lundi 6 janvier 2025

Il y a quinze ans, mourait Philippe Séguin

Il est mort du cœur. Loin de la gloire de l’été, des lumières de l’enfance, dans la grisaille d’un hiver comme les autres, sous un ciel au front bas. Chirac ne craint personne sauf Séguin, un diable d’homme. Sur les photos des journaux, c’est Séguin qui impose le respect, sa légitimité, qui pose en majesté sa nature de président. La souveraineté est un mot qui d’abord sied à sa personne. À ses basques, Chirac candidat lui serre la main en valet de pied, au mieux en lieutenant. La relation Séguin/Chirac n’est pourtant médiocre, ni pour l’un, ni pour l’autre. Criblé de mille fêlures, Chirac se tasse auprès du volcanique et trop humain mangeur de pizzas. Séguin, bardé de tous ses doutes, use avec coquetterie de sa chatoyante intelligence, admire l’énergie militaire, la persévérance laborieuse du soldat Chirac. Ils se sentaient, l’un et l’autre, à demeure au milieu du peuple. On ne sait pourquoi ils se sont choisis, peut-être pour une commune réserve à l’endroit de l’arrivisme bourgeois. Le peuple était touché par la pudeur, le secret, le panache des deux. Séguin n’avait besoin ni de droiture revendiquée, ni de bottes pour arpenter le terrain politique. C’était un chêne, d’essence méditerranéenne, né dans la probité, en pleine tragédie. Il était enraciné dans l’Histoire de France. Séguin a exercé un charme fou plutôt qu’un vrai pouvoir sur les foules. Chirac lui doit une fière chandelle, celle d’avoir décroché la timbale élyséenne. Car Séguin a donné de l’épaisseur intellectuelle, de l’éloquence enfiévrée, de la gravité sémantique aux pâles idées d’une droite boutiquière. Mais Séguin a commis l’irréparable. Séguin est mort à son destin le jour où il a rendu son tablier du parti post-gaulliste. Il a envoyé valdinguer dans les décors les ors de la République. Les mots de sa démission n’étaient pas les bons. Il signifiait son congé au sacrifice de ses jours à la vie politique, qu’elle soit grandiose ou mesquine, au nom de la préservation intime de ses jardins secrets. Ce jour-là, il a trahi Churchill, il a renié de Gaulle. Il ne s’est pas donné tout entier à la France. Il a privilégié une sorte de pacte avec lui-même qui ne pouvait le satisfaire. La République perdait un talent d’exception. Ce grand professionnel, si sourcilleux du travail bien fait, a bâclé sa sortie. Séguin a fini ses jours parmi les grands esprits aux dons inaboutis. Avec lui disparaît une vraie rareté sur l’échiquier politique. La mort de Séguin n’efface pas seulement « une certaine idée de la France », revue et corrigée pour les temps modernes, mais élimine un style, un caractère, un tempérament apte à dessiner le chemin d’une grandeur à réinventer. Avec un orgueil sans mesure et une simplicité bénédictine, il sut se conduire en seigneur d’une République d’Epinal. Durant l’une de ces festivités obligatoires, dans les fastes de l’hôtel de Lassay, je me souviens de sa noble stature, de sa digne rondeur, postée dans l’embrasure de la porte d’entrée, saluant un à un, jusqu’au dernier des convives, à l’issue du raout. Le style, s’il répugne assez souvent à embellir l’action des puissants, définit ici à coup sûr l’homme dans sa vérité. Séguin possédait pleinement la manière d’être maître de son art. C’est pourquoi sa désertion de la présidence de parti reste une faute impardonnable, se ressent comme un chagrin qui fait bifurquer un destin. Elle laisse une profonde estafilade, une large cicatrice sur le front de la nation. Par la véhémence de ses fulgurances, entre saintes colères et tristes tendresses, Philippe Séguin appartient au cercle des hommes seuls, sans tiédeur, qui sont le sel de la terre. Il était, comme on dit, haut en couleur. Car toujours à la hauteur voulue, vert de fureur, familier des colères noires, sans crainte aucune de quoi que ce soit de médiocre, sans peur bleue, mais les joues rouges, écarlates, d’un homme embarrassé par sa timidité. Il nous manque pour lever les yeux, relever le niveau de la chefferie ordinaire. Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, juin 2018, pages 46/48). L’ouvrage peut être commandé chez l’éditeur à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

