samedi 12 avril 2014

Nous nous reverrons



Nous étions trois hommes. Elle était Notre Dame, grande dame. Elle s’inquiétait du sort de chacun.
Maman se tord dans l’espace. Elle s’est fracassée la face sur la table en bois. Elle sommeille les joues ensoleillées sur son dernier oreiller. Je touche ses doigts qui pressent ma paume. « Je vous téléphonerai en arrivant ». Ma phrase est sans usage. Je n’arriverai plus jamais. Il est trop tard. Maman est morte le lendemain de la Saint Jean Baptiste. Saint Jean Baptiste, précurseur de Jésus-Christ.
J’ai du temps à perdre. Je chemine dans le vieux Poitiers. Je tue le temps avant de blablater à la faculté. Mes yeux s’arrêtent à la devanture d’une échoppe. Le libraire exhibe un ouvrage de Pierre Loti. Je lis derrière la vitre les derniers mots d’un fils à sa mère : « Tu y crois, toi, n’est ce pas ? que nous nous reverrons ? ». C’est la question des questions.

Tertu. Elle s’est nourrie des variations du ciel et des loopings des premières hirondelles. Elle a tant regardé la couleur des fleurs, tant veillé à la soif de la terre.
Elle vouvoyait son chien avec une simplicité de reine. Tertu : elle repeignit sa première lettre, gomma le « t », lui préféra Vertu. Maman séjourna à Vertu, naturellement chez elle. Vertu sans bondieuseries ou moralisme de pacotille. Non, vertu au sens latin, romain, c’est à dire courage. Maman déploya l’énergie d’une mère courage. Courbée sur sa canne, elle allait en première ligne sous la mitraille de l’âge. Jamais, elle ne recula ni ne déserta son destin.
Au plus près de sa mort, vers les derniers de ses vieux jours, elle nous a converti à sa religion du courage. J’ai succombé à sa douce ténacité. Contre vents et marées, elle a résisté aux tourments du grand âge. Notre Dame était une soldate de Dieu. Une merveilleuse soldate.

Il faudra vivre les jours d’après. J’écris. Je n’arrive pas à dénouer mon écriture. C’est l’heure précise de ma sonnerie du matin où vite elle se saisirait du combiné les doigts collants de miel.
Maman était la survivante d’un jeu de massacre. Elle ne pliait pas, seule avec sa mémoire longue et son amour inépuisable de vieille dame parcheminée. Elle était Notre Dame.
Elle a pressenti l’ennemi, sa manœuvre d’approche. Quand l’aîné des ses frères percuta de la tôle. Quand Papa s’absenta pour quinze années sans mémoire. Quand Jean, le cadet, s’en alla au terme d’une longue marche. Quand Papa baissa la nuque, acquiescement à l’heure dite. Quand sa petite sœur Myriam rendit son âme en bon ordre. Quand Jo lâcha la dernière main secourable.
Nièces et neveux l’appelèrent de son vrai nom : Tita. Tita comme le tictac de son cœur.
Tita, petite tante, était un mot d’enfant qui désignait une infinie tendresse, un regard si bleu de compassion. Elle savait l’amour plus fort que la mort. Elle ne vécut que de ça. Elle s’est jetée dans l’amour, la tête haute.
Maman était ce qu’on nommait jadis une femme de devoir. Et son devoir sur Terre, c’était l’amour. Sa raison d’être, son premier et dernier souffle.
Elle a rejoint la maison du Père. Mais sa maison était déjà la maison du Bon Dieu. Elle nous accueillait avec tant d’attention, avec tant d’affection
Maman consacra sa vie aux seuls témoignages, preuves et actes d’amour.
Femme de foi, d’autrefois. Femme de foi, si peu de loi et de mesure, démesurément aimante. Femme de foi et de folle énergie qui savait compatir au chagrin des plus meurtris.

Maternelle, elle me donna sa langue. La langue d’une mère. Ce murmure intérieur court dans mes veines jusqu’à mon dernier bonsoir.
Sa frêle vaillance défendait le dernier point haut d’une génération. Ses yeux de la couleur du ciel s’étaient ouverts rue de Logelbach, à côté du Parc Monceau, il y a presque un siècle, au sortir d’une très grande guerre. Elle vénéra son père, garda toujours dans le regard le pétillement d’un jour d’éblouissement, la joie d’un Paris libéré.
Son père et La Libération étaient deux soleils secrets. Maman nous quitta un jour pour veiller sa mère, s’agenouiller à son chevet. C’était l’été du premier homme sur la lune. Nous regardions la Méditerranée. On voyait les étoiles. Papa nous prêta ses jumelles. Maman est revenue qui n’avait rien vu.

L’excès de vie l’a tuée. Elle savait bien que Dieu est nul en calcul. Maman ne comptait pas. Puisqu’elle aimait.
Maman nous a faussé compagnie, cette même compagnie des amis qu’elle appréciait tant. La solitude lui pesait davantage avec l’âge.
Elle était née le 20 juin, Papa le 20 mars. L’été s’était fiancé avec le printemps. Elle aimait la lumière, les couleurs, la gaieté autour d’elle. Son bonheur était d’avoir « tout son petit monde, autour d’elle ».

Plusieurs fois blessée, tombant, vacillant, claudiquant. A chaque fois, elle s’était relevée, pleine d’espoir et de projets. Maman était la grand-mère de substitution de tant d’enfants, une sorte de bonne maman orangeade, attentionnée à tous. Elle distribuait sa bonté comme on découpe le gâteau du goûter. A chacun sa part d’égard, son quignon de considération.
Maman a tout donné, a tout abandonné avec une générosité sans pareille. Elle n’avait plus de force parce qu’elle nous l’avait communiquée, jour après jour, jusqu’à son dernier baiser.

« Aujourd’hui, Maman est morte. Ou peut-être hier. Je ne sais pas ». On dirait les premières phrases d’un roman absurde, d’un roman universel de prix Nobel, qu’on a lu comme ça sans y penser dans l’insouciance d’une jeunesse.
J’ouvre Albert Cohen. « Les fils ne savent pas que leurs mères sont mortelles ». Un fils ne veut pas de cette douleur-là. Jamais de la vie.
Maman était Notre Dame, grande dame. J’aurais voulu l’aimer, la chérir davantage. La secourir. La retenir doucement par le bras. J’aurais voulu que notre amour soit plus fort que la mort.
Je ne peux imaginer vivre sans vous. Vous nous protégiez des misères comme une mère seule sait faire.
Maman voulait être enterrée avec sa petite fille, la petite sœur de mon âge, morte au premier jour, sans prénom ni baptême. Elle voulait rejoindre Arielle, ma jumelle, et l’emmener au Ciel avec elle.
Il n’est de paradis que perdus, à la loterie de la vie.

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