lundi 8 février 2010

Bourvil

André Bourvil est un acteur oublié, monstre sacré des dernières heures d'un monde rural où la besogne des champs sculptait alors des trognes hors du temps. De rares cinéastes - Melville, Mocky, Oury - l'ont apprécié à hauteur de son immense talent.
C'est un comédien, aussi terre à terre que lunaire, un grand benêt dégingandé au sourire sans espoir, un aimable plaisantin qui traque le tragique du quotidien. Il est bouleversant de tendresse, déchirant de gentillesse.
C'est une grande tête de la campagne un peu rougeaude, au vaste front dégarni, au même nez cassé que Georges Wilson, mêlant bon sens et coup de sang, dans un lent phrasé de paysan normand. C'est une silhouette qui penche, qui tangue par maladresse, qui doute par poésie.
Je revois pour l'énième fois "Le Corniaud" dimanche soir sur TF1. L'oeil bleu de Bourvil stoppe net les mimiques écarlates de Louis de Funès, hors norme lui aussi. A y regarder de près, Bourvil était bourré de chefs d'oeuvre dans les yeux. Il est mort, il y a quarante ans, sans avoir pu donner au cinéma toute la mesure de sa générosité.

vendredi 5 février 2010

Un pacte avec le diable

Les Etats, c'est-à-dire les citoyens, sont prisonniers des banques. Fauteurs de troubles économiques et sociaux, les établissements financiers ont imposé leur loi - la maximisation effrénée de leurs profits - à tous les gouvernements du monde capitaliste.
En réalité, la grosse crise des deux dernières années révèle le rapport de forces entre les Etats et le système bancaire qui régit les économies libérales. Les Etats démocratiques n'administrent les peuples que par le truchement d'une complicité bancaire sollicitée. Les autorités politiques doivent, par hypothèse et métier, satisfaire les attentes de l'opinion publique et répondre en premier lieu à l'exigence de prospérité. Faute de résultats probants en la matière, les électeurs sanctionnent les gouvernements en place. L'assentiment de l'opinion est corrélé à l'impératif d'un niveau de vie décent, à l'accès à la consommation des biens de première nécessité, aussi bien en termes de besoin, de désir et de lien social.
Or, depuis au moins deux décennies, le partage de la valeur entre capital et travail n'a cessé de s'infléchir au détriment des salariés.Un capitalisme dur de propriétaires a fragilisé les positions économiques du monde du travail. La paupérisation croissante et le déclassement social ont provoqué l'emballement du système de crédit, favorisé par les pouvoirs publics.
En effet, le fol endettement des ménages mesurait la volonté des Etats d'acheter la paix sociale auprès des banques. Au sens du Medef, le crédit illimité "a fluidifié les relations" entre l'Etat et ses pauvres administrés. C'est pourquoi les établissements financiers se sont octroyés la part du lion lors des dépenses publiques de relance, preuves tangibles de leur formidable pouvoir d'intimidation - la ruine des épargnants -, d'influence et de coercition sur les Etats. Aux gouvernements aux abois, ils dictent leurs conditions financières, à savoir la restauration au plus haut de leur niveau d'enrichissement.
Autrement dit, le pouvoir politique est désormais subordonné au bon vouloir des banques. Nous vivons une phase du capitalisme où la faiblesse de la demande, en termes de pouvoir d'achat, nécessite la démission des Etats, et partant de la souveraineté politique, au profit du seul système bancaire, pourvoyeur d'une sorte de fausse monnaie - qu'on appellera l'hyper crédit - et pacificateur de tensions sociales à court terme. Au prix d'une paupérisation différée qui est inscrite, noir sur blanc, dans les vertiges du surendettement.
D'une certaine manière, les banques jouent le rôle de Ford, au début du siècle dernier, qui cédait sur les salaires pour mieux vendre ses automobiles. Reste que l'engrenage infernal de la dette insolvable, cause de crise à l'échelle planétaire, a finalement empoisonné les économies au lieu de guérir les souffrances sociales.
La seule stratégie du gain immédiat a fait mentir la parole bancaire. Elle a exacerbé le délitement du corps social, aggravé la précarité, étendu le champ de la pauvreté. Dès lors, le pacte tacite conclu entre l'Etat et les banques a échoué sur toute la ligne. Il sera d'ailleurs évalué au regard des prochains scores électoraux. Car tout se passe comme si l'Etat avait perdu son âme - et le contact avec le peuple - en s'alliant avec le diable. On sait que le prince des ténèbres, le grand sachem des cupidités, est bien l'unique maître du monde. Bref, tout laisse à penser que le système bancaire coiffe aujourd'hui le pouvoir des Etats. Il les regarde de haut et les traite en valets.

