mardi 5 novembre 2019

Tous les hommes s'appellent Bacon

La toile est un ring. Le boxeur est une viande d’abattoir, une chair incarcérée, un corps tordu de douleur. Bacon peint la contorsion. C’est son mode d’émotion. Ses autoportraits sont des selfies de bête traquée,  des bouts de visage tuméfié, des moitiés de trogne scarifiée.
Le boxeur est déganté, premier de saignée dans la tranchée, cogné de l’intérieur par d’indicibles démons. Manque à Bacon Jésus le guérisseur pour éradiquer le diable,  chasser Belzébuth, souffler sur sa gueule pétrifiée, ventiler ses narines de sordide miséreux.
La vitesse de la douleur est étourdissante, invite la bête à la danse, lui assigne une humilité d’homme, joue du fouet de palefrenier, du lasso de dompteur de chapiteau.
S’il y a la viande pantelante, son destin de charogne, il y a mêmement le cri primal d’homme qui longuement ressent le mal d’un flagellement dément.
La gymnastique du loustic est sans acoustique, murée dans une figure sans murmures. On dirait la haine d’une finitude, la rage d’une solitude.
Les anamorphoses de Bacon ne sont pas roses, mais couleur chair, teintée de vilaine terre. Le peintre saisit l’effraction, la torsion brute. Dans  ses courbures de hyène, le boxeur sans adversaire se retranche en ses entrailles, calcine une déréliction dans un soleil intérieur, pervers, d’hiver. Le pugiliste est un artiste. Un monstre.
De là jaillit la couleur impeccable, sans péché, rutilante, luxueuse luxure de peinture aux grands aplats satinés d’orange et de jaune, arrière-plans à vif comme des brûlures de glace.
Le boxeur est entortillé dans ses nœuds d’humanité musculeuse.  Il est coincé à perpétuité dans un cérémonial de cruauté. Le corps se distord, s’accroupit, se nourrit d’élans coupés, s’envenime de lents mouvements reptiliens. Bacon hurle une chiennerie, en farde la féerie. Tous les hommes s’appellent Bacon.

mardi 29 octobre 2019

Fred, l'interview




Pourquoi écrire Fred ?

Parce que c’était une nécessité, une exhortation intérieure, un diktat de mémoire. Fred, c’est en quelque sorte l’homme de ma vie. Je lui dois d’être né. Je lui dois surtout d’avoir continué l’aventure.
J’ai écrit Fred presque d’une traite, dans un bonheur presque irréel. J’ai rédigé sous sa dictée, exprimé presque sereinement, ses abîmes et ses vertiges. J’ai fait le portrait d’un artiste, non pas méconnu, mais introuvable, d’un artiste insituable, sans autre vocation que l’émerveillement, la contemplation des splendeurs du monde.
Fred, l’artiste sans œuvre, est un modèle, non seulement pour moi, mais pour tout poète authentique, tout créateur de beauté.
Le livre écrit, je me sens dépossédé. J’ai l’impression d’avoir abandonné Fred, de l’avoir évacué de moi, de l’avoir chassé à jamais. Mon corps s’est rabougri. Fred s’est extrait de ma chair. Il est devenu un objet nu, un petit bouquin, un modèle réduit comme un scalp d’Indien ou une photographie jaunie.
Moi, le criminel de ma sœur jumelle, je me sens désormais l’assassin de mon père, le tueur de mon ange gardien. D’une certaine manière, j’ai tué Fred en moi. Pour revivre en lui, il me faudrait le réécrire, sans jamais en achever le récit.
C’est pourquoi je suis triste, j’ai la sensation d’être vide. Ecrire Fred, c’était finalement une folie, un acte irréparable. Les injonctions de la mémoire sont toujours à manier avec des pincettes. On ne joue pas impunément avec des allumettes. Mais il est trop tard, un peu comme dans Pierrot le Fou, quand Ferdinand se peinturlure le visage en bleu, allume la mèche. Pas moyen de revenir en arrière, d’arrêter l’incendie. Avec Fred, j’ai touché à de la dynamite, je me suis amputé pareillement d’une partie de ma cervelle.
En attendant d’y voir plus clair, j’ai foncé, tête baissée, dans l’histoire de Tita. Il s’agit cette fois de la femme de ma vie. C’est important. Mais c’est une parenthèse avant de retrouver Fred, de le réintégrer à mon bord, de le réincorporer. Car il me manque. C’est un fragment de moi-même. Fred, c’est un livre sans fin. Plusieurs volumes n’y suffiront pas.
Drieu La Rochelle cite Nietzsche, en exergue des Notes pour un roman sur la sexualité : « On n’aime plus assez sa connaissance aussitôt qu’on la communique aux autres » (Par-delà le bien et le mal, 160). A vrai dire, j’ai le sentiment d’une pareille dépossession.
Mais au fond, l’enjeu de cet ouvrage, c’est de tenter d’accomplir un travail  qui n’a pas d’autre exigence que la beauté – je dis bien tenter, avec sa résonance d’échec – sur une œuvre d’art, elle bien réelle,  ancrée dans une chair,  déroulée sur une vie, évoquée ici par bribes, flashs, épiphanies, la vie d’un artiste secret, sans papiers, vierge de toute justification. Pour finir, je dirais de Fred ce que Nicolas de Staël ambitionnait d’être : « Mieux qu’un monsieur ». C’est en quelque sorte un sous-titre.