mercredi 1 janvier 2025

Un rictus enfantin de requin

Il a sa part dans la débâcle. Moi j’en ai ma claque du loustic. L’éternel stagiaire de l’Elysée nous admoneste, fait les gros yeux, nous regarde en face, nous associe au ratage de Bibi, partage en seigneur un loupé grandiose, offre aux gueux l’insuccès d’un bon vouloir : donner la parole au peuple infantile, telle une reine jetant des brioches aux manants. A l’école, l’insolent élève objecterait au maître qui le chapitre pour son zéro à la dictée : « J’ai ma part ». Mais avec un regard circulaire sur la classe entière. Le garnement du Nouvel An collectivise ses insuffisances d’orthographe et d’orthodoxe gouvernance en désignant du menton ses voisins de pupitre. J’ai horreur des ses frôlements d’épiderme, de son obsession tactile qui va de la caresse d’une pommette à la bourrade dans le dos. On n’a pas fait la guerre ensemble. Pas encore. Dans un naufrage, dans le canot de sauvetage, je l’imagine forcer sur les papouilles qui mouillent, s’égarer à des privautés, des gestes déplacés, et basculer un compagnon d’infortune dans l’eau d’une vague avec un rictus enfantin de requin. Il nous embringue durablement dans la connerie, se défausse de ses lubies et gamineries, jouit d’un nombril de petit dandy, de petit marquis de Picardie. Bref, il pousse un peuple, une nation, à la flotte, saute à pieds joints sur le radeau, droit dans ses petites bottes, et sans destination. Nous sommes floués par l’homme flou. Il se fiche comme d’une guigne de nos sous, les disperse aux quatre vents, s’assied sur le tas de dettes qu’il appelle l’Etat, l’évacue même du petit boniment de la Saint Sylvestre. Il soigne une fantaisie, un bon plaisir de joueur de pipo, invite les gueux à « trancher », non pas sa tête mais sur du papier à en-tête, comme dans un grand débat, à renouer avec le temps béni de la parole décomplexée, inutile et bien rangée des cahiers de doléances sans enjeu ni consistance. Inutile d’essayer de patoiser le béarnais. Rien ne nous interdit en cette nouvelle année, s’il est vrai que 2025 est le carré de 45, de passer d’un à deux présidents et de quatre à cinq premiers ministres en douze mois. « Impossible n’est pas français ! » claironne l’excellente altesse franchouillarde.

lundi 30 décembre 2024

Je voeux

Le roi dit nous voulons Du bleu neuf ou d’occasion Soldate en tenue de cobalt Je toise un ciel, scande une voyelle, Gaza, gazette, l’i grec, L’u kraine Aucun rire, ni l’avenir, ni rien d’ici N’ont vieilli Vœux pas que les années soient inchangées Comme leurs fillettes à joues défaites J’aimerais demeurer sa proie J’aimerais que la beauté, Ses croisées d’ogives, Ne bouge pas d’un iota.

