samedi 28 septembre 2019

L'introuvable Chirac

Une sauvage végétation camoufle l’institution. J’ai gravi le raidillon d’accès, tapissé du miroitement d’un fleuve de signes. Le ressac des traces mène à Chirac. C’est un vaste musée, habité d’une poignée d’enthousiastes. L’exposition finissante ne passionne guère la population. Chirac achève une longue traque, un itinéraire sur la terre, à La Pitié-Salpêtrière.
Chirac est embaumé vivant, à son soleil couchant. Il s’est décanté, dépiauté d’une chair, s’est dépouillé, dépositaire de ses mystères. Le grand os du squelette s’effile jusqu’à la tête modelée, burinée, balafrée d’estafilades. L’échassier sculpté, voûté, courbé sous les intempéries, c’est l’homme qui marche de Giacometti. Chirac en sa Corrèze ultime, la planète, ressemble à Beckett, esquissé dans la glaise. C’est un gosse de onze ans, un chef de bande turbulent, qui des lumières du Rayol, barbouille une lettre d’amour à Marette - un sac avec son père pour son anniversaire -, scarifiée d’une bande de dessins de guerre: beurre, fromage, bifteck, vin, cigarettes.
Le grand Jacques rêve de victuailles, annonce la couleur de son légendaire coup de fourchette. Chirac a de l’appétit, de la sympathie pour les péripéties de la vie. Il sait sa finitude dans la connaissance des vieilles civilisations, dégringolées d’une splendeur vers la décrépitude.

   Chirac est conservateur. Il est le gardien de la maison. Il garde le secret sur ses tuteurs d’aventure : Vadime Elisseeff, son chef d’école buissonnière, au Musée Guimet, et Vladimir Belanovitch, son instructeur de russe. Car Chirac apprécie le souffle des grandes largeurs, le vertige des dimensions continentales, la beauté des horizons planétaires : la Russie, l’Afrique, la Chine. Il cause à Poutine, trinque avec Eltsine dans la langue de Pouchkine. L’inculte Chirac, Facho-Chirac, Supermenteur, sait la vérité des œuvres d’art, connaît Kandinsky comme peu d’érudits.
J’aime revoir Chirac, impatient, volcanique, nuque sous le capot, le nez dans sa quatre cent trois Peugeot, trifouiller dans le cambouis anonyme d’un moteur réfractaire.
Je découvre ici, en son mausolée désolé, abandonnés à de rares regards, deux figures Vili, d’artistes congolais, qui m’agrippent par les yeux et me cognent d’une bourrade dans le dos : une statuette magique, un chien d’errance tragique. De Pompidou, il a appris qu’on ne se couche qu’une fois.
Chirac va mourir, est mort, nous évitant le pire. Chirac est grand par son refus téméraire des « malheurs de la guerre ». Le veto de Chirac au simplisme de Bush est sublime de panache. Cet homme, fêlé de l’intérieur, - qui ne s’aime pas -, livre à notre mémoire un sens énigmatique, saturé d’interrogations millénaires.

   L’immobilité du terminus l’a réveillé. Chirac est descendu du train de l’Histoire de France pour prendre le chemin de ses tribunaux. Le vieux président multiplie les petites enjambées en tous sens sans jamais beaucoup s’appesantir sur leur finalité. Les couches de secrets sont épaisses. Le Chirac reposé des palaces marocains fait oublier l’ancien baroudeur des palais républicains.
Car il n’a pas toujours chaussé ses babouches d’amical grand père de la nation. Il est couturé de partout. Il trimbale une longue histoire derrière lui. Un jour, dans une autre France, il y a très longtemps, il s’est extrait du noir anonymat pour s’imposer à Pompidou l’Auvergnat.
Ce Corrézien à grand destin a fait des pieds et des mains, s’est donné un mal de chien pour décrocher la timbale élyséenne. Parvenu à demeure, propriétaire de la maison, Chirac tourne en rond. Il est embastillé dans les papiers. L’homme a besoin d’extérieur, d’exercices, de politique étrangère. Sans quoi, il s’enquiquine, maugrée, se tire une balle dans le pied. Trêve de blabla, il dissoudra l’assemblée. Sa gaucherie défraîchira la gauche. A long terme, l’idiot coup de poker devient un formidable trait de génie. Chirac scrute l’horizon. Il faut qu’il sorte, qu’il s’aère, qu’il serre des mains et remercie la famille de province. Il aime toucher la peau de paysan, la joue de jeune fille fraîche, la prendre par la taille et boire un coup de cidre.
Avec toujours ce sot sourire sans joie, ce meurtrier regard d’insatisfaction de soi. Chirac trimbale sa grande carcasse comme un gregario à l’ouvrage dans l’Izoard. C’est à l’énergie, malgré les quolibets, qu’il va la hisser au sommet. Cet homme, aussi lent qu’expéditif, hésitant qu’impétueux, revient du diable vauvert, d’une sorte de mort politique clinique. Il travaille comme un nègre, se prépare d’arrache-pied. Chirac a collectionné les trophées. Il s’est forgé manu militari le plus fleuri des palmarès de la République. De Gaulle, Pompidou, Giscard et Mitterrand ont tous les quatre mesuré du coin de l’œil ce fougueux secrétaire d’Etat, ministre et premier ministre. Chirac se regarde sourire sur le mur des mairies.
C’est un homme sans qualités, à la Musil, qui fuit l’étiquette et les effets de style. A l’histoire des manuels, Chirac préfère l’anthropologie des rebelles. Lisse de visage mais de culture irrégulière. Car il s’est interdit le faux nez de la puissance et les postures de la vanité. La volonté de cet homme seul saute aux yeux, agrippe le regard comme un phénomène atmosphérique. Cette rudesse au mal, cette ardeur à la tâche, cette furieuse envie d’en découdre masquent un souverain désarroi. C’est un homme d’habitudes que rassure la ronde des saisons. Il fait attention à l’ordre du monde, à la seule loi des émotions. Il leur obéit en soldat, charmé par ces choses de la terre qu’il relativise jusqu’au vertige. Cet escogriffe d’allure saccadée déplie sa haute silhouette de bipède précaire. Il figure l’homme à la mallette des cités grises.