Comment définir Fred, en trois lignes ?

Fred, c’est un précis d’éthologie humaine. Je reproduis avec minutie les menus gestes et les élans naturels d’un corps singulier, les manières de se mouvoir, de s’émouvoir d’un homme secret, fastueusement sauvage, fulgurant.

Mais Fred, a-t-il vraiment existé ?

Fred a existé, de manière flagrante. Il a existé dans mon regard sans jamais le fuir. C’est seulement quand on me fermera les yeux qu’il fera ses adieux. Mais le livre, s’il est un récit vrai, s’autorise la liberté d’inventer, ou plutôt la possibilité de raffiner, de polir la réalité, de la rendre plus aimable. Car il en va de la santé de la phrase. Je me souviens du tournage de Deserto Rosso, le chef-d’œuvre de Michelangelo Antonioni. Il repeignait la nature, coloriait la géographie des lieux pour que le réel ne soit pas tel quel mais appartienne à son film. Toutes proportions gardées, j’ai peut-être procédé un peu comme cela. Dans un livre, c’est la sonorité du mot qui commande et le style qui gouverne.  Les fantaisies d’écriture ne sont qu’obéissance à cette loi.

On sent l’importance des signes, du regard des choses qui semblent décider de vos deux destins, qui déterminent la relation entre Fred et vous, l’auteur du récit. Pouvez-vous préciser le sens de cette communion ?

Fred est un forestier. Il plante des arbres. Il procède à des éclaircies, opère des dépressages, sélectionne les meilleures tiges. De mon côté, j’utilise le bois de trituration quand je confectionne un ouvrage. J’écris sur du papier qui fait écho à la forêt.
C’est un tandem, Fred et moi, qui n’aimons que les livres, qui sont notre trait d’union. Mais cela ne suffit pas. Fred lit les volumes de sa bibliothèque avec ferveur, avec une piété d’autodidacte. Il alterne Proust et Achille Talon, mêle Balzac et San Antonio. Il est possédé par les livres, tous les livres, les révèrent en silence.
Mais dans sa quête impossible, Fred veut davantage, non pas les écrire – il y a des scribes pour cela -, mais les polir, leur choisir les plus belles parures, peaufiner les reliures, les draper d’une royale majesté. Comme s’il voulait défier le temps de la décomposition, guerroyer avec la poussière, en découdre avec le néant. Fred pratiquait l’ironie comme personne. Jusqu’au dernier jour, me manquera son humour. Fred séjournait dans la dérision, sa véritable nation.

 Un dernier mot que vous aimeriez chuchoter à l’oreille du lecteur ?