mercredi 25 décembre 2024

La Marraine

La vitrine de Bâillerou est saturée de têtes de gondole. La notoriété nécessite une visibilité. Briguer un pouvoir réclame une lumière, requiert d’être notoire. Le premier carré de l’escouade paloise est juchée sur un piédestal pyrénéen, bien en vue, au premier plan, à portée des mal voyants. Les autres, la piétaille, faute d’être notoires, vaquent à leurs obligations de petits notaires à cocarde, s’ébrouent dans un anonymat de ministère qui n’est pas d’Etat, donc interdit de médias. Gérald, Bruno, Manuel et Lili sont des couvertures d’office des magazines de haute littérature. Ils sont destinés à squatter les JT de janvier, février, à exhiber leurs frimousses bien lissées, leurs bobines bien éclairées jusqu’à satiété, bien sûr jusqu’à la prochaine censure qui va les peiner. Extrêmement. Les déambulations routières, ferroviaires, aéroportuaires avec coups de menton autoritaires ont commencé sans crier gare dès les premiers santons remballés dans les cartons. Gérald et Bruno multiplient les itinéraires stratégiques, les vagabondages d’images mémorielles, à portée de pales d’hélicoptères. Visites coup de poing, coucous à l’improviste, poignées de mains spontanées, selfies de pure empathie, dans les prisons, commissariats, tribunaux. La rivalité des déplacements sur ledit terrain, dans la boue de Mamoudzou, crée des embouteillages de cortèges tricolores. Lili l’impératrice exige la parité, demande qu’on la photographie dans les écoles, sous un préau, devant le tableau noir, à la cantine avec les gosses qui mangent des légumes bio. Manuel se borne à l’usage des longs courriers pour communiquer ses valeurs exemplaires et sa pensée universelle. Il vole et voit loin. Il fourre des bottes de randonneur pour la boue de Mamoudzou, un ticheurte « I love Mayotte », des bouteilles d’Hepar à distribuer à la manière Kouchner, tasse le tout dans sa malle Vuitton. Il aime Mamoudzou jusqu’à la déraison. C’est sa ville de cœur, loin devant Barcelone et Evry. Il songe à s’y installer durablement. Gérald rappelle à bon escient, encore et déjà, qu’il se dénomme Moussa et que sa mère fait des ménages, que son père sert à boire des canons de rouge au comptoir. Il pense que ça compte, cite Albert Camus, prix Nobel. Un signe. Tous ces encombrants ministres se bousculent déjà sur un petit écran. Devant un micro, ils soignent « un narratif » subtilement émotif, prononcent un gentil discours de protection, articulent un adorable babil d’accompagnement. Bâillerou fait des sauts réguliers à Pau, vote le budget du club de rugby. On le voit souvent avec sa veste à rosette, manière de moquer Sarkozy qui en sera désormais privé. Edouard, Laurent et Gabriel sont contraints de ruer dans les brancards pour que les médias condescendent à filmer leurs trognes d’opposants bien présents. La visibilité n’a d’autre enjeu que la désirable timbale élyséenne. Or le calendrier appartient à l’indocile et sémillante Marine, l’authentique Marraine de l’actuelle mafia. Elle vient encore de refuser au petit Xavier le poste de secrétaire d’Etat aux anciens combattants. Il lui est interdit d’exposer son faciès jusqu’à la Saint Glinglin, ou tout au moins de le cantonner aux kermesses de Saint Quentin. L’invisibilité est une maladie honteuse dont un peuple, l’absent par excellence hors le temps du scrutin, ne guérit que par le coup de gueule, l’émeute ou la jacquerie.

