lundi 30 décembre 2024

Je voeux

Le roi dit nous voulons Du bleu neuf ou d’occasion Soldate en tenue de cobalt Je toise un ciel, scande une voyelle, Gaza, gazette, l’i grec, L’u kraine Aucun rire, ni l’avenir, ni rien d’ici N’ont vieilli Vœux pas que les années soient inchangées Comme leurs fillettes à joues défaites J’aimerais demeurer sa proie J’aimerais que la beauté, Ses croisées d’ogives, Ne bouge pas d’un iota.

mercredi 25 décembre 2024

La Marraine

La vitrine de Bâillerou est saturée de têtes de gondole. La notoriété nécessite une visibilité. Briguer un pouvoir réclame une lumière, requiert d’être notoire. Le premier carré de l’escouade paloise est juchée sur un piédestal pyrénéen, bien en vue, au premier plan, à portée des mal voyants. Les autres, la piétaille, faute d’être notoires, vaquent à leurs obligations de petits notaires à cocarde, s’ébrouent dans un anonymat de ministère qui n’est pas d’Etat, donc interdit de médias. Gérald, Bruno, Manuel et Lili sont des couvertures d’office des magazines de haute littérature. Ils sont destinés à squatter les JT de janvier, février, à exhiber leurs frimousses bien lissées, leurs bobines bien éclairées jusqu’à satiété, bien sûr jusqu’à la prochaine censure qui va les peiner. Extrêmement. Les déambulations routières, ferroviaires, aéroportuaires avec coups de menton autoritaires ont commencé sans crier gare dès les premiers santons remballés dans les cartons. Gérald et Bruno multiplient les itinéraires stratégiques, les vagabondages d’images mémorielles, à portée de pales d’hélicoptères. Visites coup de poing, coucous à l’improviste, poignées de mains spontanées, selfies de pure empathie, dans les prisons, commissariats, tribunaux. La rivalité des déplacements sur ledit terrain, dans la boue de Mamoudzou, crée des embouteillages de cortèges tricolores. Lili l’impératrice exige la parité, demande qu’on la photographie dans les écoles, sous un préau, devant le tableau noir, à la cantine avec les gosses qui mangent des légumes bio. Manuel se borne à l’usage des longs courriers pour communiquer ses valeurs exemplaires et sa pensée universelle. Il vole et voit loin. Il fourre des bottes de randonneur pour la boue de Mamoudzou, un ticheurte « I love Mayotte », des bouteilles d’Hepar à distribuer à la manière Kouchner, tasse le tout dans sa malle Vuitton. Il aime Mamoudzou jusqu’à la déraison. C’est sa ville de cœur, loin devant Barcelone et Evry. Il songe à s’y installer durablement. Gérald rappelle à bon escient, encore et déjà, qu’il se dénomme Moussa et que sa mère fait des ménages, que son père sert à boire des canons de rouge au comptoir. Il pense que ça compte, cite Albert Camus, prix Nobel. Un signe. Tous ces encombrants ministres se bousculent déjà sur un petit écran. Devant un micro, ils soignent « un narratif » subtilement émotif, prononcent un gentil discours de protection, articulent un adorable babil d’accompagnement. Bâillerou fait des sauts réguliers à Pau, vote le budget du club de rugby. On le voit souvent avec sa veste à rosette, manière de moquer Sarkozy qui en sera désormais privé. Edouard, Laurent et Gabriel sont contraints de ruer dans les brancards pour que les médias condescendent à filmer leurs trognes d’opposants bien présents. La visibilité n’a d’autre enjeu que la désirable timbale élyséenne. Or le calendrier appartient à l’indocile et sémillante Marine, l’authentique Marraine de l’actuelle mafia. Elle vient encore de refuser au petit Xavier le poste de secrétaire d’Etat aux anciens combattants. Il lui est interdit d’exposer son faciès jusqu’à la Saint Glinglin, ou tout au moins de le cantonner aux kermesses de Saint Quentin. L’invisibilité est une maladie honteuse dont un peuple, l’absent par excellence hors le temps du scrutin, ne guérit que par le coup de gueule, l’émeute ou la jacquerie.