Je continue l’histoire. Fred et moi, nous avions des complicités, aussi bien ancrées dans le passé que projetées vers l’avenir. A la fin de sa vie,  avant sa maladie,  nous avons évoqué l’idée d’ouvrir une librairie. Malheureusement, la belle intention est restée lettre morte. Alors faute de librairie, nous avons écrit un livre. C’est Fred, le petit récit d’aujourd’hui. Et au fond de moi-même,  je voulais qu’il appartienne au temps long, « qu’il survive à une mémoire vive ». C’est la dernière phrase de l’ouvrage.

Fred

Je publie mon cinquième ouvrage, le troisième chez 5 Sens Editions. C’est le portrait d’un père, le récit de l’homme de ma vie. J’éprouve une joie à regarder derrière moi, à dessiner une sorte de roi, un artiste sans œuvre. Sans doute, le plus sauvage, le plus secret. J’ai rédigé  Fred, sous sa dictée, exprimé dans ce livre ses abîmes et ses vertiges.

Il est en vente sur 5 Sens Editions à l’adresse suivante :
https://catalogue.5sens editions.ch/fr/belles-plumes/295-fred.html

Les bons libraires peuvent le commander sur la plate-forme interprofessionnelle DILICOM.
Le livre sera référencé sur les sites de la Fnac et de Décitre.


L’adresse mail de contact est : anne-lise.wittwer@5sens editions.ch

mardi 15 octobre 2019

La folie du flou

Il est une théorie algébrique dite des sous-ensembles flous qui introduit une gradation dans le concept d’appartenance. Elle modélise l’incertitude. La géopolitique moderne emprunte à pareille logique l’idée de frontières floues. A cet égard, l’exemple de la Turquie illustre l’embarras des esprits.  La vieille puissance ottomane est orientale et occidentale, en même temps, dans le même espace.
L’indécision est au cœur de l’habileté élyséenne. La stratégie de l’imbroglio  tord le cou à la logique d’Aristote et à son principe du tiers exclu : A et non A ne sont pas compatibles.
Macron gomme les contours de la contradiction : et de droite et de gauche. D’une certaine manière, il discrédite Descartes, il disqualifie la primauté de l’analyse. La pensée cartésienne procède au découpage, à la décomposition méthodique du réel.  A s’interdire le charcutage des choses, l’espace n’est plus nommable. Sans bord, il est indistinct. Le réel devient magma, le cosmos s’apparente au chaos. Il surgit d’un bloc, sans couture ni lisière, synthèse indifférenciée, objet d’étrangeté, monolithe indéchiffrable.
Cette torsion de la raison mène à la confusion des genres. La vie politique s’en ressent. Ainsi nos alliés Kurdes sont abandonnés à leur sort comme de vulgaires ennemis de guerre. Voici venu « l’heure, entre chien et loup, où l’on se méfie même de l’ami » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Qu’est-ce que la philosophie ? »).
Il est vrai que le réel n’est pas rationnel, que le discours de la méthode réduit la complexité du monde. Mais, a contrario, l’exaltation des espaces sans bornes et des visages sans cernes conduit à un embrouillamini conceptuel. La pensée est engluée dans l’indémêlable. S’interdire la limite plonge l’entendement dans une longue errance.
Une certaine folie du flou contamine nos pratiques. La Turquie de l’Otan bombarde nos amis. L’Europe des droits de l’homme gesticule, s’abreuve de paroles, se drape dans l’indignité morale. Plus que jamais, nous sommes des nains dans la main du continent américain. On se prosternera devant Poutine, notre absurde ennemi.
Le ministre de l’éducation ne souhaite pas le port du voile que la loi pourtant autorise dans l’espace public. J’en déduis, transitivité oblige, qu’il n’aime pas la loi de la République. Au voisinage d’explosives dissonances, la dérive des esprits progresse, les nations s’égarent dans la violence. 

