samedi 18 février 2012

Après le ski, Dostoïevski

Missel aux fines ailes. J'ouvre le Pléiade, page à page, après mon père, cale mes yeux dans son lointain sillage. Je lis Karamazov par fidélité à la posture d'un père, à la ferveur d'un fils. Dans la mansarde de Sankt Anton, en pleine orgie de givre, la fièvre empourpre une chair. Je vais du pas du lecteur.
Après le ski, Dostoïevski. La littérature est une joie sans ratures. Elle dévaste l'habitude, suggère un sentiment de plénitude. Je me souviens du vieux Brasseur, trogne d'ivrogne, formidable acteur du passionnel polar. Je revois la figure ravagée de Smerdiakov, la vénéneuse bâtardise de Garrel, merveilleux Judas russe.
Je veux lire car je veux savoir. Réquisitoire du procureur, plaidoirie du défenseur. On songe au théâtre de Koltès. On ne lâche pas une ligne, un espoir, une émotion pour un empire. Michaux parle de "connaissance par les gouffres". Au voisinage de l'idiotie, le génie nous saisit, nous agrippe par la manche, envoie valdinguer la mièvrerie ordinaire des petits récits du dimanche.
On ne sort pas sauf des Karamazov. Les mots vivent dans un monde sans enclos. J'y cultive un jardin de coquelicots. C'est le rouge écarlate qui sied à son genre de beauté.


vendredi 17 février 2012

Elysée ou récré ?

L'arène électorale emprunte sa bande-son aux cours de récréation. Les écoliers à genoux cagneux soufflent leur texte aux candidats à la finale. Deux caïds rivaux terrorisent les petiots, les baillonnent à des poteaux, loin des grands médias. Les deux chefs de bande se bagarrent comme des chiffonniers. Ils jouent à qui sera président à grands coups de gueule véhéments: "C'est celui qui le dit qui y est !".
Nicolas, plein de hargne, traite l'affable François de "menteur". Soir et matin. Il oublie la cuillerée de midi. François, très colère, taxe le taquin Nicolas de "falsificateur". Bref, on en reste aux idées minces de l'âge des culottes courtes.
Je vois mal la "France forte" dans des chamailles de pareille sorte. "Le changement, c'est maintenant" ? Je crains que non. Briguent-ils l'Elysée ou le leadership de la récré ? Jeux de mains, jeux de vilains: rien de nouveau sous le soleil politicien.

mardi 14 février 2012

Cahin-caha

On oublie l'émotion. L'émotivité passe, le chagrin reste. Vaste et dévorant. Il nous travaille au corps, troue des encoches dans la chair. La douleur des entrailles, c'est le vrai lieu de nos retrouvailles. On ne soigne pas les blessures de père.
L'esprit de papa n'est pas là, n'est là pour personne. Il a fui la dernière pelletée. Il a laissé tomber sa propre tombe. Il court dans les bois. Il est dans notre sang. Il écorche notre mémoire.
Depuis qu'il est parti, qu'il s'est sauvé de sa chienne de maladie, nos yeux sont embués, mais nous voyons, nous voulons voir son regard qui rit. Son visage est une bougie dont l'ombre dessine notre vie. Sa bonté loge à côté, nous garde des vanités. Nous ne sommes libres que de l'aimer.

Léaud the last

Léaud, l'insolent phraseur, ne s'assied guère que pour se lever d'un bond ou d'une colère. Il change d'habit comme de survie, de chandail comme de travail. Il acclimate sa trogne à sa besogne. Truffaut lui confie ses missions commandos. Il court vers l'idée fixe à la vitesse du risque.
Léaud a peur du noir. Il est planté dans la salle à manger du dimanche. La petite Jade s'amuse de marmelade et de biscotte. Léaud feuillette un petit ouvrage sur Staël. Il ne regarde ni ne se tait: il parle à livre ouvré.
Léaud remonte le drap. Il a peur des apparitions. Il redoute les sortilèges de Fabienne, la subtile blondeur de la femme du chausseur. Léaud plonge ses doigts dans le sucrier. Léaud s'échappe, déserte l'intimité d'un visage en liberté.
Delphine Seyrig, évolue de côté, lance sa hanche d'un mouvement bégayé. Delphine Seyrig suggère une musique sans hier, joue de sa voix comme d'un léger trouble. Léaud, Seyrig sont des acteurs flagrants. Avec le temps, ils ont confectionné du présent, de la confiture de l'instant pour les matin, midi et soir d'un siècle en pleine déconfiture.