samedi 21 décembre 2024

Paul Meurisse aurait 112 ans

Fred adore Théobald, ce commandant d’opérette, Paul Meurisse, meilleur histrion de sa génération, à phrasé sentencieux et rictus de détresse. L’acteur comique est économe de ses zygomatiques. Il traîne un flegme, trimbale une lassitude, débarde une insoucieuse nonchalance à longueur d’historiette. Il est flanqué du génial Dalban, comédien d’instinct à la gouaille gourmande, buriné à coups de verres dans le nez, champion de la dévotion, docteur honoris causa de l’entourloupe de malfrat. Poussin est un royal larbin. Fred a coulissé ses binocles sur un crâne d’époque. Il est hilare quand il regarde l’inénarrable Dromard, loustic goguenard de dimanche soir. Son côté voyou, ganache, vieille France fait mouche. Fred est accoudé à son fauteuil attitré. Il a lâché ses mots croisés sur le velours jaune. Il s’est installé dans la diagonale de télé. Il s’octroie la joie, deux heures sans rancœur. Mais j’y songe maintenant. J’ai distordu la vérité. L’histoire est destinée à faire croire. J’invente à mesure que je gravis la pente. J’écris au mépris du respect du récit. Le livre est dans ma peau. C’est un texte d’épiderme avec les mots sur les os. Je reprends le fil du film. Il était une fois. Il était une fois un roi. Fred se voit dans l’amant d’Edith Piaf. Meurisse est drapé d’un imper mastic, coiffé d’un galurin rustique. Il tient son pistolet comme une chandelle d’aubergiste. Il trotte sur l’asphalte. Il maîtrise son geste dans une langue précise. Il cite Shakespeare quand la situation empire. Rien ne l’étonne, sauf une beauté d’espionne. Rien ne l’émeut, sauf une beauté de feu. Gaia Germani est une fille d’Italie, une brunette exquise qui défie la cinématographie d’académie. Après Carné ou Renoir, Melville avait senti la fêlure du merveilleux acteur, superstitieux au point de refuser de mourir sur scène. L’improbable clerc de notaire, natif de Dunkerque, mange de la vache enragée, croise Pierre Dac qui l’embringue en virée. Il sera pensionnaire de la maison de Molière. J’ai l’âge de Meurisse quand il meurt du cœur. Fred lui a survécu trente ans. Flaubert ne voulait pas écrire mais faire rire. Il se crée une identité burlesque, endosse l’habit du clown de maison, ne s’appartient qu’en la personne du Garçon, morveux rigolard, fruste et grossier. Le chirurgien de Rouen intervient sur-le-champ. L’idiot de la famille ne sera pas saltimbanque. Flaubert se vengera de son père sur le front littéraire. Fred ne s’est pas endormi devant les images de la nuit. Toutes ces facéties le divertissent. Meurisse le préserve de l’ennui. Il ignore que Robert Dalban est l’amant de Madeleine Robinson. Moi pas. Fred saisit l’album d’Oumpah-Pah, se lève d’un bond, éteint la lumière du salon, traverse l’entrée, bifurque à gauche, verrouille la porte des chiottes. C’est un lieu d’aisance qu’il accommode en cagibi de plaisance. Là il lit. Hubert de la Pâte Feuilletée continue, à pas feutrés, l’aventure du commandant Dromard et du sous-fifre Poussin. Il est seul avec sa gueule. Il oublie ce qu’il lit. Il rit des tueries. Fred imagine un paradis. Il est sensible au style. https://catalogue.5senseditions.ch/fr/recit-de-vie/295-fred.html

