vendredi 5 février 2021

Les hauts plateaux

Sur les plateaux, on sert la soupe en guise d’apéro. Les visages professoraux s’illuminent jusqu’aux oreilles. Le chef de table attribue les satisfecits, précise les expertises, exalte les faits d’armes. A chacun des carabins, il désigne son petit libelle non essentiel, le tapote sur la tranche, l’exhibe comme un sublime verbatim, à la manière d’un journal intime, ou même des mémoires de guerre. Sur les plateaux, on distribue la parole des hôpitaux comme on diffuserait une réclame pour une Fiat Uno. Les toubibs acclimatent leur bouille à l’audimat. La platitude règne comme par habitude. La platitude n’est jamais que le privilège des plateaux. C’est leur genre de beauté ; une conversation de bistrot pour le plaisir de causer, de ramener sa fraise, ses phrases, de caler un babil sur un nombril. Nombril d’où jaillissent les nombres. Ils disent l’expertise. Ils dictent les hypothèses. Sur les plateaux, les blouses blanches sont des cartomanciennes qui soumettent une ignorance au verdict d’un tarot. La guerre, la der des der des variants, c’est le casse des toubibs sur une opinion bouche bée. Un braquage de gangsters qui ont conservé leurs masques. La logique des plateaux contamine les chiffres, les diagrammes d’encéphalogramme plat. Hauts plateaux. Dans la savane, très en aval de l’hôpital, on a peur pour son âme. La science est une foi, une croyance de casino, qui professe un bon droit, s’entend avec un croupier complaisant pour le numéro gagnant. Sur les plateaux, on repasse les plats.

mercredi 3 février 2021

Simone Weil

3 février 1919, Simone Weil voit le jour, verra autre chose, les flétrissures d’une culture, verra jusqu’ici, la maladie du déracinement qui ravage notre temps. « 4 août 1943, à l’âge du Christ et des poussières, Simone Weil griffonne ses derniers mots, dernières lettres, libres propos de sainte, de Londres à ses parents. Avant d’être quitte, dans l’abîme d’une mort silencieuse, Simone Weil endosse l’habit d’humilité, ultimes instants de terre. Dans sa lumière crue, la parole de Thérèse, « la gloire de n’être rien », drape la sublime intouchée du manteau de Martin. Ces lignes esquissées à la diable disent la joie des beaux jours, la gaieté mozartienne d’un été sans mesure. « Les jours chauds sont revenus, coupés d’ondées torrentielles…Le soir, on danse en plein air dans les parcs ». A pleine joue, la vie exulte, jeunesse de sang : « C’est une petite fille de dix-neuf ans, fraîche, saine, jolie, très gentille, qui vient faire le ménage. » Simone regarde intensément, se mêle du monde du mieux qu’elle peut, voit vibrer la beauté dans son élan animal. Libre comme l’air et dans la main de Dieu, humainement tenue au plus proche, au plus pauvre, ruisselant des crachats. D’Artaud, frère de cri : « La faim n’attend pas, courir au plus pressé, donner à manger à tous. Qu’est ce qu’il reste ? Où gît le problème ? » De l’homme, cette étoile du néant, la fiancée de Dieu voit la misère, accourt au fou. Simone Weil écoute inlassable les insanités des hommes seuls, entend la vérité de qui mendie la raison : Roi Lear ou regards peints de Velasquez. Inclassé, hors je de société, loin des menteries de trop humaine comédie, le fou fait un grand signe de terre, la vérité au bout des lèvres, rosée blanche de printemps. » Ce texte est extrait de « Dancing de la Marquise » (5 Sens Editions, pages 36/37, 2020). L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexionpamphlet/322-dancing-de-la-marquise.html