samedi 28 septembre 2019

L'introuvable Chirac

Une sauvage végétation camoufle l’institution. J’ai gravi le raidillon d’accès, tapissé du miroitement d’un fleuve de signes. Le ressac des traces mène à Chirac. C’est un vaste musée, habité d’une poignée d’enthousiastes. L’exposition finissante ne passionne guère la population. Chirac achève une longue traque, un itinéraire sur la terre, à La Pitié-Salpêtrière.
Chirac est embaumé vivant, à son soleil couchant. Il s’est décanté, dépiauté d’une chair, s’est dépouillé, dépositaire de ses mystères. Le grand os du squelette s’effile jusqu’à la tête modelée, burinée, balafrée d’estafilades. L’échassier sculpté, voûté, courbé sous les intempéries, c’est l’homme qui marche de Giacometti. Chirac en sa Corrèze ultime, la planète, ressemble à Beckett, esquissé dans la glaise. C’est un gosse de onze ans, un chef de bande turbulent, qui des lumières du Rayol, barbouille une lettre d’amour à Marette - un sac avec son père pour son anniversaire -, scarifiée d’une bande de dessins de guerre: beurre, fromage, bifteck, vin, cigarettes.
Le grand Jacques rêve de victuailles, annonce la couleur de son légendaire coup de fourchette. Chirac a de l’appétit, de la sympathie pour les péripéties de la vie. Il sait sa finitude dans la connaissance des vieilles civilisations, dégringolées d’une splendeur vers la décrépitude.

   Chirac est conservateur. Il est le gardien de la maison. Il garde le secret sur ses tuteurs d’aventure : Vadime Elisseeff, son chef d’école buissonnière, au Musée Guimet, et Vladimir Belanovitch, son instructeur de russe. Car Chirac apprécie le souffle des grandes largeurs, le vertige des dimensions continentales, la beauté des horizons planétaires : la Russie, l’Afrique, la Chine. Il cause à Poutine, trinque avec Eltsine dans la langue de Pouchkine. L’inculte Chirac, Facho-Chirac, Supermenteur, sait la vérité des œuvres d’art, connaît Kandinsky comme peu d’érudits.
J’aime revoir Chirac, impatient, volcanique, nuque sous le capot, le nez dans sa quatre cent trois Peugeot, trifouiller dans le cambouis anonyme d’un moteur réfractaire.
Je découvre ici, en son mausolée désolé, abandonnés à de rares regards, deux figures Vili, d’artistes congolais, qui m’agrippent par les yeux et me cognent d’une bourrade dans le dos : une statuette magique, un chien d’errance tragique. De Pompidou, il a appris qu’on ne se couche qu’une fois.
Chirac va mourir, est mort, nous évitant le pire. Chirac est grand par son refus téméraire des « malheurs de la guerre ». Le veto de Chirac au simplisme de Bush est sublime de panache. Cet homme, fêlé de l’intérieur, - qui ne s’aime pas -, livre à notre mémoire un sens énigmatique, saturé d’interrogations millénaires.

