dimanche 29 décembre 2019

Julien le Gaullien

Louis Poirier est mort un 22 décembre. C’était il y a douze ans. Julien Gracq avait quatre-vingt-dix-sept ans. Depuis, j’ai l’impression que la langue française est moins aimée.


 « Les livres à pensées dispersées de Julien Gracq - une demi-douzaine - consentent à cette politesse de vous laisser errer parmi l’éventail des pages. On ouvre le volume au petit bonheur. La main sent le grain cartonné comme l’écho lointain d’une paume. L’auteur nous invite au libre désordre de la lecture, nous convie au délicieux plaisir du vagabondage littéraire. Chaque phrase est vêtue d’une parure absolue, d’un habit définitif. Elle est une œuvre sculptée, en plein présent, sans avant ni lendemain. La phrase qui suit est un autre roman. Le livre entier est un chapelet égrené, phrase après phrase, où se récite l’artisanale prière. On range les précieux opuscules par couleur d'arc-en-ciel. On saisit l'ouvrage par la tranche ocre, entre l'olive et l'azur. On touche du doigt la jolie facture de la maison Corti.
Je suis gracquien, livre deuxième. Car l’histoire d’Allan et de Christel est écrite juste après Au Château d’Argol, l’œuvre inaugurale, saluée d’entrée de jeu par Breton, le maître de Gracq. A toute fiancée d’alors, j’abandonnais le précieux livre, le récit intouché d’une arrière-saison balnéaire, d’une attente et d’un secret, troués par la magie d’Allan, scandés par l’altier désœuvrement de jeunes gens hors du temps.
Gracq exécuta cette luxueuse nouvelle, ce petit roman à couverture d’azur, dans l’inconfort de la guerre et la promiscuité de chambrée. C’est un livre, venu de Silésie, qui ne lâche plus son lecteur, immobilise un cri. Il faut le lire haut, extraire les mots du silence, risquer l’aventure de la voix, donner aux voyelles leur couleur originelle. J’ai récité le texte de Gracq dans ma retraite à Highgate, en pleine lumière de Méditerranée, sous les toits de Paris, dans un grenier de Normandie. Je confiais à la phrase de Gracq le soin de réveiller le monde, d’imprimer sa marque sur les saisons, d’établir son style sur les choses de la géographie.
L’homme impose à l’époque sa stature d’artiste. Il a cent ans, mille ans, tout le temps devant lui. A l’heure où les regards se perdent, comme tant de métiers d’artisanat, où l’écriture n’est plus qu’un rictus de convention, une gênante réminiscence de la jouissance des sens, Julien Gracq est planté devant les eaux étroites du fleuve, simple et loin, dans la splendeur du travail fait.
L’écrivain Poirier domine la littérature du dernier demi-siècle, de la tête et des épaules. Il s’est tu, s’est retranché dans un silence fracassant, s’est consacré seulement à ses impérieux tourments. Bref, il s’est appliqué à polir sa manière de dire. S’il a parlé, c’est pour refuser net le trophée des lettrés. Il était dans ses livres comme l’ermite dans ses psaumes. Vers le grand âge, la ronde des admirateurs a raccourci ses cercles, a réduit ses manœuvres d’approche. Le déjeuner littéraire au bistrot du coin est devenu matière à publication rapide. Mais Gracq ne décernait pas de bons points à la cohorte des compagnons de l’hypothétique tour de France. Il remuait des souvenirs sans importance devant la Loire de son enfance.
Julien Gracq est le Charles de Gaulle de notre littérature. Les deux hommes ne s’accommodaient pas d’imprécision. Ils n’ont pas cédé sur l’essentiel : la grande querelle d’une France et de sa langue. Ils ont donc joui d’une infinie liberté dans leur discipline. De Gaulle appelle. Gracq attend. De Gaulle appelle de Londres. Gracq attend Irmgard à la gare de Brévenay. Le général provoque l’événement. L’écrivain guette l’instant plein.
De Gaulle a d’emblée recherché « un normalien qui sache écrire ». L’oiseau rare se dénomma Pompidou, camarade de Poirier. Julien le Gaullien, voisina dans les parages, voyagea dans les songes de « la princesse des contes », femme fatale des Mémoires de Guerre.
Il n’appartenait à aucune académie. A personne. Aux seules voyelles et consonnes. La mort du vieil écrivain est une plaie vive sans cicatrice possible. Un homme au long règne nous abandonne en rase campagne. Je me recueille à l’écoute des premiers accents de Parsifal. Je prie le dieu majestueux des beautés inexorables. Sans défense, nous sommes tirés comme des lapins, jetés dans l’errance d’une lointaine enfance.  
Tout va vite sous la dictée du souvenir. Escalier, rue de Grenelle. Destination Louis Poirier. Sonnerie timide et doux toc, toc. Personne. Je me sauve car j’ai peur. Je me réchauffe d’un rugueux florentin au chocolatier du coin. Ma jeunesse faiblissait. Je projetais un « Cinématogracq », festival imaginaire des films muets cités dans ses carnets non massicotés. Reste l’attente, le risque d’attentat, le désir et l’amour, les trois mots du Christ : « Noli me tangere ». J’ai aimé sans mesure le rituel somptueux d’Un Beau Ténébreux. L’irréalité d’Allan s’est plantée dans ma chair à pleines canines. Morsure d’une vie. J’étais peiné que Gracq  répudie ce livre de jeunesse. Il avait bouleversé la mienne et fléché sa sortie. Le marcheur d’après-guerre, professeur au lycée Malherbe de Caen, arpente la route qui chemine vers Villedieu-les-Bailleul. Au loin, à main gauche, Gracq désigne les bois ébouriffés. C’est la forêt de Gouffern : j’y suis né. Je suis né, pour la deuxième fois, d’une page des Lettrines. C’est un signe de la main, un bonjour de pèlerin. Nuit noire de décembre deux mille sept, nuit d’ardoise sur la splendeur des phrases. Rien de nouveau sous le soleil des voyelles. A ceci près, que la beauté est en péril. C’était de petits livres ouvragés, à peine cartonnés, de la taille d’une boîte de cartouches, qu’on s’échangeait comme des talismans. C’était une certaine idée de la dignité d’ouvrier.»

(L’amitié de mes genoux, 5 Sens Editions, 2018, pages 49, 50 et 51)

L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/192-l-amitie-de-mes-genoux.html


Aucun commentaire: