lundi 30 avril 2018

Moi de Mai

Les images d’archives se mêlent aux souvenirs de jeunesse. Mes habitudes scolaires sont contrariées. Je terminerai ma seconde sans prix d’excellence. La cérémonie annuelle de la salle des fêtes d’Argentan a été ajournée. La méritocratie républicaine est vilipendée. Mes premiers accessits ont du plomb dans l’aile. Les profs parlent d’autre chose. Ils commentent les journaux. On parle sur la parole. De Gaulle se saisit de son képi. Un petit bandit à patronyme allemand joue au con. Mon père s’interroge. Le prof de français courtise une lycéenne. Je découvre France Observateur en salle de lectures. Une photo s’impose : Camus, cigarette aux lèvres, rédacteur en chef de Combat, Malraux, Baumel. L’homme était révolté en mai 68. Moi, je suis désorganisé. Les cours sont suspendus. Je regarde Cinq  Colonnes à la Une. Les gens s’expriment avec ferveur. Ils attachent du prix aux mots qu’ils prononcent. La télévision ignorait la publicité. Son monde, noir et blanc, se prêtait au manichéisme ambiant. La seule photographie qui m’ait ému reproduit le visage effaré d’Arthur Adamov. Il fait beau et j’aime le tennis de Rod Laver.
Cinquante années ont passé : Jouhandeau avait raison. Les insurgés se sont rangés dans les tiroirs de la société. La consommation a supplanté toutes les religions. Le monôme de Nanterre accéléra le règne de la matière. Il liquida l’esprit de résistance. De Gaulle s’effaça des mémoires. On se passionna pour la chienlit et la culture des pissenlits. Les filles des pavés s’alignèrent sur les plages en émeutières dépoitraillées. La contestation toucha l’autorité du soutien-gorge. Mendès-France est embringué à Charléty. Plus tard, la droite s’entichera pour rien d’un grand polytechnicien. La gauche trouvera son tonton de province.
On ne pardonne pas à mai 68 son inculture décomplexée, son mauvais goût terroriste. « Plus jamais Claudel ! » est un cri de bêtise, un slogan vengeur qui fait peur. Le petit bandit à cheveux rouges s’est reconverti dans le catéchisme vert. Geismar a fait carrière de fonctionnaire. Sauvageot n’a pas laissé d’écho. Le triumvirat n’a pas survécu à son bref chef d’œuvre. Malraux parla de mômerie. Avant de s’en aller pour de bon, de Gaulle traduisit le charabia des « enragés » en réforme d’Etat : suppression du Sénat, décentralisation. De Gaulle faisait la révolution à coup de référendum. Le conservatisme de tous les émeutiers et familles de révoltés réunis torpilla l’audace du vieux général. De Gaulle soliloque avec lui-même. « Je cesse d’exercer mes fonctions de président de la République. Cette décision prend effet aujourd’hui à midi ». On est loin du verbiage d’assemblées générales : deux lignes sublimes. De Gaulle prend ses cliques et ses claques, regagne Colombey, s’invite chez Franco, longe la mer d’Irlande. De Gaulle s’affaisse sur sa table de bridge. Mai 68 a fait son travail de bûcheron. De Gaulle est mort. Malraux écrit Les chênes qu’on abat (Gallimard, 1971).
Dans Un siècle débordé (Grasset, 1970), Bernard Frank regrette que Cohn-Bendit soit un « nom de machine à laver ». Autrement dit, un nom à coucher dehors. Délit de patronyme ? Le talentueux littérateur pressentait un déferlement consommatoire post-soixante-huitard.
Mai 68 ne faisait que commencer. La liberté revendiquée plébiscita l’économie de marché. Un libéralisme décomplexé s’introduisit dans la brèche. Les aspirations libertaires infléchirent l'évolution des moeurs. Macron, deuxième Giscard de la dynastie, se réclame aujourd’hui du modèle autoritaro-centriste. Les start-up se substituent aux sit-in. A sa manière publicitaire, l’auteur de Révolution (XO Editions, 2016) s’approprie une posture, figure « l’imagination au pouvoir ». Comme à l’accoutumée, sensible aux couleurs marketing qui brillent, le petit rouquin des barricades applaudit « Manu » militari. Il est vrai que Dany le Rouge a désormais l’âge de rejoindre « Charlot au musée ». Moi, de Mai, je n’avais de rouge que les joues.

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