samedi 21 décembre 2024

Paul Meurisse aurait 112 ans

Fred adore Théobald, ce commandant d’opérette, Paul Meurisse, meilleur histrion de sa génération, à phrasé sentencieux et rictus de détresse. L’acteur comique est économe de ses zygomatiques. Il traîne un flegme, trimbale une lassitude, débarde une insoucieuse nonchalance à longueur d’historiette. Il est flanqué du génial Dalban, comédien d’instinct à la gouaille gourmande, buriné à coups de verres dans le nez, champion de la dévotion, docteur honoris causa de l’entourloupe de malfrat. Poussin est un royal larbin. Fred a coulissé ses binocles sur un crâne d’époque. Il est hilare quand il regarde l’inénarrable Dromard, loustic goguenard de dimanche soir. Son côté voyou, ganache, vieille France fait mouche. Fred est accoudé à son fauteuil attitré. Il a lâché ses mots croisés sur le velours jaune. Il s’est installé dans la diagonale de télé. Il s’octroie la joie, deux heures sans rancœur. Mais j’y songe maintenant. J’ai distordu la vérité. L’histoire est destinée à faire croire. J’invente à mesure que je gravis la pente. J’écris au mépris du respect du récit. Le livre est dans ma peau. C’est un texte d’épiderme avec les mots sur les os. Je reprends le fil du film. Il était une fois. Il était une fois un roi. Fred se voit dans l’amant d’Edith Piaf. Meurisse est drapé d’un imper mastic, coiffé d’un galurin rustique. Il tient son pistolet comme une chandelle d’aubergiste. Il trotte sur l’asphalte. Il maîtrise son geste dans une langue précise. Il cite Shakespeare quand la situation empire. Rien ne l’étonne, sauf une beauté d’espionne. Rien ne l’émeut, sauf une beauté de feu. Gaia Germani est une fille d’Italie, une brunette exquise qui défie la cinématographie d’académie. Après Carné ou Renoir, Melville avait senti la fêlure du merveilleux acteur, superstitieux au point de refuser de mourir sur scène. L’improbable clerc de notaire, natif de Dunkerque, mange de la vache enragée, croise Pierre Dac qui l’embringue en virée. Il sera pensionnaire de la maison de Molière. J’ai l’âge de Meurisse quand il meurt du cœur. Fred lui a survécu trente ans. Flaubert ne voulait pas écrire mais faire rire. Il se crée une identité burlesque, endosse l’habit du clown de maison, ne s’appartient qu’en la personne du Garçon, morveux rigolard, fruste et grossier. Le chirurgien de Rouen intervient sur-le-champ. L’idiot de la famille ne sera pas saltimbanque. Flaubert se vengera de son père sur le front littéraire. Fred ne s’est pas endormi devant les images de la nuit. Toutes ces facéties le divertissent. Meurisse le préserve de l’ennui. Il ignore que Robert Dalban est l’amant de Madeleine Robinson. Moi pas. Fred saisit l’album d’Oumpah-Pah, se lève d’un bond, éteint la lumière du salon, traverse l’entrée, bifurque à gauche, verrouille la porte des chiottes. C’est un lieu d’aisance qu’il accommode en cagibi de plaisance. Là il lit. Hubert de la Pâte Feuilletée continue, à pas feutrés, l’aventure du commandant Dromard et du sous-fifre Poussin. Il est seul avec sa gueule. Il oublie ce qu’il lit. Il rit des tueries. Fred imagine un paradis. Il est sensible au style. https://catalogue.5senseditions.ch/fr/recit-de-vie/295-fred.html

