vendredi 20 décembre 2024

Il y a 17 ans mourait Louis Poirier

Les livres à pensées dispersées de Julien Gracq – une demi-douzaine – consentent à cette politesse de vous laisser errer parmi l’éventail des pages. On ouvre le volume au petit bonheur. La main sent le grain cartonné comme l’écho lointain d’une paume. L’auteur nous invite au libre désordre de la lecture, nous convie au délicieux plaisir du vagabondage littéraire. Chaque phrase est vêtue d’une parure absolue, d’un habit définitif. Elle est une œuvre sculptée, en plein présent, sans avant ni lendemain. La phrase qui suit est un autre roman. Le livre entier est un chapelet égrené, phrase après phrase, où se récite l’artisanale prière. On range les précieux opuscules par couleur d’arc-en-ciel. On saisit l’ouvrage par la tranche ocre, entre l’olive et l’azur. On touche du doigt la jolie facture de la maison Corti. Je suis gracquien, livre deuxième. Car l’histoire d’Allan et de Christel est écrite juste après « Au Château d’Argol », l’œuvre inaugurale, saluée d’entrée de jeu par Breton, le maître de Gracq. À toute fiancée d’alors, j’abandonnais le précieux livre, le récit intouché d’une arrière-saison balnéaire, d’une attente et d’un secret, troués par la magie d’Allan, scandés par l’altier désœuvrement de jeunes gens hors du temps. Gracq exécuta cette luxueuse nouvelle, ce petit roman à couverture d’azur, dans l’inconfort de la guerre et la promiscuité de chambrée. C’est un livre, venu de Silésie, qui ne lâche plus son lecteur, immobilise un cri. Il faut le lire haut, extraire les mots du silence, risquer l’aventure de la voix, donner aux voyelles leur couleur originelle. J’ai récité le texte de Gracq dans ma retraite à Highgate, en pleine lumière de Méditerranée, sous les toits de Paris, dans un grenier de Normandie. Je confiais à la phrase de Gracq le soin de réveiller le monde, d’imprimer sa marque sur les saisons, d’établir son style sur les choses de la géographie. L’homme impose à l’époque sa stature d’artiste. Il a cent ans, mille ans, tout le temps devant lui. À l’heure où les regards se perdent, comme tant de métiers d’artisanat, où l’écriture n’est plus qu’un rictus de convention, une gênante réminiscence de la jouissance des sens, Julien Gracq est planté devant les eaux étroites du fleuve, simple et loin, dans la splendeur du travail fait. L’écrivain Poirier domine la littérature du dernier demi-siècle, de la tête et des épaules. Il s’est tu, s’est retranché dans un silence fracassant, s’est consacré seulement à ses impérieux tourments. Bref, il s’est appliqué à polir sa manière de dire. S’il a parlé, c’est pour refuser net le trophée des lettrés. Il était dans ses livres comme l’ermite dans ses psaumes. Vers le grand âge, la ronde des admirateurs a raccourci ses cercles, a réduit ses manœuvres d’approche. Le déjeuner littéraire au bistrot du coin est devenu matière à publication rapide. Mais Gracq ne décernait pas de bons points à la cohorte des compagnons de l’hypothétique tour de France. Il remuait des souvenirs sans importance devant la Loire de son enfance. Julien Gracq est le Charles de Gaulle de notre littérature. Les deux hommes ne s’accommodaient pas d’imprécision. Ils n’ont pas cédé sur l’essentiel : la grande querelle d’une France et de sa langue. Ils ont donc joui d’une infinie liberté dans leur discipline. De Gaulle appelle. Gracq attend. De Gaulle appelle de Londres. Gracq attend Irmgard à la gare de Brévenay. Le général provoque l’événement. L’écrivain guette l’instant plein. De Gaulle a d’emblée recherché « un normalien qui sache écrire ». L’oiseau rare se dénomma Pompidou, camarade de Poirier. Julien le Gaullien, voisina dans les parages, voyagea dans les songes de « la princesse des contes », femme fatale des « Mémoires de Guerre. » Il n’appartenait à aucune académie. À personne. Aux seules voyelles et consonnes. La mort du vieil