dimanche 25 avril 2021

Francis Bacon, mort d’homme, 28 avril

Tita colorise six cerises, bleuit l’anse d’une théière, enlumine une mandarine. Sa peinture éblouit comme une modestie, une toile pieuse de Morandi. C’est quoi, la couleur, les figures, la peinture, l’amour sur les murs ? La toile est un ring. Le boxeur est une viande d’abattoir, une chair incarcérée, un corps tordu de douleur. Bacon peint la contorsion. C’est son mode d’émotion. Ses autoportraits sont des selfies de bête traquée, des bouts de visage tuméfié, de moitié de trogne scarifiée. Le boxeur est déganté, premier de saignée dans la tranchée, cogné de l’intérieur par d’indicibles démons. Manque à Bacon Jésus le guérisseur pour éradiquer le diable, chasser Belzébuth, souffler sur sa gueule pétrifiée, ventiler ses narines de sordide miséreux. La vitesse de la douleur est étourdissante, invite la bête à la danse, lui assigne une humilité d’homme, joue du fouet de palefrenier, du lasso de dompteur de chapiteau. S’il y a la viande pantelante, son destin de charogne, il y a mêmement le cri primal d’homme qui longuement ressent le mal d’un flagellement dément. La gymnastique du loustic est sans acoustique, murée dans une figure sans murmures. On dirait la haine d’une finitude, la rage d’une solitude. Les anamorphoses de Bacon ne sont pas roses, mais couleur chair, teintée de vilaine terre. Le peintre saisit l’effraction, la torsion brute. Dans ses courbures de hyène, le boxeur sans adversaire se retranche en ses entrailles, calcine une déréliction dans un soleil intérieur, pervers, d’hiver. Le pugiliste est un artiste. Un monstre. De là jaillit la couleur impeccable, sans péché, rutilante, luxueuse luxure de peinture aux grands aplats satinés d’orange et de jaune, arrière-plans à vif comme des brûlures de glace. Le boxeur est entortillé dans ses nœuds d’humanité musculeuse. Il est coincé à perpétuité dans un cérémonial de cruauté. Le corps se distord, s’accroupit, se nourrit d’élans coupés, s’envenime de lents mouvements reptiliens. Bacon hurle une chiennerie, en farde la féerie. Tous les hommes s’appellent Bacon. Bacon est un peintre d’instinct, qui colore la toile de contours humains, dont l’obsession est la sensation. Les pinceaux nous rentrent dans la peau, perforent un corps, trouent la figure. « Dès qu’une histoire s’élabore, l’ennui s’installe, l’histoire parle plus haut que la peinture ». Francis vend la mèche. C’est pareil en littérature. Je suis revenu à Beaubourg, un beau jour, aimanté par la peinture du sixième étage. A la remorque d’un art brutal, éperonné par une beauté qui s’interdit le paysage, les joliesses de la pire espèce, la fausse piste d’une histoire. Bacon ne raconte rien. Ne ramène pas sa fraise : il orne les cimaises. Il vise une fraîcheur de coup de poing. C’est un sentiment véhément qui se recueille en pleine gueule. Je me sens bien parmi les toiles, une peinture exécutée entre deux bitures, ses figures charnelles en diable, jamais conceptuelles, soumises au vent de l’éventuel, au seul verdict de l’accidentel. Rien n’est peint d’avance. La couleur est à peine sèche. La peinture de Bacon est l’art des apparitions, loin des sottes narrations. « Illuminations ». Rimbaud accole à la poésie un autre mot. Ils fabriquent un même risque. Si Bacon n’a rien à dire, il s’attache à ne pas mentir. Noblesse oblige. La chair est une terre, flagrante de vérité, une évidente réalité bouchère, une sorte de pornographie groggy. La couleur sonne, un corps frissonne. J’ignore au juste ce qu’on appelle un homme, mais si je reviens voir les selfies cabossés de l’Irlandais, c’est que précisément je n’ai pas le choix : je suis chez moi, face à la terreur d’un corps. Mais pourquoi, sacré bonsoir, la nature morte de Tita me fait-elle penser à Francis Bacon ? Ce texte est extrait de « Tita Missa Est » (5 Sens Editions, avril 2021). L’ouvrage est disponible chez l’éditeur à l’adresse suivante : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/recit-de-vie/436-tita-missa-est.html Il est en vente à la Fnac, sur Amazon et chez Décitre. Il est également référencé sur Dilicom (catalogue professionnel des libraires de France). Le libraire peut passer commande en envoyant un mail à : servicedistribution@5senséditions.ch

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