Ni Giscard, ni Mitterrand, aucun de ceux-là, n’arrivent à la cheville de Chirac. Il n’ignore pas la petite vérité d’humus, le dernier secret du terminus, l’humilité humaine, terreuse sous l’ultime pelletée, la mort, cette main qui rompt la poignée de l’autre. Chirac sait l’histoire tragique. Il ne cherche rien, pas même la trace de l’ancêtre sapiens. Dans les conseils d’administration, où chaque président se conforme à l’attirail et charabia du pontife, joue violemment au chef pour intimider sa secrétaire, on raille à l’excès l’homme aux grands pieds.
Or l’homme aux grands pieds se fiche précisément des semelles, mais pas du vent. La poésie, il faut la taire, la terrer dans son sang, et vivre avec. Un soir de télévision, les yeux se perdent, son regard s’égare du sujet, dérive sans attaches. Une arrière-voix, comme on dit d’une fugitive saveur un arrière-goût, colore tout à coup les mots de sa gorge, rend ce phrasé rauque d’un père exemplaire, évoque l’âpre sonorité de tabac de Georges Pompidou. Chirac n’est propriétaire que d’un corps et d’une meute de souvenirs. Avec cela et rien d’autre, il a bricolé à peu près sa vie. C’est un candidat, un postulant à toute épreuve. Il s’efface du paysage à l’âge d’un cardinal à la retraite. Il ne sera pas du prochain conclave. Chirac voit de travers et n’entend plus guère. Il se voûte et même s’arc-boute. Il reste impénétrable comme un fragment d’Héraclite. C’est un bloc d’étrangeté, cuirassé d’un excès de familiarité. On le croit creux : il est rare. Chirac va débarrasser le plancher. Pas de trace. Pas de mémoires. On ne saura jamais rien de Jacques Chirac. On ne lira jamais les arrière-pensées du prompteur.
On ne déchiffrera pas son bouleversant regard d’égaré. Chirac trimbale un visage de vieil histrion d’Hollywood. Chirac va déposer les statuts de sa boutique d’antiquités. Il va discourir sur l’Asie, bonimenter sur la Chine, fourguer des bibelots japonais. Pas du tout. Il va faire la planche dans l’océan indien, se noyer dans l’anonymat du luxe bourgeois. Chirac va s’estomper dans nos souvenirs. A moins qu’il ne squatte définitivement notre tête. On risque en effet de succomber au charme entêtant d’un Chirac encombrant.

L’homme des foucades au Stade de France et des ruades en Israël ne lâchera rien sur son mystère. Il somme toutes les couleurs de l’arc-en-ciel : il est blanc, candide, candidat. Chirac est un Poulidor vainqueur, sans stratégie voyante, sans intelligence criarde. On n’est pas près de comprendre ce savoir-faire d’improbable homme de la terre, de paysan ministériel à patois mécanique, de technocrate à mallette au know how de péquenot. On ne trouve pas ce genre d’énergumène sous le sabot d’un cheval. Son vieux peuple va devoir cravacher pour rattraper sa bévue.
Chirac est un fils unique dont la seule boussole est un père magnifié. Il n’arrivera jamais à sa cheville. Aucune preuve ne suffit à ses yeux. L’introuvable Chirac loge sans doute quelque part, dans les parages d’un père inatteignable.