écrivain est une plaie vive sans cicatrice possible. Un homme au long règne nous abandonne en rase campagne. Je me recueille à l’écoute des premiers accents de Parsifal. Je prie le dieu majestueux des beautés inexorables. Sans défense, nous sommes tirés comme des lapins, jetés dans l’errance d’une lointaine enfance. Tout va vite sous la dictée du souvenir. Escalier, rue de Grenelle. Destination Louis Poirier. Sonnerie timide et doux toc, toc. Personne. Je me sauve car j’ai peur. Je me réchauffe d’un rugueux florentin au chocolatier du coin. Ma jeunesse faiblissait. Je projetais un « Cinématogracq », festival imaginaire des films muets cités dans ses carnets non massicotés. Reste l’attente, le risque d’attentat, le désir et l’amour, les trois mots du Christ : « Noli me tangere ». J’ai aimé sans mesure le rituel somptueux d’ « Un Beau Ténébreux ». L’irréalité d’Allan s’est plantée dans ma chair à pleines canines. Morsure d’une vie. J’étais peiné que Gracq répudie ce livre de jeunesse. Il avait bouleversé la mienne et fléché sa sortie. Le marcheur d’après-guerre, professeur au lycée Malherbe de Caen, arpente la route qui chemine vers Villedieu-les-Bailleul. Au loin, à main gauche, Gracq désigne les bois ébouriffés. C’est la forêt de Gouffern : j’y suis né. Je suis né, pour la deuxième fois, d’une page des Lettrines. C’est un signe de la main, un bonjour de pèlerin. Nuit noire de décembre deux mille sept, nuit d’ardoise sur la splendeur des phrases. Rien de nouveau sous le soleil des voyelles. À ceci près, que la beauté est en péril. C’était de petits livres ouvragés, à peine cartonnés, de la taille d’une boîte de cartouches, qu’on s’échangeait comme des talismans. C’était une certaine idée de la dignité d’ouvrier. https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html J'exhume Gracq de la brume. J'hume le volume. On a déterré des liasses de phrases, des cahiers d'écolier, de la taille d'une boîte de cartouches. C'est un livre sur le chemin de ronde, autrement dit sur le monde. Louis Poirier règle ses arriérés à la postérité. Gracq et son gang - Hal, Lero, Bertold vaquent à leurs besognes vagabondes. Ils veillent aux embuscades barbares. "Elle s'appelle Aega" nous confie l'un des gars. Gracq s'enrubanne d'illuminations guerrières. Sa dépense littéraire est somptuaire. Dans la splendeur d'une géographie, Gracq risque sa peau, frotte ses mots à la terreur de la terre, cogne le heurtoir d'Aega. J'ai fini la fine bouteille d'alcool gris, d'étiquette Corti. « Les Terres du Couchant » nécessitent une cuillerée en se levant. Page cent-neuf, Gracq croque un profil de lecteurs : "Lero reposait exsangue et paisible, avec cette espèce de sourire qu'il avait et que Bertold appelait en riant son sourire privé - un étrange sourire de consentement et de connivence, pareil à celui qui vous reste parfois sur les lèvres en refermant un livre." Gracq publia un récit absolu. J'en exhume deux majestueuses séquences. Grange voit l'horizon comme une étrange illumination. Il règle son regard sur une démarche enjouée, la liberté à cloche-pied, la frivolité d'une petite fille isolée, sur la laie des bois de Moriarmé. Le soldat trouve une proie à portée. Gracq, chemin faisant, dans une nature où l'homme exerce une filature, métamorphose une gamine en femme endeuillée. Mona accepte le duel comme une douceur, consent au rêve comme à une trêve, tend sa joue comme on s'amuse à la balle. Mona nomme une solitude, un isolat, l'anonymat d'un monde. A hauteur d'elle, le soldat identifie le paysage de son exil. "Je ne déteste pas faire la guerre avec des gens qui ont choisi leur façon de déserter". L'attente, avec un trou, désigne un attentat. La guerre a perforé les chairs. Le blockhaus est réduit à un tas d'os. Grange se hisse jusqu'à la maison de Mona. Gourcuff l'a lâché. Il est blessé. Il traîne sa jambe endommagée par le layon qui mène à la maison