jeudi 25 décembre 2025
L’heure du goûter
Lauren Bacall m’a dédicacé son livre de cicatrices. C’était un jour d’automne, dans la librairie de Chardonne, la boutique Delamain des cognacs de Saintonge. Je me suis raconté une histoire de regard magyar. Sa mère était roumaine, son père polonais. Le diable est dans les détails d’Europe centrale.
Dans Matinales, Jacques Chardonne vend la mèche : « On veut une neige fraîche où personne n’a encore marché. » Chardonne taille le silence, cisèle un cristal musical.
Je lis Chardonne comme je prie la Madone. C’est « un maître à vieillir » disait Morand, un autre dur à cuire. Edmond Jaloux parla d’une prose argentée. « On ose à peine lire, à peine toucher ces pages, de peur de disperser cette poudre irisée » (Avant-propos de Femmes, Albin Michel, 1961).
Mitterrand aura cent ans. Les fils de vinaigriers jalousent les fils de cognaquiers. Derrière l’envie ou l’élémentaire sociologie, perçait une adoration de rejeton d’un même canton. Mais demain, sacré bonsoir, qu’on m’épargne les éloges d’un triste sire, d’un homme médiocre, d’une arsouille, comme seul l’étiqueta le grand Ponge. Je veux jouir d’une fraîcheur de neige, je veux lire Chardonne sans me dépêcher. Lentement, illico presto.
Mitterrand me ternit la compagnie de Chardonne. Il admire le styliste d’une haine de faux artiste. Le médiocre Rastignac jalouse les seigneurs du cognac. Il est aigre à cause d’une lignée de vinaigriers. Il baisse les yeux, fixe ses sabots. Boutelleau, il l’appelle monsieur. Comme un petit commis parle au marquis du château. Le ciel de Charente est zébré d’arrière-pensées déplaisantes. L’homme d’envie vénère l’ami de Blum. Il abhorre leur désinvolte complicité d’écrivains. Il ne pardonne rien à Chardonne. Il se sent provincial, prisonnier de grosses semelles, sans mépris pour l’idéal de Rotary. Bref, il me faut en disconvenir, me défaire d’un détestable imaginaire, revenir à l’auteur de Demi-Jour. Léon Blum, l’esthète rouge, encense Jacques Chardonne à la parution de L’Epithalame : « Je place très haut, pour ma part, l’écrivain qui a su débuter par cette œuvre d’élite. »
« La littérature, ce n’est pas un métier, c’est un secret ». Jacques Chardonne n’ébruite pas une confidence, n’évente pas l’évidence, la tient des lèvres d’un père écrivain, qui joue avec les mots, Georges Boutelleau.
Pour s’en persuader, il suffit de lire trois lignes, l’incipit de « Claire », le merveilleux petit roman de Jacques Chardonne, du début des années trente, du temps de Paul Doumer.
« La beauté de Claire, c’est elle-même. Claire est toute entière sur son visage et dans la forme de ses bras. Ce qui me plaît dans son esprit est visible sur ses lèvres. Je l’ai connue en la regardant. » Vrai génie de la simplicité. D’emblée, Chardonne impose une ligne brève, une phrase de cristal.
Edmond Jaloux est un préfacier stylé. Il préface « Chimériques », détaille l’admirable travail, au plus près de sa belle manière : « C’est une joie que de lire cette prose limpide et comme argentée, d’une cadence si subtile et que traverse une fine lumière spirituelle. »
Jacques Chardonne est un écrivain qui marche devant, seul avec le sentiment du présent. Il vise un cap lointain, une reconnaissance de vraie grandeur, un peuple littéraire, téméraires happy few, qu’il situe, tout au bout de l’écritoire, dans le futur.
De son vivant, les plus artistes se décoiffèrent. De Gaulle, de sa main, lui écrivit, à la parution de son dernier récit, deux ans avant sa mort : « Mon cher Maître, Vos propos comme ça m’enchante. J’admire l’ampleur et la désinvolture de votre pensée. Je goûte votre style pur et sans accessoires… ».
Il n’est pas rancunier, le général à son bureau de l’Elysée, à sa table de Colombey. Il sait que le talentueux écrivain s’est fourvoyé pendant la guerre, s’est entiché de national-socialisme, presque par étourderie nous révèle un biographe. Mais à la différence de Morand, son épistolier préféré, Chardonne n’est pas soupçonnable de la moindre virgule antisémite.
Chardonne est né dans l’anonymat d’un 2 janvier. Il meurt dans une quasi clandestinité, en plein barouf émeutier de Mai 68. Chardonne, les dates tombales en témoignent, fuyaient comme la peste la visibilité, l’obscénité d’une publicité.
« Les écrivains ne lisent pas, ils goûtent ». (Propos comme ça, 1966). Chardonne hume une phrase comme un dernier cognac. Chardonne se lit mieux, vieilli, à l’heure du goûter, avec la gourmandise du scrogneugneu. Dix ans auparavant dans Matinales, il évoquait une même sensibilité au charme indicible que Vladimir Jankélévitch, une parenté en friche : « Ce presque rien qui porte en lui la mort ou la vie, c’est le style ».
A propos de « Demi-Jour » (1964), Alexandre Vialatte lâcha tout à trac : « C’est la fleur d’un art et même d’une civilisation ». Question ?
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