vendredi 20 décembre 2024

Il y a 17 ans mourait Louis Poirier

Les livres à pensées dispersées de Julien Gracq – une demi-douzaine – consentent à cette politesse de vous laisser errer parmi l’éventail des pages. On ouvre le volume au petit bonheur. La main sent le grain cartonné comme l’écho lointain d’une paume. L’auteur nous invite au libre désordre de la lecture, nous convie au délicieux plaisir du vagabondage littéraire. Chaque phrase est vêtue d’une parure absolue, d’un habit définitif. Elle est une œuvre sculptée, en plein présent, sans avant ni lendemain. La phrase qui suit est un autre roman. Le livre entier est un chapelet égrené, phrase après phrase, où se récite l’artisanale prière. On range les précieux opuscules par couleur d’arc-en-ciel. On saisit l’ouvrage par la tranche ocre, entre l’olive et l’azur. On touche du doigt la jolie facture de la maison Corti. Je suis gracquien, livre deuxième. Car l’histoire d’Allan et de Christel est écrite juste après « Au Château d’Argol », l’œuvre inaugurale, saluée d’entrée de jeu par Breton, le maître de Gracq. À toute fiancée d’alors, j’abandonnais le précieux livre, le récit intouché d’une arrière-saison balnéaire, d’une attente et d’un secret, troués par la magie d’Allan, scandés par l’altier désœuvrement de jeunes gens hors du temps. Gracq exécuta cette luxueuse nouvelle, ce petit roman à couverture d’azur, dans l’inconfort de la guerre et la promiscuité de chambrée. C’est un livre, venu de Silésie, qui ne lâche plus son lecteur, immobilise un cri. Il faut le lire haut, extraire les mots du silence, risquer l’aventure de la voix, donner aux voyelles leur couleur originelle. J’ai récité le texte de Gracq dans ma retraite à Highgate, en pleine lumière de Méditerranée, sous les toits de Paris, dans un grenier de Normandie. Je confiais à la phrase de Gracq le soin de réveiller le monde, d’imprimer sa marque sur les saisons, d’établir son style sur les choses de la géographie. L’homme impose à l’époque sa stature d’artiste. Il a cent ans, mille ans, tout le temps devant lui. À l’heure où les regards se perdent, comme tant de métiers d’artisanat, où l’écriture n’est plus qu’un rictus de convention, une gênante réminiscence de la jouissance des sens, Julien Gracq est planté devant les eaux étroites du fleuve, simple et loin, dans la splendeur du travail fait. L’écrivain Poirier domine la littérature du dernier demi-siècle, de la tête et des épaules. Il s’est tu, s’est retranché dans un silence fracassant, s’est consacré seulement à ses impérieux tourments. Bref, il s’est appliqué à polir sa manière de dire. S’il a parlé, c’est pour refuser net le trophée des lettrés. Il était dans ses livres comme l’ermite dans ses psaumes. Vers le grand âge, la ronde des admirateurs a raccourci ses cercles, a réduit ses manœuvres d’approche. Le déjeuner littéraire au bistrot du coin est devenu matière à publication rapide. Mais Gracq ne décernait pas de bons points à la cohorte des compagnons de l’hypothétique tour de France. Il remuait des souvenirs sans importance devant la Loire de son enfance. Julien Gracq est le Charles de Gaulle de notre littérature. Les deux hommes ne s’accommodaient pas d’imprécision. Ils n’ont pas cédé sur l’essentiel : la grande querelle d’une France et de sa langue. Ils ont donc joui d’une infinie liberté dans leur discipline. De Gaulle appelle. Gracq attend. De Gaulle appelle de Londres. Gracq attend Irmgard à la gare de Brévenay. Le général provoque l’événement. L’écrivain guette l’instant plein. De Gaulle a d’emblée recherché « un normalien qui sache écrire ». L’oiseau rare se dénomma Pompidou, camarade de Poirier. Julien le Gaullien, voisina dans les parages, voyagea dans les songes de « la princesse des contes », femme fatale des « Mémoires de