jeudi 24 mai 2018

Le Général de Gauche

Vert bouteille. Elle rutilait dans ses chromes. La Mercedes de l’oncle Hubert glissait en majesté sur l’asphalte clair. L’industriel jouissait d’une beauté irréelle. Il avait soixante-trois ans - « l’âge de Sartre » me confiait-il -, ressemblait à Gary Cooper. Il avait baptisé sa maison de bord de mer, Villa Alamo, à cause du film de John Wayne. Dans les restaurants, on lui réclamait des autographes, une brève signature, à montrer plus tard aux enfants.
Ce grand vieil homme m’impressionna, m’éblouit toujours, au point de demeurer, gravé dans la mémoire, un modèle à respecter. Il gara sa limousine à l’Alma. Nous étions cinq à nous extraire de l’habitacle : tante Jacqueline alias « la baronne du coton », mes  parents embringués dans la fête et moi, aussi de la partie. L’oncle Hubert aimait à naviguer, à regarder la mer. Ses yeux bleus fendaient l’obscurité d’une peau burinée, entaillée des plis du travail accompli. Il jouissait d’une criante légitimité plastique. Une sensuelle nature l’avait doté d’une beauté absolue, d’une figure de seigneur, d’une preste silhouette d’esthète, d’un rayonnement solaire de gentleman farmer. Mais il y avait de la bonté passive, de l’attention précise dans sa manière d’aller, de jeter ses mots à la volée, d’échanger un regard, une émotion dans la conversation. Nous avions longé le fleuve jusqu’au Petit Palais où la foule ondoyait par le vent et l’émotion du moment.
La veille, nous n’avions pas manqué le raout des fidèles. Sur le canapé où se serraient de jeunes hommes choyés des fées, j’entendais des phrases obligatoires, plombées de certitude, qui contrariaient mes désirs.
« De Gaulle est un dangereux homme. Il a gouverné avec les communistes. Il n’aime pas le capitalisme. L’argent lui fait horreur. C’est un homme de gauche. » J’abhorrais  d’instinct ces suppôts d’un libéralisme hautain. J’étais sonné par ce discours de haine à l’endroit du chef que j’aimais. Charles de Gaulle était un maître d’école, un professeur d’histoire. Il m’enseignait la langue de Flaubert. J’aimais le comédien qui monologuait en alexandrins, causait du pays comme d’un sujet racinien.  
A la Concorde, nous nous sommes mêlés aux cortèges, banderoles et mots d’ordre braillards. A la campagne, d’où nous venions, on appelait ça « la cohue ». On n’en menait pas large. On a monté les Champs-Elysées avec sérieux, application, comme une dernière étape de Tour de France, en peloton.
Le soir, à la télévision, j’ai vu Robert Poujade, mon préféré à cause de son talent oratoire, coincé entre Malraux et Debré, tous deux enfiévrés, éméchés, à moitié déjantés. A les observer, je m’en voulais d’un manque de ferveur. Je rougissais de mon  assiduité d’élève trop sage. Pas grave. J’étais la bleusaille d’arrière-garde. De Gaulle était remonté sur son cheval.

Aucun commentaire: