vendredi 6 mars 2015

"Toujours quelque chose de brisé"

Je feuillette un petit ouvrage de chevet, les fragments posthumes de Roland Barthes, les billets griffonnés d'un fils à jamais endeuillé.
Il est des visages qui répugnent au masque. Dans les mondanités ostentatoires ou autres assemblées d'usage, l'ennui s'imprimait à livre ouvert sur la figure du docte sémiologue.
L'oeil de Roland Barthes ne cache pas son deuil. Il erre dans le blanc d'une misère. Il se tasse contre l'épaule de Proust. Roland Barthes trouve un bâton de détresse.
Juillet s'achève. Il ne lui reste que deux saisons. Il est courbé sur la correspondance de Marcel Proust, parue chez Nizet. La Bibliothèque Nationale lui prodigue assistance, un soutien minimal d'urgence.
Proust, qu'il sollicite, dont il cogne à la porte, écrivait à Georges de Lauris, autre fils éprouvé. Il sait que la délicatesse est un fruit de civilisation, une sensibilité qui hésite, entre deux tentations, entre deux précipices. La beauté jette à la volée sa bonté. Elles sont les deux paumes indivises d'une même prière.
Les mots de Proust, je les restitue in extenso, tellement leur écho fait défaut, secoue le reste d'humanité où s'encorde un chagrin:
"Maintenant, je peux vous dire une chose: vous aurez des douceurs que vous ne pouvez pas croire encore. Quand vous aviez votre mère vous pensiez beaucoup aux jours de maintenant où vous ne l'auriez plus. Maintenant vous penserez beaucoup aux jours d'autrefois où vous l'aviez. Quand vous serez habitué à cette chose affreuse que c'est à jamais rejeté dans l'autrefois, alors vous la sentirez tout doucement revivre, revenir prendre sa place, toute sa place près de vous. En ce moment ce n'est pas encore possible. Soyez inerte, attendez que la force incompréhensible qui vous a brisé, vous relève un peu, je dis un peu car vous garderez toujours quelque chose de brisé. Dites-vous cela aussi car c'est une douceur de savoir qu'on n'aimera jamais moins, qu'on ne se consolera jamais, qu'on se souviendra de plus en plus".
Barthes sort du manuel d'art, prêt pour le centenaire de son aurore. Il est mort pour de bon. Il fait face au square aux allégories de fleuves. Il ne lui reste que deux saisons.



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