vendredi 16 avril 2021

Tita Missa Est

Pourquoi avez-vous écrit Tita Missa Est ? Tita Missa Est restitue un visage, dessine un portrait de femme, esquisse une figure littéraire, se désigne comme le livre de ma mère. Le récit entrepris m’a donné du fil à retordre. A vrai dire, j’ai écrit un livre que je ne sais pas écrire. A la différence de Fred, écrit d’une traite, Tita Missa Est a nécessité des haltes, des temps d’interrogation, une volonté de bien dire, la résolution de ne pas se mentir. D’emblée pourtant le livre se place au voisinage de Fred. Il requiert une écriture siamoise. Il réfracte une lumière de même nature, questionne des bribes de vie qui s’expriment de manière fragmentée, sous la dictée d’une mémoire incertaine, à partir de souvenirs remodelés. Je reconstruis des péripéties. J’en respecte le scrupuleux ressenti. La vérité d’émotion impose une narration. L’ouvrage est en quelque sorte, même involontaire dans son tracé, le second volet d’un diptyque littéraire. Il est la réplique féminine du livre de mon père. Tita s’égrène en quatre lettres. Comme Fred. Un petit bout d’alphabet suffit à orienter le tremblé d’une écriture. J’ai rompu la gémellité. Tita, si émouvante dans sa simplicité, s’est appelée, le temps du livre : Tita Missa Est. Car la liturgie du dimanche a scandé sa vie. Quand, dans un silence bref, l’abbé jette ses bras vers la nef, congédie ses ouailles, libère le temps d’une nouvelle Genèse à refaire dans la semaine. Tita était pieuse, heureuse des paroles du prélat. Moi je crois en Tita. Je me suis souvenu d’Ajar, le double de Gary. J’ai songé à la vie devant soi. Aujourd’hui la vie n’est plus devant moi, ne va plus de soi d’aller devant moi. Le passé décolore l’avenir. Il s’octroie la maîtrise de la ligne d’horizon, vise au retour des sensations d’hier, se projette dans un temps qui s’arrête. Derrière ou devant, c’est pareil, je regarde une mère. Je la peins. J’ai de la peine. C’est une morte qui repose sous une pelletée de remords. Je crois en elle, à un vieux sourire, du même bleu que ses yeux. Dans le demi-jour, je fais demi tour. Les dieux s’éloignent. Tita seule témoigne. Quelle différence avec Fred ? J’ai fignolé le portrait d’une cause qui m’échappe, ébauché les contours d’une femme qui m’a aimé comme personne ne savait. Avec Fred, on s’est tout dit. De son vivant. Il était fulgurant. Les regards ont suffi. Ils sont exhaustifs, dissuadent l’épitaphe. Ils flèchent dans le mille. Se débarrassent des mots qui ratent leur cible. Avec Tita, la conversation était hachée par l’incompréhension. Elle s’est interrompue, décousue par les malentendus. A une mère, un fils ne parle jamais bien, ne se situe pas à hauteur du mystère. Je lui ai infligé des fadaises, des sornettes de mauvais fils. J’ai mal veillé à l’éphémère sensation d’un temps qui parchemine un visage. Oui. A mesure que les jours s’écourtent, que les dieux du monothéisme se distancient des vies d’ici, Tita grandit dans la nuit. Oui. J’ai besoin d’elle comme d’une épaule qui acquiesce. Tita est un remords d’avant mourir. Tita Missa Est décalque un portrait de femme fragile, aussi robuste qu’un chêne sessile. J’évoque trois sujets sans jamais pouvoir les démêler : Tita, moi, et Dieu, peut-être un peu. La messe est dite, toute promesse interdite. Personne ne m’attend. Personne n’est là. Sauf Tita. Elle squatte ma tête, me souffle une épithète. Tita patiente. Patiente zéro d’une épidémie de mots. Sur la banquette de dispensaire où je poireaute pendant des heures, j’engrange de nouvelles séquences de l’existence. J’observe l’attention avec laquelle l’infirmière cajole un gobelet de café, berce un godet cartonné qui brûle une paume. Quoi d’autre ? Une phrase du livre, peut-être : "J’ai l’air de galéjer, de jouer avec des mots, mais j’entreprends le portrait d’une vraie personne, je crayonne une chair qui vibre, j’exécute le croquis d’une femme qui a vécu, que j’ai vue devant moi, qui ne court pas les rues, qui repose dans la terre et dans ma tête." Elle résume l’ouvrage. Au reste, peu importe la matière pourvu qu’il y ait la manière. A la table des matières, j’ai toujours préféré la table des manières. Un dernier mot sur vos projets d’écriture, dans l’immédiat ? Je travaille à la rédaction d’une chronique des souffrances françaises. Le titre provisoire, c’est : Froid de gueux, temps de guerre. Au fil des jours, j’observe les postures de Jupiter, le cri dans le désert des Gilets Jaunes, la bataille du virus de Chine. J’achève un ouvrage sur Michel Serres, l’ami que j’ai connu. J’y mêle souvenirs de l’homme et commentaires des textes de philosophie. Les fées de Serres s’impose comme un titre sincère. Mais le gros morceau, c’est le travail d’écriture des treize carnets d’Italie sur lesquels j’ai griffonné mes impressions, mes entailles de voyage, mes croquis de vagabondage. Je peaufine, je fignole, j’élague, j’ajuste plus de mille pages rédigées à la diable. L’entreprise exige un temps long. Car l’Italie est un paradis, une merveille qui ensoleille une vie, une terre de beauté qui s’imprime durablement dans la chair. Je ressasse une vieille idée, un sujet d’une rare fraîcheur, le récit imaginaire des péripéties non écrites d’Albertine, l’héroïne de Proust. J’ambitionne une troisième lecture, lente et patiente, de l’œuvre de l’admirable artiste. Une quatrième, une cinquième, peut-être. J’écrirai une vie d’Albertine Simonet. La Recherche est un roman-fleuve, une mer exquise, striée de mots délicieux. Je me vautre, me délecte d’un texte, dérive dans le papier bible de mes Pléiade écornés, glisse à mon aise sur les phrases, ne veut pas sortir de l’eau, prisonnier des mots. Au sortir des flots, j’écrirai une vie d’Albertine Simonet. Si je réfléchis bien, tous les volumes écrits de la main d’un homme sont des livres de souvenirs, le témoignage d’une mémoire imprimé sur du papier.

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