abandonnée. "Tout une saison" pensait-il. Il se demandait s'il l'avait aimée. C'était moins et mieux: il n'y avait eu de place que pour elle". Ici et là, j'ai grignoté des mots de Gracq comme des cerises sur l'arbre. Je dévore un vieil entretien sur Jules Verne. En bon élève, j'ai griffonné deux adjectifs sur un bout de papier : "maléficiée", "entretoisé". Le magique géographe définit les Balkans comme "une région maléficiée". La malice n'est jamais loin du maléfice. Gracq cite ainsi Giraudoux à l'enterrement de je ne sais plus qui : "Allons nous-en, il n'est pas venu." Je sors sonné, résolument égaré, du bouquin blanc de Gracq. J'ai tardé. J'ai attendu la saison, saisi l'occasion d'une trouée du calendrier. « Le Rivage des Syrtes » jette un sort, bouge le corps, agite les peurs du lecteur. Le vieux Marino est un amiral somptueux. J'aime de Vanessa sa loi, les brumes matinales de Maremma. Relire la nuit fatale au palais, sans hâte, comme l'été, très exact, je le fais des sonorités de Mandiargues. Blondin, critique à Rivarol, a fléché dans le mille, défini le style de métier, son genre de beauté : "Un imprécis d'histoire et géographie à l'usage des civilisations rêveuses." Mais Gracq jette un bâillon sur la bouche à clairon. Gracq est autoritaire sur ce qu'il sait faire. S'il évoque « Le Rivage des Syrtes », il s'exprime de la sorte : "J'aurais voulu qu'il ait la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l'orage, qui n'a aucun besoin de hausser le ton pour s'imposer, préparé qu'il est par une longue torpeur imperçue " (« En Lisant en Ecrivant », Librairie José Corti, 1951, page 216). Les conséquences se moquent des causes. La linéarité n'est pas mon genre de beauté. Un bouquin d'artiste est un pain de dynamite. Je demeure précautionneux avec « Un Beau Ténébreux ». J'attends que cesse une peur. Il me brûle les phalanges. Je fais les cent pas. Je m'interdis le récit de Gracq. Je crains la fiction, les sortilèges d'une créature de perdition. Je pense à autre chose, à la prose de ses temps morts. Des carnets de Gracq, on grappille des miettes comme l'étourneau fait du cerisier un banquet, on se satisfait au hasard des plis d'accordéon du volume, de ses pages sonores, d'une ou deux phrases, comme d'amicaux saluts, sur l'art de se taire, d'écrire, de saisir l'éphémère. "J'ai retrouvé dans un bref récit de Patrick Modiano, qui s'intitule « Villa Triste », ce climat recueilli et paisible de deuil blanc - ces mails frais ratissés chaque matin de leurs feuilles mortes, ces tilleuls, ces hôtels en crème fouettée... ces bourgades thermales fantômes de l'automne où les passants semblent à la fois plus légers et moins bruyants qu'ailleurs. Et c'est un beau livre" (« En lisant en écrivant », Librairie José Corti, page 279, 1980). « Liberté Grande » et « Villa Triste » sont des titres magiques. A feuilleter les livres dont ils sont les sourires d'hospitalité, on bouscule une amitié, on trahit une blessure. Introuvable dans Le Littré, ce mot de Gracq, « requimpette » qu'il affecte à Steinitz, génie bouffi des échecs, et qui veut dire "petit manteau". La même voix enchanteresse asticote ma paresse. Gracq la réveille des ses « Carnets » magiques. "Quand je lis Nabokov critique, passe jusqu'à moi chaque fois le bienheureux désespoir qu'il ressent de ne pouvoir transmettre à l'auditeur ou au lecteur le bonheur de langue, la félicité littéraire native propre à Gogol ou à Pouchkine, le sentiment que de tels écrivains sont terrés dans leur langue, et aussi puissamment crochés en elle, des dents et des ongles, que le blaireau dans son réduit" (Page 235). On fait une croix d'un désarroi. Il me manque de cette terre dans la bouche pour lire en frère une littérature de souche à jamais étrangère. https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/322-dancing-de-la-marquise.html

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