samedi 23 novembre 2019

"Nous les arbres"/Fondation Cartier

Il était une forêt. Francis Hallé est le botaniste d'un monde de verticalité, l'ardent croisé des canopées. La forêt tropicale est une énigme langagière, un palimpseste végétal entre ciel et terre. Je ressens l'ivresse des cimes. L'homme premier est d'habitat forestier. Le déchiffreur des vies arboricoles entame le récit collectif de seigneurs millénaires.
Il jette mille informations, dévoile les secrets d'une société, révèle l'organisation des hauts végétaux. Nos mots percent mal le mystère d'une langue d'arômes, d'une communication odorante, d'un dialecte d'écorce.
L'arbre lève ses branches vers le soleil, témoigne sa ferveur à la lumière. Il sous-traite la mobilité au règne animal pour se reproduire à distance, à l'écart des fatales concurrences. L'arbre est désir de connaissance.
Au fil des ans, Francis Hallé a rédigé un gros bouquin savant. C'est un manuel de joie, un mémoire à sa gloire, qu'il faut lire le doigt sur chaque mot (Plaidoyer pour l’Arbre, Actes Sud, 2005). L'arbre jouit d'une majesté. Il dispose d'une sorte d'éternité qui assied sa souveraineté. Hallé est le Champollion désigné des modes d'expression de la canopée. Le vieil homme est au commencement d'un savoir, applique la raison à de nouveaux territoires.

(Fred, pages 40/41, 5 Sens Editions, 2019)
 https://catalogue.5senseditions.ch/fr/19_christian-de-maussion

dimanche 17 novembre 2019

L'art des apparitions

Bacon est un peintre d’instinct, qui colore la toile de contours humains, dont l’obsession est la sensation. Les pinceaux nous rentrent dans la peau, perforent un corps, trouent la figure. « Dès qu’une histoire s’élabore, l’ennui s’installe, l’histoire parle plus haut que la peinture ». Francis vend la mèche. C’est pareil en littérature.
Je suis revenu à Beaubourg, un beau jour, aimanté par la peinture du sixième étage. A la remorque d’un art brutal, éperonné par une beauté qui s’interdit le paysage, les joliesses de la pire espèce, la fausse piste d’une histoire.
Bacon ne raconte rien. Ne ramène pas sa fraise : il orne les cimaises. Il vise une fraîcheur de coup de poing. C’est un sentiment véhément qui se recueille en pleine gueule.
Je me sens bien parmi les toiles, une peinture exécutée entre deux bitures, ses figures charnelles en diable, jamais conceptuelles, soumises au vent de l’éventuel, au seul verdict de l’accidentel.
Rien n’est peint d’avance. La couleur est à peine sèche. La peinture de Bacon est l’art des apparitions, loin des sottes narrations. « Illuminations ». Rimbaud accole à la poésie un  autre mot. Ils fabriquent un même risque.
Si Bacon n’a rien à dire, il s’attache à ne pas mentir. Noblesse oblige. La chair est une terre, flagrante de vérité, une évidente réalité bouchère, une sorte de pornographie groggy. La couleur sonne, un corps frissonne. J’ignore au juste ce qu’on appelle un homme, mais si je reviens voir les selfies cabossés de l’Irlandais, c’est que précisément je n’ai pas le choix : je suis chez moi, face à la terreur d’un corps.