vendredi 20 décembre 2024

Il y a 17 ans mourait Louis Poirier

Les livres à pensées dispersées de Julien Gracq – une demi-douzaine – consentent à cette politesse de vous laisser errer parmi l’éventail des pages. On ouvre le volume au petit bonheur. La main sent le grain cartonné comme l’écho lointain d’une paume. L’auteur nous invite au libre désordre de la lecture, nous convie au délicieux plaisir du vagabondage littéraire. Chaque phrase est vêtue d’une parure absolue, d’un habit définitif. Elle est une œuvre sculptée, en plein présent, sans avant ni lendemain. La phrase qui suit est un autre roman. Le livre entier est un chapelet égrené, phrase après phrase, où se récite l’artisanale prière. On range les précieux opuscules par couleur d’arc-en-ciel. On saisit l’ouvrage par la tranche ocre, entre l’olive et l’azur. On touche du doigt la jolie facture de la maison Corti. Je suis gracquien, livre deuxième. Car l’histoire d’Allan et de Christel est écrite juste après « Au Château d’Argol », l’œuvre inaugurale, saluée d’entrée de jeu par Breton, le maître de Gracq. À toute fiancée d’alors, j’abandonnais le précieux livre, le récit intouché d’une arrière-saison balnéaire, d’une attente et d’un secret, troués par la magie d’Allan, scandés par l’altier désœuvrement de jeunes gens hors du temps. Gracq exécuta cette luxueuse nouvelle, ce petit roman à couverture d’azur, dans l’inconfort de la guerre et la promiscuité de chambrée. C’est un livre, venu de Silésie, qui ne lâche plus son lecteur, immobilise un cri. Il faut le lire haut, extraire les mots du silence, risquer l’aventure de la voix, donner aux voyelles leur couleur originelle. J’ai récité le texte de Gracq dans ma retraite à Highgate, en pleine lumière de Méditerranée, sous les toits de Paris, dans un grenier de Normandie. Je confiais à la phrase de Gracq le soin de réveiller le monde, d’imprimer sa marque sur les saisons, d’établir son style sur les choses de la géographie. L’homme impose à l’époque sa stature d’artiste. Il a cent ans, mille ans, tout le temps devant lui. À l’heure où les regards se perdent, comme tant de métiers d’artisanat, où l’écriture n’est plus qu’un rictus de convention, une gênante réminiscence de la jouissance des sens, Julien Gracq est planté devant les eaux étroites du fleuve, simple et loin, dans la splendeur du travail fait. L’écrivain Poirier domine la littérature du dernier demi-siècle, de la tête et des épaules. Il s’est tu, s’est retranché dans un silence fracassant, s’est consacré seulement à ses impérieux tourments. Bref, il s’est appliqué à polir sa manière de dire. S’il a parlé, c’est pour refuser net le trophée des lettrés. Il était dans ses livres comme l’ermite dans ses psaumes. Vers le grand âge, la ronde des admirateurs a raccourci ses cercles, a réduit ses manœuvres d’approche. Le déjeuner littéraire au bistrot du coin est devenu matière à publication rapide. Mais Gracq ne décernait pas de bons points à la cohorte des compagnons de l’hypothétique tour de France. Il remuait des souvenirs sans importance devant la Loire de son enfance. Julien Gracq est le Charles de Gaulle de notre littérature. Les deux hommes ne s’accommodaient pas d’imprécision. Ils n’ont pas cédé sur l’essentiel : la grande querelle d’une France et de sa langue. Ils ont donc joui d’une infinie liberté dans leur discipline. De Gaulle appelle. Gracq attend. De Gaulle appelle de Londres. Gracq attend Irmgard à la gare de Brévenay. Le général provoque l’événement. L’écrivain guette l’instant plein. De Gaulle a d’emblée recherché « un normalien qui sache écrire ». L’oiseau rare se dénomma Pompidou, camarade de Poirier. Julien le Gaullien, voisina dans les parages, voyagea dans les songes de « la princesse des contes », femme fatale des « Mémoires de Guerre. » Il n’appartenait à aucune académie. À personne. Aux seules voyelles et consonnes. La