lundi 1 février 2021

Rater mieux

Emmanuel est un intellectuel. Il a usé ses guêtres à l’école, il a lu tous les manuels, des auteurs classiques, d’époque ou qui font chic, Houellebecq, mais surtout Beckett. Emmanuel excelle dans l’art d’imiter. Il singe à merveille le vieux Samuel. Dans « Cap au pire » (Editions de Minuit , 1991), l’Irlandais éméché sifflote une vague philosophie comme il sifflerait une fiole de whisky, d’une traite, dédaigne l’avenir, s’opiniâtre à le maudire, lui tourne le dos, compte ses mots : « Essayer. Rater. Essayer encore. Rater mieux ». Oui, cela saute aux yeux : Emmanuel vaccine comme pense le vieux Sam. Dès le début du récit, et tout au long de la saga du virus, sorte de saison 2 du grand débat, il respecte à la lettre l’elliptique prescription du Nobel des ratures. Il copie, recopie comme un moine au chevet du patrimoine. Il échoue, il est content de son coup. Il est satisfait de sa trouvaille, la soumet à ses ouailles, au peuple qui ripaille. Il répand ses haïkus dans les rues : « Dépister. Tester. Dépister encore. Tester mieux. Isoler à qui mieux mieux. » Emmanuel enrichit Beckett, ajoute une touche personnelle. « A qui mieux mieux » témoigne qu’il pige vite, qu’il surclasse même le grand Sam. L’héritier ne fait pas les choses à moitié. Il rate à répétition, à tire-larigot, dans les grandes largeurs, sans jamais que son arme de service ne s’enraie : les masques, les tests, les vaccins, et tout à l’avenant. Et de gauche, et de droite, Emmanuel s’approprie l’échec deux fois, double dose : la droite qui rate et la gauche qui gâche. Il contemple le magot. Il est courbé sur son ouvrage. Il fignole son raté comme un gosse de plage son génial pâté. Essayer, rater, essayer encore, rater, chuter dans les décors. Il se plante en splendeur, croise les skis dans la poudreuse : planté, flexion, extension du virus. Il loupe ses christianias, parachève un mandat. Emmanuel échoue comme un vieux loup de guerre, un académicien réfractaire. Et l’âge pivot dans tout ça ? L’émotion m’étreint. C’était le bon temps. Les années Théodule Delevoye, de revoyures tous les mois, à s’inviter à goûter pour le plaisir de se réunir, au crochet des gilets jaunes. Un temps d’échec sans complexe qui claque sec. Un temps de ratage prometteur, exécuté de main de maître. Souvenir de jeunesse, des premières liesses, des gais loupés. Emmanuel besogne d’arrache-pied, lit la nuit les fiers aphorismes de Giacometti. Les bonjours d’Alberto le ragaillardissent. « Mon seul souci serait de me restreindre le plus possible… Parce que, que cela aboutisse à un échec ou à une réussite, en réalité c’est exactement la même chose. Ou plutôt, il n’y a réussite qu’à la mesure de l’échec. Plus ça échoue, plus ça réussit. » (« Ecrits », Hermann, 1995). Emmanuel exulte. Il a extrait du grimoire d’Alberto de quoi habiller son deuxième mandat pour l’hiver. « J’ai un projet de dingue ! » confie-t-il au JDD. « Rater mieux », c’était bien. Beckett valait comme première fusée. Poubelle, maintenant. Usé jusqu’à la corde, à l’heure du tome 2 de « Révolution ». Désormais l’aventure spatiale exige une orbite présidentielle qui propulse Emmanuel vers un destin éternel. L’enjeu, sacré bonsoir, c’est sa bouille dans l’Histoire. Emmanuel est bouche bée devant les écrits de Giacometti. « Plus ça échoue, plus ça réussit ». La formule du bricoleur de Stampa lui va comme un masque, emblématise le deuxième et triomphal mandat.

samedi 30 janvier 2021

La reconnaissance du corps

Les profs de gym sont des plagistes de cour de récré. Ils occupent des cases de fainéants dans l’emploi du temps, des espaces blancs dans le cahier de textes des écoliers. Ils végètent en survêt. Pourtant, ce qu’ils prêchent ne court pas les rues : ils enseignent la vertu du corps. Au sens romain de courage. Au sens actuel de virtuel, d’accès au champ des possibles. Pas rien, pas moins que le joli baratin des profs de latin. Leur matière est méprisée par les doctes des ministères qui ne goûtent guère leurs manières. La discipline du corps est traitée par dessus la jambe. A vrai dire, ils pratiquent la philosophie sous des airs d’ahuris. Ces Aldo Maccione du gymnase répondent à l’interrogation de Spinoza : « Qu’est-ce que peut un corps ? » Rien de moins. Dans un petit livre d’entretiens qui tient dans une main d’enfant, Michel Serres, notre meilleur penseur de la mer, de la terre et des relations élémentaires, dit sa dette aux modestes éducateurs de la rectitude physique. D’eux, le philosophe alpiniste, troisième ligne aile et artiste sait que le corps est d’abord. Au commencement de toute aventure, y compris de l’esprit. Qu’il anticipe sur tout principe, qu’il devance l’appel du réel. Qu’il fraie le passage, qu’il précède le concept. « Que le Gascon y aille, si le Français n’y peut aller ». Le corps y va, quand la tête hésite, s’arrête, s’entête au statu quo, tarde à trouver ses mots. Dans la lignée de Montaigne, Serres fait du corps un Gascon téméraire, connaisseur local du réel, premier dans la cordée du savoir. Avant de mourir, Serres inspecte une chair, un cadavre avant l’heure, pratique la reconnaissance du corps. L’ouvrage parachève le travail d’un chef d’œuvre antérieur, « Variations sur le corps » (Le Pommier, 1999). « Mes profs de gym m’ont appris à penser » (Michel Serres, Insep/Le Cherche Midi, 2020)