mercredi 13 novembre 2019

Poulidor est mort

« J’abhorre Anquetil et ses rondes victorieuses. Poulidor est battu comme d’habitude. Je lui accorderai, contre vents et marées, toujours la même mansuétude, le salut d’un enfant à l’endroit du poète artisan de la petite reine » (Fred, page 66, 5 Sens Editions, 2019).
Poulidor pédalait sans effort, sans étoffe de leader, sans rage de vaincre ni rictus de terreur. Il aimait la bicyclette, lui avait consacré une vie d’athlète. Il musardait dans le peloton sans autre ambition qu’un bonheur de roue libre. A quarante ans passés, Raymond n’était pas usé comme tant d’autres grimaciers de l’asphalte. Il tenait la dragée haute à l’imbattable Merkx. Il guerroya avec Anquetil, lui donna du fil à retordre. Mais les cérémonials d’étape étaient réglés d’avance. Poulidor s’attribuait le panache, Anquetil se contentait de la figure de stratège.
L’ère pompidolienne s’accorda à merveille à la poésie champêtre d’un champion sans urgence. Raymond, l’homme du Limousin, était une sorte de dieu païen, la coqueluche des clochers. Le peuple des terroirs adora son bon sourire de paysan, ses échecs, ses malchances de coureur. Saint Léonard de Noblat était un lieu de culte.
La nation s’identifiait à Raymond, gilet fluo avant l’heure et la manie des ronds-points. Poulidor n’endossa jamais le mythique, l’élyséen maillot jaune. Poulidor était unique en son genre. Malgré sa rusticité d’origine, Raymond était d’une délicatesse de jeune fille. Antonin Magne, son entraîneur sportif  chez Mercier, vouvoyait Poulidor. C’était le seul du peloton. Question de pudeur. Poulidor est mort. Silence. On se décoiffe devant la dépouille exemplaire.

mardi 5 novembre 2019

Tous les hommes s'appellent Bacon

La toile est un ring. Le boxeur est une viande d’abattoir, une chair incarcérée, un corps tordu de douleur. Bacon peint la contorsion. C’est son mode d’émotion. Ses autoportraits sont des selfies de bête traquée,  des bouts de visage tuméfié, des moitiés de trogne scarifiée.
Le boxeur est déganté, premier de saignée dans la tranchée, cogné de l’intérieur par d’indicibles démons. Manque à Bacon Jésus le guérisseur pour éradiquer le diable,  chasser Belzébuth, souffler sur sa gueule pétrifiée, ventiler ses narines de sordide miséreux.
La vitesse de la douleur est étourdissante, invite la bête à la danse, lui assigne une humilité d’homme, joue du fouet de palefrenier, du lasso de dompteur de chapiteau.
S’il y a la viande pantelante, son destin de charogne, il y a mêmement le cri primal d’homme qui longuement ressent le mal d’un flagellement dément.
La gymnastique du loustic est sans acoustique, murée dans une figure sans murmures. On dirait la haine d’une finitude, la rage d’une solitude.
Les anamorphoses de Bacon ne sont pas roses, mais couleur chair, teintée de vilaine terre. Le peintre saisit l’effraction, la torsion brute. Dans  ses courbures de hyène, le boxeur sans adversaire se retranche en ses entrailles, calcine une déréliction dans un soleil intérieur, pervers, d’hiver. Le pugiliste est un artiste. Un monstre.
De là jaillit la couleur impeccable, sans péché, rutilante, luxueuse luxure de peinture aux grands aplats satinés d’orange et de jaune, arrière-plans à vif comme des brûlures de glace.
Le boxeur est entortillé dans ses nœuds d’humanité musculeuse.  Il est coincé à perpétuité dans un cérémonial de cruauté. Le corps se distord, s’accroupit, se nourrit d’élans coupés, s’envenime de lents mouvements reptiliens. Bacon hurle une chiennerie, en farde la féerie. Tous les hommes s’appellent Bacon.

mardi 29 octobre 2019

Fred, l'interview




Pourquoi écrire Fred ?

