vendredi 31 octobre 2025
Cent ans
Choyé par des littérateurs du demi-monde, papillons noués au col, Roger Nimier fait l’aigle, un sourire d’enfant fier sur l’épaule de son père. Il s’accointe au « Grand d’Espagne », s’acoquine à Céline. Mais dix années durant, un professeur de dictée, maître à Barbézieux, lui dit des horreurs, lui défend de s’amuser, de griffonner des romans. Qu’à cela ne tienne, il pique un sprint en pleine côte, histoire de faire mal et d’en rire, d’infliger aux coureurs de dictons l’impardonnable suprématie du talent, cette gaminerie d’enfant grave.
La virtuosité vieillit mal, faite pour l’instant. Reste qu’elle périme d’un trait les écritures obèses, décomposées dès la première rampe, enrôlées par erreur. Que Nimier expédie les importuns à la ferraille dans ces voitures-balai « réservées aux grosses santés » instruit sur ses sentiments : bons comme sa littérature.
Nimier, sabre au clair, précise l’attaque d’une phrase allègre, si aisément, montant sur ses grands chevaux. Au volant des studebakers, dans les bras de Lucia, la plus belle fille du monde, ou de Sunsiaré « la Messagère », Roger Nimier aime éperdument les routes tachées de vitesse, écrit d’avance des petits livres en guise de faire-part. Avec cette mauvaise grâce de l’enfant dédaigneux, il remue les mots et les couleurs, crayonne indifférent, comme un nuage au vent, qui passe le temps.
Avec les trains, les fous et les fermeture-éclair, on ne s’embête jamais puisqu’à l’occasion ils déraillent comme vous et moi.
Celui qui, si gai, noircissait les pages et souvent les choses – « nous écrivons peut-être dans une langue morte » –, qui en fit son affaire, ravigota le roman d’une belle plume égarée, devint dans l’instant RN, squelette et emblème, initiales fatales de Route Nationale. Il faut se dépêcher de dire je, avant que ils, nous, vous, tu.
C’est d’une littérature capricante dont j’ai besoin séance tenante. Roger Nimier de la Perrière est un auteur qu’on débusque là dans les fagots, derrière. C’est un flacon d’ivresse, ensommeillé dans une cave, une bouteille d’encre pâle qui étoile un calice. Il figure parmi les marmots les pires, les plus insolents, d’une république de mots, parmi les chenapans d’une cité des talents. Il baptisa son fils Martin, du nom de sa chignole Aston. L’homme travailla comme un nègre, mains nues, respectueux des paresses et des pègres. Morand est doublé sur sa droite, touché par la grâce du bolide. Durant dix ans, ils échangèrent des secrets, confièrent leurs humeurs, zébrèrent d’impertinences leur fière correspondance.
L’art épistolaire est une école de virtuosité. Frivole est sa manière. Mais Nimier est du genre buissonnier. Il donne du fil à retordre au vieil ambassadeur. Morand s’amourache du jeune homme à panache. Roger Nimier songeait à acheter « une panoplie d’orphelin » à son Monsieur du Pimpin, l’autre Martin. À la hâte sur l’asphalte, l’Aston calcina deux corps. Nimier, trente-sept ans, Sunsiaré, dix de moins. Sunsiaré de Larcône mouillait encore les yeux de Guy Dupré, l’auteur des « Fiancées sont Froides », cinquante ans après.
Nimier expédie d’un trait l’envie d’été : « Les pédales sont des embauchoirs, le volant un cintre. Il se dévêtit et courut se jeter à l’eau. »
Faites un plan. C’est en lisant Nimier, au début des « Épées », que je me remémore l’injonction d’adjudant. Faites un plan. Bon sang, oui. Une liste de courses sur un post-it. Ne rien oublier à cause du souci d’exhaustivité. Je compte sur mes doigts. Je numérote les parties. Je charcute tous azimuts. Je veux voir des titres, qu’une seule tête, et des chapitres.
Faites un plan. Je désobéis à l’impératif. Je n’ai pas d’idée sur ce que je vais dessiner. Je taille des phrases, je coupe des lianes, je pénètre dans une église sans vitrail. Je joins le pouce et l’index et trace un texte.
Faites un plan. Je perds mes moyens quand on me réveille au petit matin. J’ai le sentiment qu’on me tend une cigarette, qu’il est encore temps de faire une prière, et que si j’obtempère, je me conformerai aux critères d’une meilleure humanité. Je ne trouve pas de plan. J’ai cherché dans mes arrière-pensées. Les heures passent. La pendule tourne. Je n’aime pas les bidules. Je claque des dents. Je suspecte un désir de n’avoir rien à dire. L’Aston-Martin de Nimier me fait entrevoir le pire et le macadam, le chagrin des hommes.
Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, juin 2018).
On peut le commander chez l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/recit-de-vie-connaissance/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
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