mort du vieil écrivain est une plaie vive sans cicatrice possible. Un homme au long règne nous abandonne en rase campagne. Je me recueille à l’écoute des premiers accents de Parsifal. Je prie le dieu majestueux des beautés inexorables. Sans défense, nous sommes tirés comme des lapins, jetés dans l’errance d’une lointaine enfance. Tout va vite sous la dictée du souvenir. Escalier, rue de Grenelle. Destination Louis Poirier. Sonnerie timide et doux toc, toc. Personne. Je me sauve car j’ai peur. Je me réchauffe d’un rugueux florentin au chocolatier du coin. Ma jeunesse faiblissait. Je projetais un « Cinématogracq », festival imaginaire des films muets cités dans ses carnets non massicotés. Reste l’attente, le risque d’attentat, le désir et l’amour, les trois mots du Christ : « Noli me tangere ». J’ai aimé sans mesure le rituel somptueux d’ « Un Beau Ténébreux ». L’irréalité d’Allan s’est plantée dans ma chair à pleines canines. Morsure d’une vie. J’étais peiné que Gracq répudie ce livre de jeunesse. Il avait bouleversé la mienne et fléché sa sortie. Le marcheur d’après-guerre, professeur au lycée Malherbe de Caen, arpente la route qui chemine vers Villedieu-les-Bailleul. Au loin, à main gauche, Gracq désigne les bois ébouriffés. C’est la forêt de Gouffern : j’y suis né. Je suis né, pour la deuxième fois, d’une page des Lettrines. C’est un signe de la main, un bonjour de pèlerin. Nuit noire de décembre deux mille sept, nuit d’ardoise sur la splendeur des phrases. Rien de nouveau sous le soleil des voyelles. À ceci près, que la beauté est en péril. C’était de petits livres ouvragés, à peine cartonnés, de la taille d’une boîte de cartouches, qu’on s’échangeait comme des talismans. C’était une certaine idée de la dignité d’ouvrier. https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html J'exhume Gracq de la brume. J'hume le volume. On a déterré des liasses de phrases, des cahiers d'écolier, de la taille d'une boîte de cartouches. C'est un livre sur le chemin de ronde, autrement dit sur le monde. Louis Poirier règle ses arriérés à la postérité. Gracq et son gang - Hal, Lero, Bertold vaquent à leurs besognes vagabondes. Ils veillent aux embuscades barbares. "Elle s'appelle Aega" nous confie l'un des gars. Gracq s'enrubanne d'illuminations guerrières. Sa dépense littéraire est somptuaire. Dans la splendeur d'une géographie, Gracq risque sa peau, frotte ses mots à la terreur de la terre, cogne le heurtoir d'Aega. J'ai fini la fine bouteille d'alcool gris, d'étiquette Corti. « Les Terres du Couchant » nécessitent une cuillerée en se levant. Page cent-neuf, Gracq croque un profil de lecteurs : "Lero reposait exsangue et paisible, avec cette espèce de sourire qu'il avait et que Bertold appelait en riant son sourire privé - un étrange sourire de consentement et de connivence, pareil à celui qui vous reste parfois sur les lèvres en refermant un livre." Gracq publia un récit absolu. J'en exhume deux majestueuses séquences. Grange voit l'horizon comme une étrange illumination. Il règle son regard sur une démarche enjouée, la liberté à cloche-pied, la frivolité d'une petite fille isolée, sur la laie des bois de Moriarmé. Le soldat trouve une proie à portée. Gracq, chemin faisant, dans une nature où l'homme exerce une filature, métamorphose une gamine en femme endeuillée. Mona accepte le duel comme une douceur, consent au rêve comme à une trêve, tend sa joue comme on s'amuse à la balle. Mona nomme une solitude, un isolat, l'anonymat d'un monde. A hauteur d'elle, le soldat identifie le paysage de son exil. "Je ne déteste pas faire la guerre avec des gens qui ont choisi leur façon de déserter". L'attente, avec un trou, désigne un attentat. La guerre a perforé les chairs. Le blockhaus est réduit à un tas d'os. Grange se hisse jusqu'à la maison de Mona. Gourcuff l'a lâché. Il est blessé. Il traîne sa jambe endommagée