jeudi 12 avril 2012

Papiers

L'humanité se lit dans les yeux d'un flic. Papiers. Rouges, verts, gris. Conversation de portière. La gendarme confesse un état d'âme. Si le regard ment, on consulte le document.
Je sors du parking comme d'un coma sonore. J'agite mes doigts vers l'au-delà du pare-brise, vers les grilles du Luxembourg, vers l'improbable banc public. Je regarde la brune fonctionnaire dans son costume de collégienne. Visage d'agent de la paix.

lundi 9 avril 2012

Le droit de s'en aller

"Dans le doute, abstiens-toi !". On attribue la prudente parole à Pythagore. Les réfractaires du scrutin n'ont pas bonne presse. Les convaincus à l'opinion tranchée les somment de se prononcer. Mais les fuyards d'isoloir sont plongés dans un doute hyperbolique qu'aucun des dix candidats n'est en mesure d'effacer d'un coup de meeting magique. La voix de leur conscience les exhorte à renâcler.
L'offre politique déçoit. Sur les rayonnages, des produits choc sont en rupture de stock. Rien sur le monde, pas grand chose sur l'Europe. Le nombril hexagonal squatte l'étagère électorale.
On culpabilise les volontés indécises. L'abstention est l'autre nom de la liberté. Baudelaire nommait cela "le droit de s'en aller".

mercredi 4 avril 2012

Crépu, Céline et Proust

Le directeur de la "Revue des deux mondes" exprime un triste point de vue sur la littérature. Il s'émerveille du génie poétique de Louis-Ferdinand Céline pour mieux rapetisser l'admirable travail d'artiste de Marcel Proust. "Lu de près, à côté de la dentellerie célinienne, Proust en ressort quasiment vulgaire...". Les deux grands écrivains surplombent les lettres françaises du vingtième siècle. Or c'est une idée de géomètre que de frotter leurs oeuvres l'une à l'autre, de comparer deux styles, deux grâces d'écrire inimitables.
Notre époque est malade de la compétition. Epargnons aux oeuvres d'art le jeu puéril d'une concurrence de cour de récréation. Céline et Proust ont des biceps flagrants. Inutile de les mesurer. L'art des mots diffère d'une foire aux bestiaux.
Si d'aventure j'empruntais à M. Crépu sa méthode réductrice, je taxerais volontiers Céline de préciosité. En regard, la phrase de Proust brille à mes yeux d'une transparente simplicité.

Le raté et les réussis

Le temps a passé. La douleur ne s'est pas apaisée. Mohamed Merah, l'abominable tueur, a réveillé le manichéisme qui sommeillait dans les consciences. Le mal était identifié. C'était une bête à cornes. C'était l'assassin démoniaque de juifs et militaires, de fillettes et pères de famille. Le bien était illustré par le Raid. Hommes de vertu, hommes de courage.
La société s'est débarrassée du diable manu militari. Le bien a triomphé du mal. Happy end. Morale hollywoodienne sauve.
Merah mort restaure les valeurs. L'homme - car c'en est un - a été chassé de la société. Nul n'a consenti à le regarder comme un frère de chair. On l'a disqualifié de sa condition. D'emblée, ses meurtres odieux l'ont retranché de l'humanité. Pareil ostracisme réhabilite le couperet fatal d'une guillotine mentale.
J'ai été gêné par les mots des docteurs de la loi. Sur les impitoyables plateaux de télévision, des aréopages de "réussis", légion d'honneur au veston, évoquaient Merah, vingt-trois ans, comme "un raté". Avec un sourire de commisération pharisienne. Les politiques surenchérissaient dans l'escalade lexicale. Merah était désigné comme "un monstre" ou "un barbare".
Non, Merah n'appartenait pas au règne imaginaire des chimères maléfiques, mi-yéti, mi-bête du Loch Ness. C'était un homme parmi les hommes. Sa civilisation - comme celle des nazis - était la nôtre. Le terme "barbare" disconvenait.
Merah était un homme de violence, comme n'importe quel autre sur cette terre en souffrance. Il est passé à l'acte de ses ignobles désirs. Merah a été enterré du bout des lèvres. C'est un soleil noir que les hommes voilent à leur regard. On songe à la phrase de la duchesse de Guermantes:" Il n'y a rien de plus triste que les deuils qu'on ne peut pas porter" ("Le côté de Guermantes", Marcel Proust, La Pléiade, page 529).

mardi 3 avril 2012

Gardienne du soleil

La femme d'un peintre s'est absentée du musée des piétés, de la galerie des beautés. Elle veillait sur sa santé d'artiste dans un respect princier. Nicolas de Staël aurait bientôt cent ans. Sa peinture, mille ans, préservée du néant. Le tumulte du monde a voilé nos regards. L'humanité des cités vit les yeux bandés.
Or le peintre de Pétersbourg a peint l'amour sur les murs. Avec violence et patience. La mort de Françoise de Staël émeut comme la disparition d'une étoile du ciel, gardienne du soleil.

Une question d'essayage

"Dans la vie de la plupart des femmes, tout, même le plus grand chagrin, aboutit à une question d'essayage".
S'installer dans l'oeuvre de Proust, c'est nager à lentes brassées dans une mer d'hospitalité, de délicieuse majesté. On fait la planche sur une cascade de phrases. Sentiment de fraîche liberté à s'abreuver de beauté décalée, à cheminer dans une tête d'esthète.
Livre d'humour et d'exquise politesse. La Recherche, c'est simple comme bonjour. Elle réquisitionne les sens, en compose un bouquet de transparente intelligence. La prouesse de Proust se situe dans ses recoins de délicatesse. La désillusion court jusqu'à l'horizon, hante les pages du gros ouvrage.
La musique vient des syllabes dont les mots assemblés sont des couleurs, des soupirs de lumière, jetés sur la toile du souvenir. Phrase de soie dans une écriture de soi.

lundi 2 avril 2012

Les mots du deuil


Chère Patrizia,

A peine rentré des Alpes, j'ouvre un journal. Ma première pensée est pour toi. La vie n'apprend rien. Car nous restons des enfants dans la certitude de l'immortalité de leur père. On n'apprivoise pas le chagrin.
J'ai encore de la neige dans les yeux. Courchevel. J'en garde le goût de soleil blanc dans la bouche. J'entrouvre les lèvres, murmure à ton oreille un message de courage. J'écris dans le noir les mots du deuil, sans savoir où les adresser. Je les destine à ton visage de jeune fille.
J'ai la mémoire d'un homme sans mélancolie, d'un rire sonore déployé de bon coeur, d'un homme dans la gloire de l'âge. Je me souviens d'une jeunesse, des lieux, des maisons. Bargny à toit d'ardoise, les joues rouges de son tennis. Courseulles des dimanches de grisaille. Mais les étés ont perdu leur éternité.
A trois ans d'intervalle, j'ai fermé les yeux d'un père. J'en sais la douleur de chair. Patrizia, je trace les lettres de ton nom comme au temps de notre jeunesse. Il se fait tard sur l'avenir et nos chimères d'hier.
Transmets tendrement à ta mère le témoignage de ma profonde affection.

Je t'embrasse.