   L’immobilité du terminus l’a réveillé. Chirac est descendu du train de l’Histoire de France pour prendre le chemin de ses tribunaux. Le vieux président multiplie les petites enjambées en tous sens sans jamais beaucoup s’appesantir sur leur finalité. Les couches de secrets sont épaisses. Le Chirac reposé des palaces marocains fait oublier l’ancien baroudeur des palais républicains.
Car il n’a pas toujours chaussé ses babouches d’amical grand père de la nation. Il est couturé de partout. Il trimbale une longue histoire derrière lui. Un jour, dans une autre France, il y a très longtemps, il s’est extrait du noir anonymat pour s’imposer à Pompidou l’Auvergnat.
Ce Corrézien à grand destin a fait des pieds et des mains, s’est donné un mal de chien pour décrocher la timbale élyséenne. Parvenu à demeure, propriétaire de la maison, Chirac tourne en rond. Il est embastillé dans les papiers. L’homme a besoin d’extérieur, d’exercices, de politique étrangère. Sans quoi, il s’enquiquine, maugrée, se tire une balle dans le pied. Trêve de blabla, il dissoudra l’assemblée. Sa gaucherie défraîchira la gauche. A long terme, l’idiot coup de poker devient un formidable trait de génie. Chirac scrute l’horizon. Il faut qu’il sorte, qu’il s’aère, qu’il serre des mains et remercie la famille de province. Il aime toucher la peau de paysan, la joue de jeune fille fraîche, la prendre par la taille et boire un coup de cidre.
Avec toujours ce sot sourire sans joie, ce meurtrier regard d’insatisfaction de soi. Chirac trimbale sa grande carcasse comme un gregario à l’ouvrage dans l’Izoard. C’est à l’énergie, malgré les quolibets, qu’il va la hisser au sommet. Cet homme, aussi lent qu’expéditif, hésitant qu’impétueux, revient du diable vauvert, d’une sorte de mort politique clinique. Il travaille comme un nègre, se prépare d’arrache-pied. Chirac a collectionné les trophées. Il s’est forgé manu militari le plus fleuri des palmarès de la République. De Gaulle, Pompidou, Giscard et Mitterrand ont tous les quatre mesuré du coin de l’œil ce fougueux secrétaire d’Etat, ministre et premier ministre. Chirac se regarde sourire sur le mur des mairies.
C’est un homme sans qualités, à la Musil, qui fuit l’étiquette et les effets de style. A l’histoire des manuels, Chirac préfère l’anthropologie des rebelles. Lisse de visage mais de culture irrégulière. Car il s’est interdit le faux nez de la puissance et les postures de la vanité. La volonté de cet homme seul saute aux yeux, agrippe le regard comme un phénomène atmosphérique. Cette rudesse au mal, cette ardeur à la tâche, cette furieuse envie d’en découdre masquent un souverain désarroi. C’est un homme d’habitudes que rassure la ronde des saisons. Il fait attention à l’ordre du monde, à la seule loi des émotions. Il leur obéit en soldat, charmé par ces choses de la terre qu’il relativise jusqu’au vertige. Cet escogriffe d’allure saccadée déplie sa haute silhouette de bipède précaire. Il figure l’homme à la mallette des cités grises.

Ni Giscard, ni Mitterrand, aucun de ceux-là, n’arrivent à la cheville de Chirac. Il n’ignore pas la petite vérité d’humus, le dernier secret du terminus, l’humilité humaine, terreuse sous l’ultime pelletée, la mort, cette main qui rompt la poignée de l’autre. Chirac sait l’histoire tragique. Il ne cherche rien, pas même la trace de l’ancêtre sapiens. Dans les conseils d’administration, où chaque président se conforme à l’attirail et charabia du pontife, joue violemment au chef pour intimider sa secrétaire, on raille à l’excès l’homme aux grands pieds.
Or l’homme aux grands pieds se fiche précisément des semelles, mais pas du vent. La poésie, il faut la taire, la terrer dans son sang, et vivre avec. Un soir de télévision, les yeux se perdent, son regard s’égare du sujet, dérive sans attaches. Une arrière-voix, comme on dit d’une fugitive saveur un arrière-goût, colore tout à coup les mots de sa gorge, rend ce phrasé rauque d’un père exemplaire, évoque l’âpre sonorité de tabac de Georges Pompidou. Chirac n’est propriétaire que d’un corps et d’une meute de souvenirs. Avec cela et rien d’autre, il a bricolé à peu près sa vie. C’est un candidat, un postulant à toute épreuve. Il s’efface du paysage à l’âge d’un cardinal à la retraite. Il ne sera pas du prochain conclave. Chirac voit de travers et n’entend plus guère. Il se voûte et même s’arc-boute. Il reste impénétrable comme un fragment d’Héraclite. C’est un bloc d’étrangeté, cuirassé d’un excès de familiarité. On le croit creux : il est rare. Chirac va débarrasser le plancher. Pas de trace. Pas de mémoires. On ne saura jamais rien de Jacques Chirac. On ne lira jamais les arrière-pensées du prompteur.
On ne déchiffrera pas son bouleversant regard d’égaré. Chirac trimbale un visage de vieil histrion d’Hollywood. Chirac va déposer les statuts de sa boutique d’antiquités. Il va discourir sur l’Asie, bonimenter sur la Chine, fourguer des bibelots japonais. Pas du tout. Il va faire la planche dans l’océan indien, se noyer dans l’anonymat du luxe bourgeois. Chirac va s’estomper dans nos souvenirs. A moins qu’il ne squatte définitivement notre tête. On risque en effet de succomber au charme entêtant d’un Chirac encombrant.

