mardi 25 août 2020

La statue de Serres

La belle facture est règle d’or, politesse exquise. Les livres de Serres sont des recueils de science vive. Les fils de joie qu’il tisse, mot à mot, s’emberlificotent à plaisir. La beauté du métis fait œuvre. « Je suis une abeille ou une araignée, un arbre. Je ne vois plus la différence entre l’œuvre et la sécrétion ». Homme de parole publique, roi quelque part pressent-il, Serres fait de l’amphithéâtre, où il enseigne, un espace de sabbat. Nous sommes, ces matins forts, des compagnons de passage : la randonnée louvoyée du Nord-Ouest est donc une aventure risquée, inouïe jusqu’alors sur les berges de la Seine – le pari insensé de raccommoder les pans honteux de savoirs en haillons. « Le savoir naît heureux. Il se partage, heureux, sans se pouvoir diviser, il multiplie de soi les traits de la réjouissance. Il faut n’avoir jamais reçu la piqûre aiguë, délectable d’une solution ou d’une idée, n’avoir jamais évalué de fait son pouvoir thaumaturge, son buissonnement à foison dès qu’on la donne, pour se dessécher sur pied comme tant et tant, parmi un métier qui n’a cependant de rapport exact qu’au rire ou à l’eros ». La vie est un roman, policier qui plus est : l’histoire est un polar. La dalle du tombeau cache le meurtre, première fondation. Les rois de Rome se succèdent rituellement dans la monotonie de la loi de Lynch. Cent et mille salopards, étoilés autour d’une star, font un bon film noir : Rome. Bel objet de mort, foule cristallisée, la naissance d’une nation, primitivement. Rome analytique, historiée au scalpel théorique, est modèle cartésien. Dans son coin, Serres feuillette un album de fraîcheur : Romeo et Juliette, « faire un bouquet pour sa fête à Margot », plutôt que Rome et marquis de Sade, Tintin toujours. Dynamiteur de concepts, le vaillant philosophe soulève « accolades et parenthèses, synthèses par lesquelles nous mettons les multiplicités sous unités ». Or cet effeuillage herculéen fait voir noir : les pluriels et les affres d’un monde fastueux, grouillant dans ses grandes largeurs, mer striée ou marée humaine. Le monde tel quel, mélangé comme ses paysages, est comprimé sous concept. La science de l’homme, caverneuse, lacunaire, vertigineuse, advient patiemment. Nous sommes face à nous : points d’interrogation. Serres trace les linéaments d’un gai savoir dans les mots même d’une lettera amorosa. Diable d’homme, primesautier, ondoyant dans son « habit d’Arlequin », philosophie faite chair. Philosophe, c’est-à-dire marin, mathématicien, joueur de ballon, officier ou poète, il est l’équivalent général, le « vicaire » magistral ou le « joker » insaisissable de ses derniers volumes. Michel Serres multiplie les facéties, volant léger comme une mouche, d’une errance à l’autre : errare humanum est, Dieu merci. « C’est à l’erreur qu’on reconnaît la science, c’est à l’erreur qu’on reconnaît l’humanité ». Serres joue la rencontre et les eaux mêlées. La lavandière, sa conseillère, lui chuchote à l’oreille qu’il est du genre pas tenable. La philosophie irénique qu’il dessine minutieusement, ouvrage après ouvrage, se nomme comme elle s’écrit : sagesse de l’amour. « Je suis ici, seul, dans mon jardin. Mon carrreau et ma planche sont ma page blanche, ma houe est ma plume, j’aligne des sillons pour l’ensemencement. Je suis cultivateur, comme mon père, à bureau fermé, à champ clos, nous ne faisons de mal à personne… ». Sous les tréteaux haineux de la représentation, sous le sang des concepts et des jougs, dans les marges des livres savants, Michel Serres nous parle d’une embellie. De « ce jour de soleil et d’eaux basses où pas un homme ne souffrit ni ne fut mis à mort ». D’une voix chaude comme une poignée de mains. Au pays d’un roi de poésie – je le dis mal et de mémoire – on ne questionne pas un homme ému. Qu’il s’interroge ces derniers temps sur la statue de pierre ou qu’il invoque passionnément la philosophie, ne nous rassure pas trop. Michel Serres va se taire, un jour ou l’autre. Texte paru dans la revue Pandore (animée par Bruno Latour), numéro 24, juin 1983, page 45 Michel Serres est né le 1er septembre 1930. Ainsi soit-il, à la saint Gilles.

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