Je
songe à Lagarce, grand gars des lettres françaises, renégat de race. Un style,
c’est une manière d’être seul.
Aujourd’hui,
14 février, il a soixante-trois ans. Il est mort, il y a un quart de siècle, pas à moitié, tout
entier, sans avoir publié de petits feuillets. Son Journal est une splendeur, un
chef d’œuvre absolu, son théâtre est joué, reconnu, beau à faire peur. « J’étais
dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne ». Je suis au premier
rang. Je témoigne d’un ébranlement durable.
« Voir
la peau, les os, l’écorce d’un torse. Ne rien voir. Bander sa mémoire. L’arbre
se délabre. La neige est une cendre d’hiver. Il y a une cataracte de mots, cinq
filles comme des bougies, entre la vie et la mort. C’est au Vieux-Colombier, un
jour de février, Lagarce aurait soixante années bien tapées. Artaud a tailladé
les souvenirs, les accoudoirs du théâtre. Ici, on joue la comédie. On applaudit
des mains, Antonin. On écoute une langue française, on ose.
Une
émotion dégouline des tympans. Une phrase est une vague. Une autre phrase, une
autre vague. La terre est nue jusqu’au reflux. Des vagues viennent en
éclaireurs, un peu toujours les mêmes, avec ardeur. Une vague affectueuse qui
mordille les chevilles, les cheveux des filles. Une vague écumeuse qui creuse,
érode et ressasse une attente. Une vague rieuse et mystérieuse. L’écriture de
Lagarce est une continuelle rature, un incessant battement d’essuie-glace.
En
haut, un homme sur le carreau. A son retour de guerre, de colère avec un père,
les filles l’ont hissé dans sa chambre de misère. Lagarce écrit son acte de
foi, en connaissance d’une loi, en fin de sida. Il est mort déjà. Il rédige son
enterrement. Il est dans sa maison, une chambre froide, une cache d’enfant. Les
filles d’en bas pensent à l’au-delà, au train-train du tralala. Lagarce est un
jeune frère, un garçon téméraire qui revient périr en sa contrée première. Avec
un baluchon sur le dos, une vie de patachon, une vie d’histrion, et des gnons,
couturé de partout jusqu’au menton.
Les
filles, à tous âges, l’ont attendu comme des mouettes sur la plage. Ont guetté
les nuages. Lagarce taille les mots des funérailles. Il imagine les filles,
cabossées par l’immobilité, meurtries par la stérilité des rêves, infidèles au
chagrin sacrificiel, traîtresses d’une monotone tristesse. La péripétie de
Lagarce est « une blague de la vie ». Aux infirmières de l’attente
coutumière, le garçon, l’homme d’écriture donne à la deuxième des sœurs les
mots justes, sa version la plus pure : « Vous devriez m’aider. »
Lagarce
suit Koltès, s’efface, torse et faciès, dernière pelletée, travail bien fait.
Il mord la poussière à l’âge où Macron se proclame Jupiter. La vie de selfie ne
suffit pas au style de poésie. A la Comédie Française, Lagarce est dans sa
maison, cerclé de ses filles comparses. On ne réveille, ni les morts, ni
l’enfant qui dort. C’est un vrai dieu, invisible aux yeux. Il a figure de
prière dans le souvenir des pleureuses. Il a vu le soleil. On songe au Malentendu de Camus, à ce genre de crime
sur les lieux d’une chair identitaire, d’une mémoire de canine.
Charles
Juliet. Je lis des bribes de cahier. Je feuillette. Il cite Colette :
« J’appartiens au pays que j’ai quitté. » Inutile de tourner autour du pot, de
chercher midi à quatorze heures. Voilà le sujet. Une cataracte de mots, un acte
fleuve en écho. Clotilde de Bayser est la Mère du jeune frère. Elle règne en duègne, immense
comédienne. Les trois sœurs sont un bonheur de fraîcheur, de vivacité, de
féminité enjouée. Rebecca Marder, La Plus Jeune, tient la dragée haute aux
aînées tutélaires, éblouissante de furie, de sauvage gaminerie. Jennifer Decker
m’a soufflé. « Tu vas nous revenir du bal avec ta robe rouge de travers et
tu nous feras un enfant ». Sa liberté de rockeuse, sa spontanéité de
loubarde évoquent un coquelicot de sentier, une fille simple, au vent voyou
d’une jeunesse égarée. Les cinq actrices, gueuses, saintes ou garces, auraient
mérité un cinquième rappel, une ovation plus soudaine de la salle nationale. »
« Dancing de la marquise », 5 Sens Editions, à paraître en avril
2020
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