mardi 18 février 2020

Une histoire de fou

Georges Bernanos est né le 20 février 1888. Il a 132 ans aujourd’hui, quatre fois l’âge du Christ.
L’œuvre brille comme l’étoile de ses yeux, sur la photographie d’illuminé, rutile inutile comme un brutal coup de gueule dans les belles lettres.
Il ose, Bernanos. Quatre fois l’âge du Christ: il n’a pas vieilli, n’a pas fléchi d’un iota. Bernanos ressuscite une joie, la lumière, la poésie du grand gars du Golgotha. C’est un artiste monstre. « Sous le soleil de Satan » calcine tous les bons sentiments.

Une histoire de fou. A dormir debout. Au grand soleil d’une vie achevée, l’homme de la croix fait face, attendant la relève. Foudroyé comme un orme centenaire, déchiqueté par ses ouailles. L’abbé Donissan est mort au confessionnal, dans la posture du vif. Mordillé dans sa chair, des chevilles à la tête, des mornes peccadilles qui laissent au paroissien ce teint de linge, ces traces de doigt. Le curé de Lumbres, visage de craie, est touché au flanc, arrêté par les chiens, dans le taillis de ses prières. Chut ! Donissan va dire un dernier mot, nous donner ce qu’il est, sa sainteté écartelée. Elle éclabousse aujourd’hui nos figures d’esthètes.
Bernanos a taillé l’abbé sublime à sa mesure, avec au coin des lèvres un sourire de chien, la rosée sur sa gueule. Ce grand bonhomme, engoncé dans sa soutane, parle d’une voix de soie. Il marche dans la plaine, hagard dans la nuit, converse avec le ciel et la terre, le diable et l’horizon, posant brutalement ce même regard, voleur de bleu. Quand il écoute les mots des hommes, il pince sa lèvre d’enfant sage, la tient sauvagement serrée comme un poing. Cette bête de somme et de prière fait un métier de pointe, au bout du désir. C’est parce qu’elle manque la cible des choses que la littérature est un roman-fleuve.
« Le Soleil de Satan est un feu d’artifice tiré un soir d’orage, dans la rafale de l’averse. » Georges Bernanos est cet archer de l’absolu, qui fiche un bouquet de flèches dans le mille du ciel bleu. Avec cette force bouleversante qui charrie la beauté, qui arrache d’une même cognée, les pans sauvages du monde et les larmes d’enfant. Il a l’étoffe, la toile de jute du romancier, la folle endurance des grands bâtisseurs de récit, ce corps de croisé saturé du sang de Donissan, et au-delà, cette fine poésie de l’œil qui fait les phrases exactes, comme des étincelles, scande et colorie.
Donissan, percheron de Dieu, secoue l’encolure, envoie Satan valdinguer dans les décors, va comme un cheval fou au spectacle de l’homme. Le harcèlement d’insecte fait mal, fait mouche. Au premier cahot du péché, il bute dans la nuit, dégringole comme « un pauvre homme à la gueule pleine de terre ». Au matin, Donissan répare la toiture du presbytère et pareillement rafistole les âmes, à corps perdu. L’homme aux brodequins tachés de terre subit le supplice des marchands de mots, ces fauteurs d’ordre, nouveaux curés des places publiques.
C’est pourquoi l’abbé prend l’air. Dernier aigle royal, le saint de Lumbres sait la victoire certaine du piapia. Les hommes sont là, frais et roses : officier de santé, parlementaire, académicien. Le vain gratteur de signes, Antoine Saint-Marin, capitaine au long cours des petites péripéties de lignes, déchiffre avec stupeur, sur les lèvres du pauvre confesseur, ce formidable cri d’adieu : « Tu voulais ma paix, viens la prendre ! »
Bernanos écrit haut, car l’enfant parle fort dans l’obscurité. Tout a déjà été dit, sauf les petites secondes d’une vie qui n’ont jamais figuré nulle part.
« C’est fait des douleurs de la terre, le meurtre. Tout vie est cruelle parce qu’on n’est jamais assez sensible, jamais assez prévenant de soi, des autres. » Avant de couper court, Staël, le peintre, fait signe aux enfants de l’hiver, qui rient au grand air du bonhomme de couleurs. « Mais le vertige, j’aime bien cela, moi. J’y tiens parfois à tout prix, en grand. »
« A la limite d’un champ de poireaux », Mouchette habite une maisonnée sans histoire et sans joie. Un beau jour, la petite fille à malice, aux « beaux yeux, couleur de violette », perfore le néant, déballonne l’enflure des gens de bien, des gens du bourg. « Que voulez-vous que je fasse d’un univers rond comme une pelote ? » Mouchette blasphème, puisqu’elle raille le bon sens des salauds, joue à chat avec cette réalité de haine, cet enfer de bas de laine.
Au château du marquis, l’ignoble brasseur dénature la douleur en doléance, voit d’un cri la destinée de l’effrontée : « Elle a du sang sous les ongles ! » Telle une balle de chevrotine, le picotement du mal est entré dans Mouchette.
Avec une attention précise, Donissan déracine la joie qui flambe en lui, et fait siffler, sur son dos de chair strié, la discipline de fer des flagellants.
A l’homme, cette poignée d’humus, il n’est de condition que le partage de la douleur. Au petit jour, les chemins du mauvais prêtre et de la fille perdue se croisent, sous une lumière oblique, dans une clarté de cendre. Donissan voit trop loin dans le cœur de l’enfant. Au fond des yeux d’homme, il lit comme on hurle, ses gros doigts repentis comme s’il fouaillait ses propres entrailles, l’insupportable litanie du blasphème ordinaire.
Hors toise, Bernanos envoie l’époque au diable, et son haleine de mandarine pourrie. Il obéit aux ordres, à l’injonction de Claudel : « Il faut prier car c’est l’heure du prince du monde ! » Bernanos sait de quoi il parle : « Le diable, c’est l’ami qui ne reste pas jusqu’au bout. » En ces temps de fanfare et de joueur de tambour, où les oreilles sont pleines d’affreuses rumeurs, les saintes voix de la beauté ont péri, ou presque. Aux irréguliers, à l’idiot des sentiers, Staël encore, du haut de sa peinture effarante, l’ordonne : « Exige l’exception, ce ton-là, sans y toucher comme un gris de Corot ! » A chaque mot, Bernanos tombe sur un os. Il tâche de vivre. Malgré tout. Il est mort à la première heure. Il refuse la première pelletée des cimetières de la terre. Il ne lâche pas sa révolte comme ça : « Ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. » De Bernanos reste La Joie, et le chant de Chantal. 

Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018, pages 79-82). L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

Une première version de ce texte est parue dans « Art politique et littéraire », numéro 1, revue dirigée par Grégoire Dubreuil, novembre/décembre 1987.


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