mardi 4 mai 2021

Flaubert, passionnément

J’ai l’âge de Flaubert quand il erre loin de l’estuaire, s’assied dans le sable, fourre ses yeux dans la mer. Le Havre est sur ses lèvres. Flaubert va s’endormir là où Céline voudra finir. Culottes courtes et carottes cuites. Flaubert se ranime. Une silhouette l’éveille comme un éclat d’album. Elle ravage le paysage, piétine une vie d’enfant sage. Flaubert est beau. Tard, il songe encore à sa distinction de figure. La vie de Gustave va brûler d’un sang brutal. Elle est trouée, éborgnée par un alcool qui cogne. La baigneuse de Trouville s’approprie la mémoire d’un gosse débile. Elle flèche sa chair sur l’idiot de la famille. Flaubert s’absente de ses genoux. Il re-garde. Il garde deux fois. Il regarde, roi dans ses yeux. Une lumière de grand août interroge le rouge écarlate d’une étoffe à stries noires. Le garçon a l’âge de raison, deux fois dans ses os. La double raison donne une fraîcheur à sa déraison. Flaubert est fou. Il voit flou. Il est halluciné par un surcroît d’images. Gustave écrira ses Mémoires, gravera son désespoir comme on trace ses initiales sur une pierre tombale. Flaubert saisit le fétiche comme une algue sèche. Il traîne la soie sur le sable comme une robe d’épousailles. Il la gare des mouillures de la mer. Ses doigts ont senti le corps sans peau du manteau vide. Il froisse la pelisse. Il s’entiche d’une revenante. Flaubert se terre à l’auberge de l’agneau d’or. Il bouquine Byron, se remémore Cervantès. Il confie au papier l’éblouissement d’une épiphanie. Le collégien de quatrième a croisé le chemin d’une reine. Au repas de midi, les mots sonores perforent l’autiste effervescence de son esprit. Une voix supérieure rompt son colloque intérieur. La tenancière de l’établissement jongle avec les assiettes des bruyants pensionnaires. Gustave est sonné comme un petit valet. Un monsieur cible ses yeux. Dans son dos, la brune figure des flots le gratifie d’une juste reconnaissance comme d’une brusquerie. Je vous remercie de votre galanterie. Flaubert se réveille, rougit comme un soleil. Il fuit, pareil à un malappris. Il baguenaude, maraude de mauvais rêves le long d’une grève. Il habite un trou, une petite ville que la mer secoue. La rue du commerce est faite de bicoques de traviole, délicieusement disjointes, peinturlurées pour une cérémonie de ciel gris. Flaubert se pare d’une majuscule sottise, de la convoitise d’un front de taureau. La femme à chiffon rouge est une fille à lèvre d’orange. Elle bariole l’horizon du poinçon du poison. Gustave dégringole la rue des échoppes. Au port, au spectacle des barques, il toise le labeur des artisans pêcheurs, suffoque aux senteurs de la Touques. Quand la nuit sur la mer soudain bleuit ses plis, il s’étourdit des ultimes coloris. Trouville. Nom sans désir. Trou dans la peau. Trou, bled, patelin. Trou de mémoire. J’en consulte l’album des villas bourgeoises et des ciels d’ardoise. Boudin, en voisin, a peint le terrain de jeu de l’écrivain. Flaubert n’est pas loin. Il est voyeur aux premières heures. Il jette du sable, rôde sur la plage, considère la mer. Il a les sangs fouettés par l’iode et la beauté. Trou dans la correspondance du grand Gustave. Rien d'écrit entre le 24 août 1835 et le 24 mars 1837. Vingt mois d'absence. Temps mort où s'intercale la vision éclair d'Elisa Schlésinger. Flaubert ne sait pas quoi faire de sa peau. Il joue avec les mots. Il a quinze ans, traîne à Trouville son ennui de grand enfant. La féerie d'une image de vitrail interrompt sa rêverie. L'heureuse baigneuse surgit d'une vague affectueuse. Dans « affectueuse », il y a « tueuse ». Le sort de Gustave est scellé. Flaubert est ensorcelé. Il sauve le manteau d'Elisa de la montée des eaux. Du coin de l'oeil, il toise Maurice, la moustache lisse de mari sans orgueil. « Il tient le milieu