lundi 13 février 2012

L'introuvable Chirac

Sur deux colonnes, en autant de lignes que de personnalités signataires, Le Monde déploie le panégyrique d'un homme anciennement président, "fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui". La phrase finale des Mots s'applique à merveille à Jacques Chirac. C'est un homme sans qualités, à la Musil, lisse de visage et de culture irrégulière. Il s'est interdit le faux nez de la puissance et les postures de la vanité. A l'histoire des manuels, il préfère l'anthropologie des rebelles.
Or la clarté d'un tel portrait à plusieurs plumes masque le mystère Chirac. L'homme des foucades au stade de France et des ruades en Israël ne lâche rien sur son énigme. C'est un bloc d'étrangeté, cuirassé d'un excès de simplicité. Il reste impénétrable comme un fragment d'Héraclite. On le croyait creux: il était rare. On ne lira jamais ses arrières-pensées de prompteur. On ne déchiffrera pas son bouleversant regard d'égaré. Chirac est un Poulidor vainqueur, sans stratégie voyante, sans intelligence criarde. On n'est pas près de comprendre ce savoir-faire d'improbable homme de la terre, de paysan ministériel à patois mécanique, de technocrate à mallette au know-how de péquenot. On ne trouve pas ce genre d'énergumène sous le sabot d'un cheval. Son vieux peuple va devoir cravacher pour rattraper sa bévue.

Sankt Anton

La langue est germaine mais jamais n'aboie. La neige blanchit le timbre de la voix. La femme est brune au Tyrol, comme ses cousines d'Italie. Il y fait un froid de gueux. On s'emmitoufle sous le ciel bleu. Pas une parcelle de peau n'échappe à la loi du tricot.
Le village s'ordonne entre les joues rugueuses des hauts massifs. On y chemine par la grand rue. On y sent la santé et la paix. La neige amortit les bruits. La bière s'y boit dans une joie mesurée.
Johanna est la maîtresse des lieux. La maison s'étage sur trois niveaux. On gravit l'escalier décoré d'objets de naturelle naïveté. Un chien au pedigree de pierre sommeille sur un canapé d'angle.

vendredi 10 février 2012

Nègre, hors lexique

Le mot "nègre" est ressenti comme une insulte. En revanche, le Niger est une nation dont le nom n'offusque personne. Jean Genet intitule sa pièce "Les Nègres". Bernard-Marie Koltès écrit "Combat de nègre et de chiens".
Le mot n'est pas fréquentable pour autant. On lui dénie sa noblesse. Il sent le soufre sans autre forme de procès. La pensée convenable lui préfère "Black", plus moderne ou moins français, pour ne pas avoir à dire "Noir", ce qui nous ramène à "Nègre".
Le parfumeur Jean-Paul Guerlain, condamné pour injure raciale, s'est livré à cet autoportrait : "Je me suis mis à travailler comme un nègre". Il parlait de création. Il causait métier. Il est bien sûr discutable d'invoquer la couleur de peau pour justifier la performance au boulot. L'expression usitée valorise la capacité de travail de l'homme noir. A mes yeux, elle ne serait blâmable que dans un sens contraire, si elle signifiait l'indolence ou la paresse.
Dans la même veine, la langue des dictons désigne le costaud de "fort comme un Turc" ou l'ivrogne de "saoul comme un Polonais". Nul tribunal ne s'en émeut.