jeudi 26 août 2021

L'enchantement des métamorphoses

L’enchantement des métamorphoses De La Fontaine, Céline disait qu’il était « final ». L’œuvre du fabuliste clôt la pensée buissonnière de Michel Serres. L’essai posthume, reconstitué de ses papiers, fichiers et dossiers, déterrés de ses tiroirs, est un collage de textes épars, un embrouillamini de choix, la trace interrompue d’un livre entrepris, stoppé, repris au fil d’une vie. Deux projets se percutent ici qui lui tiennent à cœur. La légende des Fables – ou comment les lire – et l’ambitieux livre des prépositions qui expose la philosophie ultime de Serres. La pensée de cet athlète, esthète des grands textes, transite par les mythes, récits et textes composites. Serres et La Fontaine sont faits pour s’entendre. Le protégé de Fouquet et l’éblouissant Agenais rugbyman sont des moines défroqués. Sur le chemin de la rigoureuse attention, ils trouvent la contemplation du monde, le silence de la nature et de l’écriture. Les deux académiciens n’en demeurent pas moins remuants, distraits par les mouvements et circonstances, le jeu des genèses et des turbulences. L’un et l’autre renardent dans les fourrés, s’enchantent des bobards de lavandières et des racontars d’ivrognes. Le La Fontaine de Serres récapitulent trois de ses anciens livres, manuels de survie philosophique : Le Parasite, Statues, Variations sur le corps. Serres en a sa claque de la métaphysique comme philosophie première. L’ontologie rate la relation. L’être est un gros poussah vide, un gros mot creux, un sumo sans souplesse qui encombre la pensée. Serres se sauve de la figure trop stable de l’être grâce à de petits signes lilliputiens : les prépositions. Entre, avec, chez. Serres collecte les manières d’être, d’aller vers un complément, de coudoyer l’autre, de voisiner autrui, de venir au monde. Les prépositions chevillent la langue, opèrent l’enchantement des métamorphoses. Les animaux des apologues somment tous les rôles de composition des hommes. La Fontaine emprunte aux fabulistes grecs, latins, iraniens, indiens. Il s’inscrit dans le roman national de la littérature française comme Homère dans l’éducation grecque des origines. Il privilégie une sorte de féerie des formes, une indifférenciation des identités, à la manière d’Ovide ou d’Apulée. Mais d’abord. « Que suffit-il de savoir, que faut-il enseigner ? Les mathématiques et les Fables. Le reste est littérature » (page 58). Autrement dit, la rigueur et la fantaisie. Serres est formel. Leur alliage est gage de création. Les deux disciplines reines se frottent aux métamorphoses. L’inconnu des raisonnements est un équivalent général comme l’argent. La métamorphose est un passage à l’acte, le déni d’une définition. Elle résulte de l’expulsion d’un parasite. Serres s’interroge après Spinoza: Qu’est-ce qu’un corps ? « Le corps n’est pas, il peut. Il n’a aucune ontologie, il joue dans le virtuel. » (page 262). Et ce corps, La Fontaine l’incarne par Perrette. A la silhouette si légère. Perrette danse, virevolte, se promène dans le tourbillon des relations. Les prépositions sont des baguettes de fée qui transforment une réalité, la délivre des appartenances. Le corps n’existe pas. Il est possible, voilà tout. Si jamais il est, alors il chute. Il choie. Il perd la somme de ses déséquilibres. Il est malade. Malade comme une bête. L’animal des Fables, sans la métamorphose, n’est plus qu’un perroquet qui répète la même bêtise. Le corps est par essence déprogrammé. Or la danse figure la gamme infinie de ses métamorphoses. « Plus je pense, moins je suis moi ; plus je sais, plus l’altérité habite en moi » (page 323). « La Fontaine », Michel Serres, édité et présenté par Jean-Charles Darmon, Le Pommier, 2021

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