entre l'artiste et le commis voyageur » (Mémoires d'un fou). Flaubert possède l'art d'épingler le boutiquier défroqué. Flaubert pose son épaule dans sa geôle. Il abandonne sa propre histoire à l'écritoire. Il est nié, prisonnier, prison-niais. De la beauté d'une phrase. De la fatalité d'une femme dont les pas s'impriment sur le sable. Vingt ans plus tard, Gustave observe une torpeur intacte. Il s'est muré dans l'immobilité. Il confesse un fiasco. Il cause à l'oreille d'Elisa. « Je me suis usé sur place, comme les chevaux qu'on dresse à l'écurie; ce qui leur casse les reins » (Lettre du 20 octobre 1856). Elisa est l’anagramme d’ailes. Elle est une parure dont Flaubert revêt son écriture. Tous ses volumes sont l’ambition d’un vol. Tous ses volumes y laissent des plumes. Elle a jailli comme une trouvaille. Elle élude une solitude. Dans Schlésinger, il y a schleu, il y a les chanteurs de Wagner. Flaubert vieillit. Elisa devient Eulalie. Elisa Foucault se grime en Eulalie Foucaud. Le même nom évoque Volk, ruse avec l’idiome de Prusse. Flaubert n’aime du peuple que ses filles. Ce diable d'automne tarde à révéler sa vergogne. La nature voile ses joues rouges. L'avenir se cache pour mourir. Une loi gouverne l'écorce des doigts. Les feuilles luisent d'un sang vermeil. Gustave se glisse dans le lit d'Eulalie. Il n'a pas vingt ans, mais envie d'embrasement. Flaubert a fui la Normandie. Il tente une escapade, se dérobe aux ciels gris. Le bleu Midi l'éblouit. Hôtel Richelieu, rue de la Darse à Marseille. Il cogne à la porte des dames Foucaud, échange quelques mots. Eulalie fixe le souvenir d'Elisa. S'appellent pareil. Elisa Foucault, Schlésinger par raccroc. Gustave est la proie de maîtresses entêtantes. Flaubert confie sa chair comme un secret de presbytère. A vingt-cinq, trente et quarante ans, Flaubert revient sur les lieux, toise les murs de l'hôtel Richelieu. Les foucades de Gustave sont inflammables comme une ruade, ou des incartades de style, dès la première syllabe. Flaubert s'instruit comme Godard. Il n'apprend que des éléments. A la Chantepie qui gémit de mélancolie, il écrit : « Votre médecin a raison, il faut voyager, voir beaucoup de ciel et beaucoup de mer.» Touché Flaubert, sexe fléché, vecteur de mort. L’écrivain diamantaire succombera à la morsure venimeuse d’une danseuse égyptienne. A la grisette sans piété, il préfère la prostituée qui sait. Cet amour-là griffe comme une phrase indomptée, taillade un corps, l’écorne, puis tourne la page. Le désir de l’almée s’aiguise aux carreaux du cahier. Et Flaubert gueule dans sa geôle, de chaude-pisse en haut style. Cette cicatrice du brave, que nomme en toute beauté Gustave, brûle au visage comme la balafre d’une phrase. Le loustic est calciné jusqu’à la plume d’une sainte syphilis. Ses brouillons scarifiés sont atelier d’artiste, barbouillés d’ébauches et de beau provisoire. La tuerie règne sur la page, avant qu’on y voie clair, le bleu du ciel entre les lignes. Aux abords de l’œuvre, les fosses communes sont pleines : la fille de mauvaise vie et la phrase de petite vertu s’y décomposent entrelacées. Mais qu’il écrive ou meurtrisse d’un même style, l’artiste finit toujours en beauté, donne la vie sans la mort, ressuscite la charogne. C’est pourquoi Flaubert n’a que faire d’être père, de jeter des marmots dans ses mots, d’aiguiller ce petit monde vers la pelletée terminus des cimetières. Car la mort, derrière l’amour, ne dort que d’un œil. Aux yeux de l’enfant, d’un Gustave en culottes courtes, qui sait les carottes cuites, l’assassin, le fauteur de destin, c’est lui, le père inconséquent. Ce texte est extrait de « La Cicatrice du Brave » (5 Sens Editions, 2017). L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexion/90-la-cicatrice-du-brave.html

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