par le layon qui mène à la maison abandonnée. "Tout une saison" pensait-il. Il se demandait s'il l'avait aimée. C'était moins et mieux: il n'y avait eu de place que pour elle". Ici et là, j'ai grignoté des mots de Gracq comme des cerises sur l'arbre. Je dévore un vieil entretien sur Jules Verne. En bon élève, j'ai griffonné deux adjectifs sur un bout de papier : "maléficiée", "entretoisé". Le magique géographe définit les Balkans comme "une région maléficiée". La malice n'est jamais loin du maléfice. Gracq cite ainsi Giraudoux à l'enterrement de je ne sais plus qui : "Allons nous-en, il n'est pas venu." Je sors sonné, résolument égaré, du bouquin blanc de Gracq. J'ai tardé. J'ai attendu la saison, saisi l'occasion d'une trouée du calendrier. « Le Rivage des Syrtes » jette un sort, bouge le corps, agite les peurs du lecteur. Le vieux Marino est un amiral somptueux. J'aime de Vanessa sa loi, les brumes matinales de Maremma. Relire la nuit fatale au palais, sans hâte, comme l'été, très exact, je le fais des sonorités de Mandiargues. Blondin, critique à Rivarol, a fléché dans le mille, défini le style de métier, son genre de beauté : "Un imprécis d'histoire et géographie à l'usage des civilisations rêveuses." Mais Gracq jette un bâillon sur la bouche à clairon. Gracq est autoritaire sur ce qu'il sait faire. S'il évoque « Le Rivage des Syrtes », il s'exprime de la sorte : "J'aurais voulu qu'il ait la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l'orage, qui n'a aucun besoin de hausser le ton pour s'imposer, préparé qu'il est par une longue torpeur imperçue " (« En Lisant en Ecrivant », Librairie José Corti, 1951, page 216). Les conséquences se moquent des causes. La linéarité n'est pas mon genre de beauté. Un bouquin d'artiste est un pain de dynamite. Je demeure précautionneux avec « Un Beau Ténébreux ». J'attends que cesse une peur. Il me brûle les phalanges. Je fais les cent pas. Je m'interdis le récit de Gracq. Je crains la fiction, les sortilèges d'une créature de perdition. Je pense à autre chose, à la prose de ses temps morts. Des carnets de Gracq, on grappille des miettes comme l'étourneau fait du cerisier un banquet, on se satisfait au hasard des plis d'accordéon du volume, de ses pages sonores, d'une ou deux phrases, comme d'amicaux saluts, sur l'art de se taire, d'écrire, de saisir l'éphémère. "J'ai retrouvé dans un bref récit de Patrick Modiano, qui s'intitule « Villa Triste », ce climat recueilli et paisible de deuil blanc - ces mails frais ratissés chaque matin de leurs feuilles mortes, ces tilleuls, ces hôtels en crème fouettée... ces bourgades thermales fantômes de l'automne où les passants semblent à la fois plus légers et moins bruyants qu'ailleurs. Et c'est un beau livre" (« En lisant en écrivant », Librairie José Corti, page 279, 1980). « Liberté Grande » et « Villa Triste » sont des titres magiques. A feuilleter les livres dont ils sont les sourires d'hospitalité, on bouscule une amitié, on trahit une blessure. Introuvable dans Le Littré, ce mot de Gracq, « requimpette » qu'il affecte à Steinitz, génie bouffi des échecs, et qui veut dire "petit manteau". La même voix enchanteresse asticote ma paresse. Gracq la réveille des ses « Carnets » magiques. "Quand je lis Nabokov critique, passe jusqu'à moi chaque fois le bienheureux désespoir qu'il ressent de ne pouvoir transmettre à l'auditeur ou au lecteur le bonheur de langue, la félicité littéraire native propre à Gogol ou à Pouchkine, le sentiment que de tels écrivains sont terrés dans leur langue, et aussi puissamment crochés en elle, des dents et des ongles, que le blaireau dans son réduit" (Page 235). On fait une croix d'un désarroi. Il me manque de cette terre dans la bouche pour lire en frère une littérature de souche à jamais étrangère. https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/322-dancing-de-la-marquise.html

