vendredi 26 mars 2021

Dominique de Roux

29 mars. Dominique de Roux est mort, il y a quarante-quatre ans. La grandeur était son genre de beauté. Quand j’ai lu Maison Jaune, j’ai su, j’ai pressenti l’enjeu fatal, la royauté absolue de la littérature. « Dans l’avion qui griffe le ciel d’Atlantique, je lis Maison Jaune. A trente-trois ans, on est mort ou père de famille. Ce qui est la même chose, plutôt deux fois qu’une. En route pour l’Amérique, j’ai rencontré Dominique de Roux dans ce drôle d’oiseau corridor. Un long bruit d’étoffe venait des réacteurs. D’autorité, j’ai décidé pour l’urgence : livre d’honneur. « Ce qu’il me fallait écrire là, c’est précisément le testament de ma jeunesse : l’écriture noire et blanche. » Arrivée à l’âge des couleurs, des livres peinturlurés qu’on jette à poignées, la littérature s’est enlaidie du cliquetis de ses bracelets. L’écriture noire et blanche, sous-titrée dans la langue d’avant siècle, se nomme encore cinéma muet. Elle laisse les restes et fioritures, je veux dire le parlant, aux assemblées de non-voyants. Car la couleur des origines, c’est la lumière de ciel par la fenêtre. D’où vient le luxe. Et les ombres s’y dessinent à plaisir. Chienne de lecture que celle de Maison Jaune, émaillée d’images de passe qui en filtrent l’accès. Aux premiers jours, la liberté est indémêlable de sa grande sœur, la fatalité. Toujours ensemble, ces deux-là s’entendent comme larrons en foire, nous trompant à l’excès derrière des masques de loups. Pour arracher le vocabulaire, il faut un retour aux sources. L’auteur de Maison Jaune est un bandit de grands chemins qui taraude la terre, couleur d’emballage, et chaparde les souvenirs aux branches, de ses poignets veinés d’encre. Dominique de Roux rôde sur les lieux d’un crime, sur les traces d’une jeunesse de sang. A la lettre, il écrit un livre de bras d’honneur. A mesure des chapitres, à mesure des cassures, les cercles s’amenuisent sans jamais neutraliser la proie du temps qui passe. L’écriture est celle d’un grand brûlé. Trouée comme un damier. Avec des taches de soleil sur le parquet des mots, couleur de missel. L’écriture grince pareille au bois de marqueterie, dans un cri d’os qu’on esquinte mais qui ne fléchit pas. Ce livre fait figure de débarras splendide, où vieillissent des pans de joie, où rutilent à peine déballée des fiancées mortes : « La mer, le soleil, les marées de fleurs et d’oranges, la Sicile merveilleuse. On fait tant de bicyclette, de tours en barque, de batailles de pamplemousses, et tout est si beau que je voudrais que vous voyiez. » Il entasse les cartes postales anonymes, New York et Wilhelmine, les maîtres Gombrowicz et Pound, les petits aussi, emmêlés dans leurs chaînes. Autant de paragraphes qui se querellent dans un embrouillamini de roi. Il y a plusieurs images par seconde qui se chevauchent. Et à la fin du livre, histoire de brouiller définitivement les pistes, la pellicule casse une fois pour toutes. Dans l’avion, un œil dehors, j’avais les mots du poète pour lire le monde, si bas de plafond soit-il : « …détresse que les passants appellent brouillard et qui est l’ivoire réduit à ses nervures… » Ce petit livre appartient à la tradition noire des recueils de prière, dont les mots se cabrent en faisant signe. Sur les visages, la mort souffle au plus près, leur donnant ce genre de beauté travaillée, si hautement sophistiquée. Je sais un peintre dont les plaies luisent au mur des galeries. A livre ouvert, j’y reconnais l’écriture, ébouriffée d’élégance, de Dominique de Roux. La poésie lacérée de cet homme est faite au couteau. Dans le secret de l’écorchure. Dominique de Roux imprime ses à-coups, joue avec le feu. La primitivité de plume est signe d’une civilisation de princes. Avec faste et mots de moine. Sur la page, des fragments de dureté précise se détachent comme éboulis de marbre. Dominique de Roux annonce la couleur : « Aristocratie et peuple sont du même bois. Et quand l’aristocratie est vaincue, le peuple est exclu. » Entre-deux, la morale des vainqueurs, gens des bourgs, qui manquent de corps, désespérément. Cette variété-là fait eau de partout, « inflammable pour n’importe quelle connerie ». De prime abord et jusqu’à mort d’homme, le courage aguerrit les meilleurs et les meilleurs seulement. De Céline, disait-il : « Ecrire, ce n’est ni faire carrière ni prolonger ses humanités. Il faut avoir la force, ne servir que sa vision. » Ou le rire de granit des statues de Fulda. J'imagine l'hôtel des Palmes à Palerme. Raymond Roussel, fils de famille, s'y suicida, jour de fête nationale. Au rayon déchetterie d'une librairie, je localise Locus Solus, au voisinage de Maison Jaune. Dominique de Roux efface Roussel. L'alphabet permute un but. Je m'enfièvre à pareil désert d'étagère. Maison Jaune, que Dupré étiqueta "chambre du roi", est une feuille d'automne qui pourrit sans ami. Un livre d'orgueil dort du sommeil du juste, abandonné des siens. Où sont Céline, de Gaulle, Gombrowicz, les petits soldats, l'armée des songes d'un enfant de Saintonge ? Maison Jaune fait tapisserie dans un coin de librairie. L'auteur du Cinquième Empire n'a peur de rien, pas même des doigts qui frôlent un squelette. Je peste contre un guichetier en livrée. Le Raymond Roussel de Michel Foucault est épuisé de toute éternité. Je revois l'émouvante moustache de François Caradec, son biographe, le doux regard d'homme de bar, sa trogne d'ivrogne. J'ai conservé sa lettre, joliment manuscrite. J'en extrais - comme un rite - le mot "luxueux" qui me rendit heureux. Le soleil chauffe la joue, démange la pointe des coudes. Savoir jouir. Autrement plus calé que de laidement travailler. Pas facile de se faire accepter, d'apprivoiser l'inutile. L'étrangeté fait aboyer un chien. Je songe à Dominique de Roux : "On fait des batailles de pamplemousse. Je voudrais que vous voyiez." Il taillade le dos d'une carte postale. Il écrit sa joie d'enfant à ses parents vivants. Maison jaune est un texte d'automne. Il est fini le temps des cartes postales. » Ce texte est extrait de « Dancing de la Marquise » (5 Sens Editions, 2020). L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexionpamphlet/322-dancing-de-la-marquise.html

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