lundi 9 mars 2015

La grande politique

La grande politique se construit sans l'éloge d'un peuple, au large du Pacifique, sous la dictée d'une ténacité, sous une flambée d'intérêts, dans une diversité d'adversités.
De Gaulle voit l'abîme comme une Chine. Il s'accoude à l'Histoire, rafistole une mémoire, résiste au désespoir.
De Gaulle est une bonne connaissance, une grande musique, un roi sans format, ordinaire dans sa joie. On déboulonne De Gaulle, il rigole, on dégringole.
Le bouquin de François, moine à Ligugé, est un travail de bénédictin, de foi en la splendeur du rien. La pauvreté libère de la propriété. Elle préserve d'une impropriété. "De toutes les industries de l'homme, l'insensible transformation du rêve en ambition est sans doute la plus sale".
La grande politique est une vaste querelle pour le partage du ciel, l'amour mystique de l'essentiel. La présence gaullienne est une résurrection, l'insurrection d'une nation assez moyenne. De Gaulle est intouchable. Noli me tangere. Il est le fugitif dont on garde la soif.
"Dans la société des hommes, l'activisme voisine étrangement avec l'inertie. L'activisme pour l'accessoire avec l'inertie pour l'essentiel. Il semble que celle-ci soit proportionnelle à celle-là".
De Gaulle n'est pas tenable. Il s'éclipse. De Roux, autre roi, dit sa loi: "Il est l'homme qui est là". Il lave les pieds de ses administrés. C'est un roi d'éternité qui se nourrit d'instantanés. "L'instant est un mets de roi, mais ordinaire, car un roi véritable l'est ordinairement".

dimanche 8 mars 2015

Bon sang !

Bernard est ponctuel. Je vois sa tête clandestine dans le judas. Son visage biaise, au bord d'un malaise. La porte pivote. Les joues s'interrogent, se joignent les doigts. La grandeur de Bernard est de tailler dans le large. Bien que courtaud, il est haut comme l'oiseau.
La lumière ricoche comme une torche. Le cerisier capte l'émoi d'anorak, sa fragilité d'homme exact. Bernard s'affranchit du noir. Il adosse sa pelisse. Midi pétille comme mille points sur les i. Je souffre d'un vide. En moi cogne un cri: "J'en suis bleue !". Un ciel hors réel l'imite sans limite.
Tous les mots qui s'entassent pèsent peu devant nos yeux. Bernard s'assied sur la crête, casse un corps de géométrie comme un fusil d'après-midi. De la banquette, il toise la bibliothèque.
- Bon sang !
La pièce fait place au temps qui passe. Hélène a raccroché. Nous sommes quatre. Il se penche vers le tapis, pose son calice, tient droite sa figure, regarde la façade couleur de plâtre. Il n'a pas de masque. L'élastique d'une peau s'étire, s'interdit un sanglot. Nos verres se choquent. L'éternité claque.
- C'est beau !

vendredi 6 mars 2015

"Toujours quelque chose de brisé"

Je feuillette un petit ouvrage de chevet, les fragments posthumes de Roland Barthes, les billets griffonnés d'un fils à jamais endeuillé.
Il est des visages qui répugnent au masque. Dans les mondanités ostentatoires ou autres assemblées d'usage, l'ennui s'imprimait à livre ouvert sur la figure du docte sémiologue.
L'oeil de Roland Barthes ne cache pas son deuil. Il erre dans le blanc d'une misère. Il se tasse contre l'épaule de Proust. Roland Barthes trouve un bâton de détresse.
Juillet s'achève. Il ne lui reste que deux saisons. Il est courbé sur la correspondance de Marcel Proust, parue chez Nizet. La Bibliothèque Nationale lui prodigue assistance, un soutien minimal d'urgence.
Proust, qu'il sollicite, dont il cogne à la porte, écrivait à Georges de Lauris, autre fils éprouvé. Il sait que la délicatesse est un fruit de civilisation, une sensibilité qui hésite, entre deux tentations, entre deux précipices. La beauté jette à la volée sa bonté. Elles sont les deux paumes indivises d'une même prière.
Les mots de Proust, je les restitue in extenso, tellement leur écho fait défaut, secoue le reste d'humanité où s'encorde un chagrin:
"Maintenant, je peux vous dire une chose: vous aurez des douceurs que vous ne pouvez pas croire encore. Quand vous aviez votre mère vous pensiez beaucoup aux jours de maintenant où vous ne l'auriez plus. Maintenant vous penserez beaucoup aux jours d'autrefois où vous l'aviez. Quand vous serez habitué à cette chose affreuse que c'est à jamais rejeté dans l'autrefois, alors vous la sentirez tout doucement revivre, revenir prendre sa place, toute sa place près de vous. En ce moment ce n'est pas encore possible. Soyez inerte, attendez que la force incompréhensible qui vous a brisé, vous relève un peu, je dis un peu car vous garderez toujours quelque chose de brisé. Dites-vous cela aussi car c'est une douceur de savoir qu'on n'aimera jamais moins, qu'on ne se consolera jamais, qu'on se souviendra de plus en plus".
Barthes sort du manuel d'art, prêt pour le centenaire de son aurore. Il est mort pour de bon. Il fait face au square aux allégories de fleuves. Il ne lui reste que deux saisons.