mercredi 4 septembre 2019

Passage Bavestrello

Sergio Larrain est né le 5 septembre 1931 à Santiago du Chili. A quarante ans, il se clochardise à cause des marchandises.
« Photographe, il s’est sauvé du monde bref. Il s’est retiré des hommes et de Magnum. L’homme qui regarde ne mâche pas un chewing-gum. Il goûte une joie. Il fuit le spectacle, il guette un miracle. Il n’imagine rien, pas même une histoire, ne trace aucun chemin, ne cède à nul espoir. Larrain va au vent, derrière les paravents. Il ne décolle pas sa joue du soleil, des conseils des grands ciels. La splendeur est au bout d’une lenteur » (L’amitié de mes genoux, 5 sens Editions, page 76).
Moi j’ai besoin des petites filles du passage Bavestrello à Valparaiso. Sergio a vingt ans. La photo m’obsède, presque cérémonieuse. Je me décoiffe devant l’image pieuse.

dimanche 4 août 2019

Splendide Monzon

Bouttier est mort. Mais c’est à Monzon qu’on songe. C’est une gueule d’Indien basané, échappé des taudis de Santa Fé. Un pugiliste artiste. Il est beau, presque lent, majestueux sur le ring. Il procède par coups de boutoir. Il est violent. Ne pas l’être aurait été une faute professionnelle. Il défenestre Alicia. Onze ans de prison.
Soixante-douze kilos, un mètre quatre-vingt-un, c’est un poids moyen, la catégorie royale,  le cercle des plus beaux corps du noble art. L’athlète à mauvaise tête, pommettes hautes et méplats osseux, est une bête analphabète, une boxeur aux poings fatals. Son style est un rêve de chorégraphe, une merveille de félinité. Il guette l’adversaire, l’ensorcèle, l’esquive, le touche. Fait mal, très mal.
Le divin Argentin a gagné tous ses combats de championnats du monde : quinze sur quinze, carton plein. Il est invaincu sur le ring, n’a jamais mis un genou à terre. Il a battu de sérieux clients, les plus grands pugilistes de son temps : Nino Benvenuti, Emile Griffith. Lors d’une permission de prison, « El Macho », son nom de scène, se tue au volant de sa guimbarde, la Renault fait sept tonneaux.
Encore aujourd’hui, Carlos Monzon fait de l’ombre au pauvre Bouttier dont Delon s’était entiché. Dans mon lit, un transistor collé à l’oreille, je suis leur combat, je prie pour l’Argentin.

mardi 28 mai 2019

Chardonne

C’était un 29 mai un peu particulier. Les enragés de Mai 68 tenaient le haut du pavé. Dans l’anonymat le plus absolu, un grand écrivain français, fils métissé de la porcelaine et du cognac, mourait à La Frette, à un jet de pierres des barricades parisiennes. 
J’ai voulu me souvenir du maître des lettres françaises. Deux de mes livres évoquent sa mémoire, son écriture libre et pure, le cristal d’un style de très haute couture.

 « On est lyrique quand on a rien à dire ; la moindre idée bien mûrie, cela vous coupe le souffle ». Chardonne vend la mèche »  (La cicatrice du brave, page 28)
 « Je lis Chardonne comme je prie la Madone. C’est un maître à vieillir disait Morand. Edmond Jaloux parla d’une prose argentée : « On ose à peine lire, à peine toucher ces pages, de peur de disperser cette poudre irisée ». Je veux jouir d’une fraicheur de neige, je veux lire Chardonne sans me dépêcher. Lentement, illico presto » (L’amitié de mes genoux, page 89).
 « Léon Blum, l’esthète rouge, encense Jacques Chardonne à la parution de « L’Epithalame » : « Je place très haut, pour ma part, l’écrivain qui a su débuter par cette œuvre d’élite » (idem, page 40).
 «  Chardonne, qui s’illusionne sur Proust, ne ment pas sur ce qu’il affectionne : « Ce que nous aurons appris dans notre vie, c’est la valeur du présent, l’instant présent, avec sa lumière et son secret » (Citation d’une lettre du 1er novembre 1957 à Paul Morand in La cicatrice du brave, page 65)

 Jacques Chardonne révérait l’élégance d’Eugène Fromentin, peintre et écrivain. Ses derniers petits livres, au soir de sa vie, sont pour moi les plus beaux. Hors sujet, rien que de la beauté : « Femmes », « Détachements » et surtout  « Demi-Jour ».