Parce que c’était une nécessité, une exhortation intérieure, un diktat de mémoire. Fred, c’est en quelque sorte l’homme de ma vie. Je lui dois d’être né. Je lui dois surtout d’avoir continué l’aventure.
J’ai écrit Fred presque d’une traite, dans un bonheur presque irréel. J’ai rédigé sous sa dictée, exprimé presque sereinement, ses abîmes et ses vertiges. J’ai fait le portrait d’un artiste, non pas méconnu, mais introuvable, d’un artiste insituable, sans autre vocation que l’émerveillement, la contemplation des splendeurs du monde.
Fred, l’artiste sans œuvre, est un modèle, non seulement pour moi, mais pour tout poète authentique, tout créateur de beauté.
Le livre écrit, je me sens dépossédé. J’ai l’impression d’avoir abandonné Fred, de l’avoir évacué de moi, de l’avoir chassé à jamais. Mon corps s’est rabougri. Fred s’est extrait de ma chair. Il est devenu un objet nu, un petit bouquin, un modèle réduit comme un scalp d’Indien ou une photographie jaunie.
Moi, le criminel de ma sœur jumelle, je me sens désormais l’assassin de mon père, le tueur de mon ange gardien. D’une certaine manière, j’ai tué Fred en moi. Pour revivre en lui, il me faudrait le réécrire, sans jamais en achever le récit.
C’est pourquoi je suis triste, j’ai la sensation d’être vide. Ecrire Fred, c’était finalement une folie, un acte irréparable. Les injonctions de la mémoire sont toujours à manier avec des pincettes. On ne joue pas impunément avec des allumettes. Mais il est trop tard, un peu comme dans Pierrot le Fou, quand Ferdinand se peinturlure le visage en bleu, allume la mèche. Pas moyen de revenir en arrière, d’arrêter l’incendie. Avec Fred, j’ai touché à de la dynamite, je me suis amputé pareillement d’une partie de ma cervelle.
En attendant d’y voir plus clair, j’ai foncé, tête baissée, dans l’histoire de Tita. Il s’agit cette fois de la femme de ma vie. C’est important. Mais c’est une parenthèse avant de retrouver Fred, de le réintégrer à mon bord, de le réincorporer. Car il me manque. C’est un fragment de moi-même. Fred, c’est un livre sans fin. Plusieurs volumes n’y suffiront pas.
Drieu La Rochelle cite Nietzsche, en exergue des Notes pour un roman sur la sexualité : « On n’aime plus assez sa connaissance aussitôt qu’on la communique aux autres » (Par-delà le bien et le mal, 160). A vrai dire, j’ai le sentiment d’une pareille dépossession.
Mais au fond, l’enjeu de cet ouvrage, c’est de tenter d’accomplir un travail  qui n’a pas d’autre exigence que la beauté – je dis bien tenter, avec sa résonance d’échec – sur une œuvre d’art, elle bien réelle,  ancrée dans une chair,  déroulée sur une vie, évoquée ici par bribes, flashs, épiphanies, la vie d’un artiste secret, sans papiers, vierge de toute justification. Pour finir, je dirais de Fred ce que Nicolas de Staël ambitionnait d’être : « Mieux qu’un monsieur ». C’est en quelque sorte un sous-titre.

Comment définir Fred, en trois lignes ?

Fred, c’est un précis d’éthologie humaine. Je reproduis avec minutie les menus gestes et les élans naturels d’un corps singulier, les manières de se mouvoir, de s’émouvoir d’un homme secret, fastueusement sauvage, fulgurant.

Mais Fred, a-t-il vraiment existé ?

Fred a existé, de manière flagrante. Il a existé dans mon regard sans jamais le fuir. C’est seulement quand on me fermera les yeux qu’il fera ses adieux. Mais le livre, s’il est un récit vrai, s’autorise la liberté d’inventer, ou plutôt la possibilité de raffiner, de polir la réalité, de la rendre plus aimable. Car il en va de la santé de la phrase. Je me souviens du tournage de Deserto Rosso, le chef-d’œuvre de Michelangelo Antonioni. Il repeignait la nature, coloriait la géographie des lieux pour que le réel ne soit pas tel quel mais appartienne à son film. Toutes proportions gardées, j’ai peut-être procédé un peu comme cela. Dans un livre, c’est la sonorité du mot qui commande et le style qui gouverne.  Les fantaisies d’écriture ne sont qu’obéissance à cette loi.

On sent l’importance des signes, du regard des choses qui semblent décider de vos deux destins, qui déterminent la relation entre Fred et vous, l’auteur du récit. Pouvez-vous préciser le sens de cette communion ?

Fred est un forestier. Il plante des arbres. Il procède à des éclaircies, opère des dépressages, sélectionne les meilleures tiges. De mon côté, j’utilise le bois de trituration quand je confectionne un ouvrage. J’écris sur du papier qui fait écho à la forêt.
C’est un tandem, Fred et moi, qui n’aimons que les livres, qui sont notre trait d’union. Mais cela ne suffit pas. Fred lit les volumes de sa bibliothèque avec ferveur, avec une piété d’autodidacte. Il alterne Proust et Achille Talon, mêle Balzac et San Antonio. Il est possédé par les livres, tous les livres, les révèrent en silence.
Mais dans sa quête impossible, Fred veut davantage, non pas les écrire – il y a des scribes pour cela -, mais les polir, leur choisir les plus belles parures, peaufiner les reliures, les draper d’une royale majesté. Comme s’il voulait défier le temps de la décomposition, guerroyer avec la poussière, en découdre avec le néant. Fred pratiquait l’ironie comme personne. Jusqu’au dernier jour, me manquera son humour. Fred séjournait dans la dérision, sa véritable nation.