jeudi 5 mars 2015

Le bon pain

Dans la bonne humeur d'une cantine de séminaire, Jean-Luc S. est un scénariste, triste et causeur. Il apprécie que je remplisse bien son calice de vin de Saint-Pourçain. A ses voisins d'appétit, il confesse le secret d'un nombril: "Je voulais être Joyce, punto e basta !".
Aujourd'hui le gaillard pose sa veste de cuir. Le massif plumitif abandonne sa grande gueule de leader syndicaliste. Il écrit une vie d'Arletty qu'il dédie à Laetitia Casta, l'adorable ragazza.
L'actrice s'approprie la gouaille exquise de fille de blanchisseuse. Elle est effrontée comme il sied à sa beauté. Les joues de l'enfance sont ses dents de la chance.
Jean-Luc S. a fait le job sans le coup de main de Joyce. Avec de la bouteille, désormais du métier, il s'est résigné à signer de son nom magnifié. Il s'appelle Seigle comme le bon pain.

mercredi 4 mars 2015

La frugalité et l'émerveillement

Il est moine. La prière d'abbaye est un nécessaire de poésie. Elle est éclatée sur la page comme la blessure d'un visage.
Il est moine à Ligugé. Marin pêcheur à ses heures, contemplateur de splendeur. Il enseigne la théologie de la liturgie. Traduit Ephrem de Nisibe. La patrologie syriaque est un lieu d'étincelles où Dieu fait feu, invente un ciel.
François est un prénom qui va de soi. L'écriture est une mince parure. Son quatrième volume pèse une plume. C'est un bloc de prière, une torche de beauté, un roc de spiritualité.
Dans la masse infernale de papier journal, les mots nous parlent mal. François Cassingena-Trevedy cause à bonne hauteur, offre un toit, hors la loi. Il se rit de la nuit, s'oriente à la clarté des lucioles: "La frugalité et l'émerveillement sont les deux auréoles du plaisir" (Etincelles IV, Editions Ad Solem, page 36).

mardi 3 mars 2015

La voix d'un texte

L'amphithéâtre a fait peau neuve. Les murs ont blanchi, relégué dans une nuit d'amnésie la cinémathèque des origines. La rue d'Ulm exhume les photographies de Jaurès, se réapproprie la mémoire du lieu-dit.
Sur l'estrade, un fervent professeur jongle avec ses volumes de La Pléiade, égare ses notes d'agrégé, retrouve ses papiers comme ses clés.
Il fait tandem avec Denis Podalydès qui classe ses feuillets, l'observe amusé, se concentre sur son thème. Chateaubriand hérite de l'exact patronyme. La voix d'un texte sollicite un émoi, impose un respect, apprivoise une attention.
La salle est comble, comblée du timbre des Mémoires d'outre-tombe. L'hirsute amateur de guillemets  s'enivre de voyelles, scande la phrase du roi René, libère ses doigts dans l'espace, mime la cadence de soleil que l'acteur révèle à l'oreille.
La menotte du chef est une baguette de fée. Le comédien se dresse soudain, exige d'être debout comme s'il réclamait à boire, comme s'il dégrafait la croisée pour mieux admirer la vallée. Podalydès a besoin de tout son corps pour lire en majesté, de hausser le regard pour dire la sobriété sonore de la mort de madame de Beaumont.

lundi 2 mars 2015

Constantin de Roumanie

Durant ma vie, la sculpture de Brancusi ne m'a jamais faussé compagnie. Dominique de Roux, à l'âge d'homme, m'introduisit à la sauvage élégance d'artiste, à la géométrie pure d'un tailleur de grand style.
Depuis, je me suis converti à la splendeur de Roumanie. J'observais la main ronde d'un père comme le dos d'une cuiller, une forme lumineuse de Brancusi.
Du temps du cruel despote, je fus émerveillé par la Colonne sans fin qui troue le ciel de Targu Jiu. J'aime l'autorité, l'évidence de colombe, de la poésie de Brancusi. Elle révèle la matière à sa vocation d'éclair, à sa vérité de lumière, à sa verticalité dernière.
Les mots de Brancusi ont la netteté du cristal, une simplicité de maître ouvrier, un parti pris d'orfèvrerie. "Crée comme Dieu, ordonne comme un roi, travaille comme un esclave". "Les choses ne sont pas difficiles à faire, ce qui est difficile c'est de nous mettre en état de les faire". Constantin de Roumanie s'est épanoui à l'écart du grand Rodin de Paris.