L’homme des foucades au Stade de France et des ruades en Israël ne lâchera rien sur son mystère. Il somme toutes les couleurs de l’arc-en-ciel : il est blanc, candide, candidat. Chirac est un Poulidor vainqueur, sans stratégie voyante, sans intelligence criarde. On n’est pas près de comprendre ce savoir-faire d’improbable homme de la terre, de paysan ministériel à patois mécanique, de technocrate à mallette au know how de péquenot. On ne trouve pas ce genre d’énergumène sous le sabot d’un cheval. Son vieux peuple va devoir cravacher pour rattraper sa bévue.
Chirac est un fils unique dont la seule boussole est un père magnifié. Il n’arrivera jamais à sa cheville. Aucune preuve ne suffit à ses yeux. L’introuvable Chirac loge sans doute quelque part, dans les parages d’un père inatteignable.


mercredi 4 septembre 2019

Passage Bavestrello

Sergio Larrain est né le 5 septembre 1931 à Santiago du Chili. A quarante ans, il se clochardise à cause des marchandises.
« Photographe, il s’est sauvé du monde bref. Il s’est retiré des hommes et de Magnum. L’homme qui regarde ne mâche pas un chewing-gum. Il goûte une joie. Il fuit le spectacle, il guette un miracle. Il n’imagine rien, pas même une histoire, ne trace aucun chemin, ne cède à nul espoir. Larrain va au vent, derrière les paravents. Il ne décolle pas sa joue du soleil, des conseils des grands ciels. La splendeur est au bout d’une lenteur » (L’amitié de mes genoux, 5 sens Editions, page 76).
Moi j’ai besoin des petites filles du passage Bavestrello à Valparaiso. Sergio a vingt ans. La photo m’obsède, presque cérémonieuse. Je me décoiffe devant l’image pieuse.

dimanche 4 août 2019

Splendide Monzon

Bouttier est mort. Mais c’est à Monzon qu’on songe. C’est une gueule d’Indien basané, échappé des taudis de Santa Fé. Un pugiliste artiste. Il est beau, presque lent, majestueux sur le ring. Il procède par coups de boutoir. Il est violent. Ne pas l’être aurait été une faute professionnelle. Il défenestre Alicia. Onze ans de prison.
Soixante-douze kilos, un mètre quatre-vingt-un, c’est un poids moyen, la catégorie royale,  le cercle des plus beaux corps du noble art. L’athlète à mauvaise tête, pommettes hautes et méplats osseux, est une bête analphabète, une boxeur aux poings fatals. Son style est un rêve de chorégraphe, une merveille de félinité. Il guette l’adversaire, l’ensorcèle, l’esquive, le touche. Fait mal, très mal.
Le divin Argentin a gagné tous ses combats de championnats du monde : quinze sur quinze, carton plein. Il est invaincu sur le ring, n’a jamais mis un genou à terre. Il a battu de sérieux clients, les plus grands pugilistes de son temps : Nino Benvenuti, Emile Griffith. Lors d’une permission de prison, « El Macho », son nom de scène, se tue au volant de sa guimbarde, la Renault fait sept tonneaux.
Encore aujourd’hui, Carlos Monzon fait de l’ombre au pauvre Bouttier dont Delon s’était entiché. Dans mon lit, un transistor collé à l’oreille, je suis leur combat, je prie pour l’Argentin.