saint Brassens

Une guitare. Une chaise. Non, un trépied. Soulier dessus, dans l'angle droit du genou délié. Brassens n’embrasse pas. Savoir de prostituée. Loin des morales de marioles. L'homme marmonne une chanson. Bougonnerie d'un malappris. Chair de poule devant la foule. Brassens a des yeux de prince arabe, un regard de seigneur oriental. Il est penché sur un for intérieur, pince une corde, souffle un mot, l'un après l'autre, par coeur. Il murmure un poème à fines dentelures. Il désenchante. L'homme est rugueux, véhément, affectueux. Simple comme bonjour. Giacometti de music hall. Textes millimétrés, taillés, rimés aux plus gracieuses sonorités. La Fontaine d'un temps de morne plaine. Et toujours ce regard sans collier, de longue indifférence, de lointaine nonchalance, de sombre sauvagerie, ces yeux sans esquive d'un timide Omar Sharif, au Sahara des solitudes.

vendredi 7 octobre 2022

Les yeux bleus

Pour nous les gueux, les yeux de président n’étaient jamais bleus. Naguère, les regards n’étaient pas clairs. Ils étaient noirs. De de Gaulle à Hollande, l’œil de deuil prévalait. Avec Macron, la République change de prunelle comme de chemise, ou de paradigme. Elle impose une transparence glaciaire. Elle nous fusille du regard. Jadis Hallier taxait Giscard de « colin froid ». Or aujourd’hui le pays est gouverné par un trio de colins hyper froids : Macron, Borne, Lemaire. Manu, Lili, Nono ont les yeux trop bleus. Glagla. Froid dans le dos. Ils nous réfrigèrent pour l’hiver.