jeudi 28 janvier 2021

Service Littéraire numéro 145

Service Littéraire est un mensuel rebelle. Il a la dent dure en littérature. Il a une idée fixe : la langue française. Dans le numéro de février, Gaston Bachelard en couverture, je publie mon premier texte. « Mauricette » ouvre le feu. Il est vrai que c’est la vocation de cette croisée de la première ligne, l’impétueuse nature de la première vaccinée française. Certes, mes compagnons de LinkedIn en ont déjà eu la primeur. Mais je ne résiste pas au plaisir narcissique de me relire, de voir « Mauricette » imprimée sur du papier journal. A cela, Service Littéraire ajoute un commentaire très obligeant sur « Dancing de la Marquise », mon avant-dernier livre, dans la rubrique « On trouve ça bien ». Moi aussi.

mercredi 27 janvier 2021

Allez vous faire foutre

Je me réveille. La télé ressasse un journal, rabâche ses nouvelles. Je me réveille. Je saisis le message au vol, mémorise une adresse, pianote les touches du bidule, clique, clique et reclique, confesse un âge, révèle la situation géographique de mon gîte, dévoile un motif de consultation. S’affiche une lumière, une sorte de ciel bleu : « première injection vaccin ». J’exulte. Je bégaie de l’index, clique encore et encore. Un communiqué s’imprime, s’achève à l’impératif. « En raison d’une forte demande, ce centre n’a plus de disponibilités : 1 134 vaccinations vont avoir lieu dans les 28 prochains jours. Réessayez dans quelques jours ou cherchez un autre centre ». Bref, allez vous faire foutre ! On se bat sans cartouches, c’est écrit sans hypocrisie, sans menterie : « plus de disponibilités ». La guerre déclarée au virus, Mauricette en tête, faute d’un chef valide, se poursuit dans une misère noire, s’éternise dans la disette, la mendicité, le renoncement, l’humiliation. Je suis fait prisonnier, ligoté, emmuré. Je raconte une guerre, ma première guerre. Je témoigne de la stratégie Mauricette de l’état-major. Je ne sais pas comment m’évader. Je voudrais sortir de là. Gagner le large, atteindre le petit vaccinodrome du coin, sonner à la porte du 3 rue de Lisbonne. Ma liberté a un nom : Allez vous faire foutre.

vendredi 22 janvier 2021

La Baie des Anges

Hier sur Ciné+ Classic, j’ai oublié la guerre. L’après « Lola » de Jacques Demy s’appelle « La Baie des Anges ». Je l’ai revu. J’aime le jeu. Plus haut, plus juste, plus beau que le travail. J’ai relu un passage de « Dancing de la Marquise ». Je n’en change pas une virgule. Je rajoute la figure de Paul Guers. « Il est des jours où la couleur fait mal aux yeux. Trop de stridence chromatique casse les oreilles. On se réfugie alors dans un passé de luxueux films aux ombres ouvragées. Le noir et blanc repose des cris de couleurs vives. Il apaise jusqu'au son des dialogues. On entre dans La Baie des Anges, le film de Jacques Demy, « comme dans une église ». Le mot est de Jeanne, à moitié paumée, blonde créature rejetée de la vie, égarée sur la Riviera. Il évoque le rituel des salles de jeu aux heures sans soleil. On se décoiffe dans un casino : pas besoin d'écouteurs, de casque ou de fils pour jugulaire. La liturgie de la roulette enivre comme le goût persistant d'un vin voyou. Demy s'applique. La tête du spectateur tournoie comme la bille des rouges et des noirs. La litanie des numéros sortis rythme le récit telle la ritournelle d'un jeu de marelle. La maladie du jeton est peinte avec une juste affection, un charme secret pour les embellies du hasard. On s'émeut de Jeanne et de son addiction, de Jean et de son improbable diction. Mais le plus beau réside dans le "Jean !" panique, cri de chair de Jeanne, détonation finale, dans le bleu du ciel aveugle. La suicidée du tapis vert dépose son arme, se convertit, rentre dans les ordres, s'enfuit du Negresco. L'admirable fin rappelle La Peau Douce, le coup de fusil de femme trahie, à bout portant, sur Desailly, ou l'explosion solaire du Mépris. Autant de derniers cris. C'est l'histoire de Jeanne et Jean, gens sans entregent, adonnés aux jeux vénéneux d'autres salles obscures, dans une ronde infernale ponctuée d'alcools forts. On croise la silhouette nonchalante, presque perverse, de Paul Guers, comédien d’instinct. » Dancing de la marquise, 2020, 5 Sens Editions, page 44/45 Disponible à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexionpamphlet/322-dancing-de-la-marquise.html