jeudi 19 décembre 2024

19 décembre 1964, Panthéon : Malraux, Moulin, de Gaulle

Malraux, malreux, malheureux vite dit, vieillit à Verrières le Buisson, loin de la brousse et de la sagesse, proche ami de la folie. Dans ses contorsions de visage, ses arabesques de main et ses concassages de mots, Malraux évoque Artaud, mais Verrières n’est pas Rodez, Malraux n’est pas Momo, moins beau sous son faux air de faussaire. Ami de la folie. Ami génial écrit de Gaulle. Ami des génies, du général et des mauvais. Malraux sait trouer la phrase avec de vrais cartouches. Au Siam, il chipera les dernières économies d’une vieille civilisation d’Orient: Nique Ta Khmère. Mais Malraux, c’est quand même un type qui frissonne pour une voyelle, qui s’émeut pour une virgule. Au reste, il y a beaucoup d’élégance à aimer l’art de son temps, c’est à dire de Gaulle. Oui, Malraux - tics, toc, tact - frappe fort à la porte de l’Histoire. Il revient au Panthéon comme sur les lieux d’un cri. “ Aujourd’hui jeunesse... ”. Ce visage de craie secoue l’indécis alliage de ses brisures. Il exorcise sa hantise de la finitude par la bougeotte aventurière, l’émoi d’un faux mouvement. Malraux voit du même oeil que Baudelaire, le noir. “ Chez Malraux, la vision précède la vue ”, diagnostique en connaisseur Dominique de Roux. C’est l’âge où son corps s’est fixé, comme un lézard vieillard à cuir rouge, à l’arrêt sur la photo du souvenir, grands yeux saisis dans les phares de l’éphémère, entre Mandiargues et Neruda finissants. Cet aventurier est roturier de l’intelligence. “ Malraux chez Louise de Vilmorin, c’est le vieux rêve rentré de Proust admis chez la duchesse de Guermantes ”. Fulgurant Dominique de Roux qui traque à merveille cette espèce de gibier, et qui tord le cou, d’une phrase immédiate, à la thèse du complot anti-Proust. Malraux ne fait que rattraper le temps perdu. Gaullien? Pourquoi? Pour rien. Rien que pour de Gaulle. Et puis, la mort, qui rôde et lui mordille les chevilles. Celle du grand père et du père qui le vaccine du suicide, du petit frère et du grand frère en Dostoïevski, de la belle romancière et de ses fils. Cette mort, il l’apprivoise en chef, comme une affaire de famille. Elle vient des femmes puisqu’elles donnent la vie. Il remue cette idée de grandeur, brève apparition de rêve, qu’il a vue, qu’il veut revoir, sa vie durant. C’est pourquoi Malraux shoote dans le “ petit tas ” et prend l’avion. Ce grand brûlé des accidents de l’Histoire s’envole vers le ciel pour contempler la terre. En Drieu, il croit, il admire un dieu à rire sec, dandy à griffe, brutal et doux comme le métal. Dans la cour des grands, le mirobolant Dédé veut ressusciter la fraternité des récrés. Il est élégant, pour l’exemple. Chic et déstructuré, ample. Car les enfants regardent. “ Les honneurs déshonorent; le titre dégrade; la fonction abrutit ”. Goncourt, colonel, ministre, grand homme de Panthéon, Malraux résiste au klaxon de Flaubert. C’est un résistant à peau coriace. D’ailleurs, le Panthéon lui sert de prétexte à gueuloir. Il y déclame la Résistance. D’où son amour pour la beauté, qui toise de haut la mort des hommes. Bref, Malraux ne fait qu’une bouchée du déshonneur de la gloire. Il se fiche de cela. A la manière de Chateaubriand: “ La gloire est pour un vieil homme ce que sont les diamants pour une vieille femme: ils la parent, et ne peuvent l’embellir ”. Malraux devient beau comme un Rousseau car tels sont les canons des camions du Panthéon. André s’est ennuyé à se voir embaumer. Il n’a pas supporté cette faute de goût, la sotte trouvaille de collégiens dévoués: les grands chats d’Egypte. Il s‘est repassé sa vie comme s’il allait mourir. Revoir une jeunesse. Aujourd’hui. https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html