lundi 27 mai 2019

L'humain au centre

Le président Macaron avait fixé les règles de la compétition. Odile Moineau serait la cerise sur le gâteau. Comme dans une course cycliste, c’est le premier qui franchit la banderole d’arrivée qui gagne la timbale.  Notre magistrat suprême ne voulait pas entendre parler d’autre chose que d’une victoire avec un bouquet de roses. Il s’attribuait la responsabilité du triomphe. En cas de fiasco, la tête de liste serait désignée comme la seule coupable du triste désaveu.
Deuxième du concours de beauté européenne,  Odile Moineau devrait être nommée au Conseil d’Etat où elle rejoindrait Michel Delpuech, l’ancien préfet de Paris, qui pareillement et de source sûre n’avait pas démérité. Sous réserve évidemment qu’on élude l’hypothétique promesse de suppression des grands corps. Au final, le président Macaron recueille les suffrages de onze Français sur cent. Cap et capitaine sont reconduits. C’est une élection blanche comme il y en a tous les dimanches.
Le jeune et fringant Kévin Gambardella, tout en puissance, solide sur ses appuis, a réglé au sprint une Odile Moineau qui pédalait en danseuse, qui s’est désunie dans les derniers hectomètres. Pierrick Radeau s’est vaillamment extrait du gruppetto des battus de gauche. Son maillot vert se voyait de loin. Dans les raidillons, il a bénéficié des poussettes d’un électorat juvénile. Paul-Marie Malappris est renvoyé à sa philosophie.
Alain Schmockmann et Marion Briochon finissent ex aequo comme des frères ennemis prêts à en découdre. Dans les choux, on dénombre Aval et Durand-Saignant.
Vue d’avion, l’histoire retiendra qu’on a voté de l’Atlantique à l’Oural pas compris, de Brest à Vladivostock pas inclus, que le Vieux Continent ne s’est pas transformé en Nouveau Monde, que ces médiocres gaudrioles ont définitivement enterré de Gaulle.
Coincée entre deux Chine, l’Europe de la proportionnelle intériorise mal une consigne d’adjudant: « restez groupés ».
Les bons sentiments edouard-philippards ne sont pas de trop pour galvaniser le moral des Gaulois jaunes fluo réfractaires. Humilité d’un presque major de l’Ena, ça fait toujours sourire au milieu du blabla des discours. Humilité d’humus, humilité des pelletées de terre de cimetière. Humilité d’homme. On remet « l’humain au centre », à la place de Bayrou par exemple, comme une balle de football. Et le tour est joué. Pas compliqué.

vendredi 17 mai 2019

Je préfère ne pas

La dernière présidentielle a escamoté le débat de fond au motif d’une judiciarisation de l’élection. Les européennes d’aujourd’hui évacuent les idées, pratiquent la rase campagne.
Tout se passe comme si l’échange intellectuel était interdit de séjour démocratique. L’électorat doit se contenter d’un blabla insipide, du débit syndical d’eau tiède, d’un degré zéro sur la qualité des mots.
On se morfond sans débat de fond. La denrée des idées est en rupture de stock au supermarché du scrutin européen. On assiste à une compétition de canards sans tête. Le rituel électoral fonctionne tout seul, marche à coups de postures frivoles et de tirades minimales. C’est un théâtre pauvre, sans moyens humains, où l’on guette un surgissement,  un sursaut de l’Europe, une parole, des mots, comme on attendrait Godot.
Rien. La campagne est grise comme un mois de mai londonien. Introuvable comme les contours de la future chambre. Absente des radars, étrangère au peuple.
En toute logique, l’abstention résultera du défaut de réflexion des candidats, du manque de matière de la consultation politique. La dissuasion civique est une arme de démoralisation.  Dès lors, le réfractaire majoritaire s’apparente à Bartleby, le héros de Melville, stoppé dans sa conduite, coupé dans son élan,  par un hypnotique veto de vote : « Je préfère ne pas ».


mardi 14 mai 2019

Premiers de cordée

Le bleu du drapeau s'est répandu sur des pans de ciel sans défaut. Il fait beau malgré le surcroît des mots qui dissuadent l'écho. Les frères militaires ont levé les cercueils rectangulaires, marché d'un petit pas ordonné, piétiné sur le pavé qui grince, posé les corps de chêne encordés au soleil. Aux endeuillés figés, première ligne de chagrin, le chef civil serre la main, multiplie les pressions tactilo-compassionnelles. La bourrade des condoléances est un rituel à sa convenance. La cour des Invalides est le théâtre des opérations symboliques. Nos guerriers y sont les comédiens du réel, qui ne composent aucun rôle, n'endossent qu'une chair et des os, les exposent au péril. Le marcheur de la nation se plaît à la parade, soigne ses postures d'histrion. Discourir est une manière de s'embellir. Les vrais premiers cordée gisent à ses pieds.