 Un dernier mot que vous aimeriez chuchoter à l’oreille du lecteur ?

Je continue l’histoire. Fred et moi, nous avions des complicités, aussi bien ancrées dans le passé que projetées vers l’avenir. A la fin de sa vie,  avant sa maladie,  nous avons évoqué l’idée d’ouvrir une librairie. Malheureusement, la belle intention est restée lettre morte. Alors faute de librairie, nous avons écrit un livre. C’est Fred, le petit récit d’aujourd’hui. Et au fond de moi-même,  je voulais qu’il appartienne au temps long, « qu’il survive à une mémoire vive ». C’est la dernière phrase de l’ouvrage.

Fred

Je publie mon cinquième ouvrage, le troisième chez 5 Sens Editions. C’est le portrait d’un père, le récit de l’homme de ma vie. J’éprouve une joie à regarder derrière moi, à dessiner une sorte de roi, un artiste sans œuvre. Sans doute, le plus sauvage, le plus secret. J’ai rédigé  Fred, sous sa dictée, exprimé dans ce livre ses abîmes et ses vertiges.

Il est en vente sur 5 Sens Editions à l’adresse suivante :
https://catalogue.5sens editions.ch/fr/belles-plumes/295-fred.html

Les bons libraires peuvent le commander sur la plate-forme interprofessionnelle DILICOM.
Le livre sera référencé sur les sites de la Fnac et de Décitre.


L’adresse mail de contact est : anne-lise.wittwer@5sens editions.ch

mardi 15 octobre 2019

La folie du flou

Il est une théorie algébrique dite des sous-ensembles flous qui introduit une gradation dans le concept d’appartenance. Elle modélise l’incertitude. La géopolitique moderne emprunte à pareille logique l’idée de frontières floues. A cet égard, l’exemple de la Turquie illustre l’embarras des esprits.  La vieille puissance ottomane est orientale et occidentale, en même temps, dans le même espace.
L’indécision est au cœur de l’habileté élyséenne. La stratégie de l’imbroglio  tord le cou à la logique d’Aristote et à son principe du tiers exclu : A et non A ne sont pas compatibles.
Macron gomme les contours de la contradiction : et de droite et de gauche. D’une certaine manière, il discrédite Descartes, il disqualifie la primauté de l’analyse. La pensée cartésienne procède au découpage, à la décomposition méthodique du réel.  A s’interdire le charcutage des choses, l’espace n’est plus nommable. Sans bord, il est indistinct. Le réel devient magma, le cosmos s’apparente au chaos. Il surgit d’un bloc, sans couture ni lisière, synthèse indifférenciée, objet d’étrangeté, monolithe indéchiffrable.
Cette torsion de la raison mène à la confusion des genres. La vie politique s’en ressent. Ainsi nos alliés Kurdes sont abandonnés à leur sort comme de vulgaires ennemis de guerre. Voici venu « l’heure, entre chien et loup, où l’on se méfie même de l’ami » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Qu’est-ce que la philosophie ? »).
Il est vrai que le réel n’est pas rationnel, que le discours de la méthode réduit la complexité du monde. Mais, a contrario, l’exaltation des espaces sans bornes et des visages sans cernes conduit à un embrouillamini conceptuel. La pensée est engluée dans l’indémêlable. S’interdire la limite plonge l’entendement dans une longue errance.
Une certaine folie du flou contamine nos pratiques. La Turquie de l’Otan bombarde nos amis. L’Europe des droits de l’homme gesticule, s’abreuve de paroles, se drape dans l’indignité morale. Plus que jamais, nous sommes des nains dans la main du continent américain. On se prosternera devant Poutine, notre absurde ennemi.
Le ministre de l’éducation ne souhaite pas le port du voile que la loi pourtant autorise dans l’espace public. J’en déduis, transitivité oblige, qu’il n’aime pas la loi de la République. Au voisinage d’explosives dissonances, la dérive des esprits progresse, les nations s’égarent dans la violence.