Barbarie allemande

Cimetière juif saturé de deuils où les tombes parlent de "barbarie allemande", où la mort des hommes interroge la terreur panique des vivants. On chemine en silence, au seul son des souliers sur un sol couleur de craie, derrière le fourgon haut d'épaule, à carrure de refus.
La grisaille voile les regards, enveloppe la lumière d'hiver, dissuade la prière. C'est l'uniforme dont on revêt les morts. Les dalles de granit sont des coffres de banque. On y stocke les yeux de la tête et les squelettes. La vie qui fuit, qu'on enfouit, ne garde que le gris.
J'imagine des stèles à ton de paille, des catafalques orangés, des statuaires bariolés de rouges incendiaires, des tombes zébrés de terre de Sienne.
J'ai jeté une petite cuillerée de sable dans le trou noir où dorment les blonds cercueils.

jeudi 4 février 2010

La photo

Les photos des vivants me font peur. Les visages sur les images sont des têtes de mort, les corps sont des cadavres aux yeux ouverts. Les portraits à liseré sont des faire-part de décès. La photo saisit le vif, stoppe l'élan, neutralise l'être de sang, nettoie la trace du moi. L'arrêt sur image est une coupure de courant, une panne d'humanité.

mercredi 3 février 2010

La liste

Longtemps, la ménagère a joui du privilège exclusif de faire des listes. Elle griffonnait sur un bout de papier jaune les courses pour la maison. De peur d'oublier quelque chose en flânant dans les boutiques de victuailles.
A l'approche des Régionales, les partis politiques constituent pareillement des listes en prenant soin de ne froisser personne. Mission impossible. Dans son Poitou expérimental, Ségolène Royal a enrôlé sur sa liste les gens du Modem au grand dam d'anciens titulaires socialistes. Dans le midi languedocien, le shopping électoral nécessite la formation de deux listes, la locale et la nationale, la pure et l'impure. Du côté sarkozyste, les petits partis d'appoint ont squatté les bonnes places au détriment de l'UMP.
A vrai dire, on ne peut pas enfourner tout le monde dans une liste. D'où les risques d'inimitié et les dommages collatéraux du ressentiment. La formation des listes est une fabrique de traîtres en puissance. A la maison, les yaourts oubliés du post-it provoquent la grogne des enfants. Dans la cité, on se partage le gâteau et on se distribue les fromages. Les retoqués de la liste mangent la soupe à la grimace. Avant de sortir les poignards.

mardi 2 février 2010

Une justice de classe

L'idée de faire varier le curseur de la sanction pénale suivant la classe d'âge du délinquant instruit sur l'état d'esprit du ministre de l'intérieur. Brice Hortefeux préconise une mesure - aggraver la peine du justiciable à proportion de l'âge de la victime - qui s'inscrit dans l'étroite logique de segmentation de la société.
A cet égard, on peut d'ailleurs légitimement s'interroger sur l'influence détestable des publicitaires et stratèges en communication qui gravitent dans les allées du pouvoir. Leurs réflexes de métier déteignent sur les décisions politiques. En effet, tout se passe comme si les membres du gouvernement évaluaient le corps social en termes de cible visée. Or la République est indivise. La notion de citoyen n'est pas superposable au modèle du consommateur. Elle s'affranchit du statut réducteur d'opérateur économique ou d'agent socio-démographique.
Toute typologie, par tranche d'âge, nie d'emblée l'égalité républicaine destinée à transcender les mille et une particularités de la société. Toute justice de classe d'âge dérivera nécessairement vers l'arbitraire. Dès lors, il est temps que la politique se réapproprie une idée de la citoyenneté, débarrassée des oripeaux consuméristes qui dénaturent aujourd'hui son action.

lundi 1 février 2010

Serge

Le champagne touche à la brièveté de l'instant. Il se boit avec désespoir comme on s'abandonne à l'oubli. C'est le gai compagnon des dernières volontés. Je me souviens de Serge, petit loup des steppes, d'un oeil clair noyé parmi les étoiles d'un verre de Billecart-Salmon. Il aimait le rosé du Hyatt et le risotto du Conti. Il savait que la volupté est un plaisir canaille qui se prend par la taille. Qu'elle voisine avec les lumières éphémères de la terre dans un ultime panache de vanité.