Guerre. » Il n’appartenait à aucune académie. À personne. Aux seules voyelles et consonnes. La mort du vieil écrivain est une plaie vive sans cicatrice possible. Un homme au long règne nous abandonne en rase campagne. Je me recueille à l’écoute des premiers accents de Parsifal. Je prie le dieu majestueux des beautés inexorables. Sans défense, nous sommes tirés comme des lapins, jetés dans l’errance d’une lointaine enfance. Tout va vite sous la dictée du souvenir. Escalier, rue de Grenelle. Destination Louis Poirier. Sonnerie timide et doux toc, toc. Personne. Je me sauve car j’ai peur. Je me réchauffe d’un rugueux florentin au chocolatier du coin. Ma jeunesse faiblissait. Je projetais un « Cinématogracq », festival imaginaire des films muets cités dans ses carnets non massicotés. Reste l’attente, le risque d’attentat, le désir et l’amour, les trois mots du Christ : « Noli me tangere ». J’ai aimé sans mesure le rituel somptueux d’ « Un Beau Ténébreux ». L’irréalité d’Allan s’est plantée dans ma chair à pleines canines. Morsure d’une vie. J’étais peiné que Gracq répudie ce livre de jeunesse. Il avait bouleversé la mienne et fléché sa sortie. Le marcheur d’après-guerre, professeur au lycée Malherbe de Caen, arpente la route qui chemine vers Villedieu-les-Bailleul. Au loin, à main gauche, Gracq désigne les bois ébouriffés. C’est la forêt de Gouffern : j’y suis né. Je suis né, pour la deuxième fois, d’une page des Lettrines. C’est un signe de la main, un bonjour de pèlerin. Nuit noire de décembre deux mille sept, nuit d’ardoise sur la splendeur des phrases. Rien de nouveau sous le soleil des voyelles. À ceci près, que la beauté est en péril. C’était de petits livres ouvragés, à peine cartonnés, de la taille d’une boîte de cartouches, qu’on s’échangeait comme des talismans. C’était une certaine idée de la dignité d’ouvrier. https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html J'exhume Gracq de la brume. J'hume le volume. On a déterré des liasses de phrases, des cahiers d'écolier, de la taille d'une boîte de cartouches. C'est un livre sur le chemin de ronde, autrement dit sur le monde. Louis Poirier règle ses arriérés à la postérité. Gracq et son gang - Hal, Lero, Bertold vaquent à leurs besognes vagabondes. Ils veillent aux embuscades barbares. "Elle s'appelle Aega" nous confie l'un des gars. Gracq s'enrubanne d'illuminations guerrières. Sa dépense littéraire est somptuaire. Dans la splendeur d'une géographie, Gracq risque sa peau, frotte ses mots à la terreur de la terre, cogne le heurtoir d'Aega. J'ai fini la fine bouteille d'alcool gris, d'étiquette Corti. « Les Terres du Couchant » nécessitent une cuillerée en se levant. Page cent-neuf, Gracq croque un profil de lecteurs : "Lero reposait exsangue et paisible, avec cette espèce de sourire qu'il avait et que Bertold appelait en riant son sourire privé - un étrange sourire de consentement et de connivence, pareil à celui qui vous reste parfois sur les lèvres en refermant un livre." Gracq publia un récit absolu. J'en exhume deux majestueuses séquences. Grange voit l'horizon comme une étrange illumination. Il règle son regard sur une démarche enjouée, la liberté à cloche-pied, la frivolité d'une petite fille isolée, sur la laie des bois de Moriarmé. Le soldat trouve une proie à portée. Gracq, chemin faisant, dans une nature où l'homme exerce une filature, métamorphose une gamine en femme endeuillée. Mona accepte le duel comme une douceur, consent au rêve comme à une trêve, tend sa joue comme on s'amuse à la balle. Mona nomme une solitude, un isolat, l'anonymat d'un monde. A hauteur d'elle, le soldat identifie le paysage de son exil. "Je ne déteste pas faire la guerre avec des gens qui ont choisi leur façon de déserter". L'attente, avec un trou, désigne un attentat. La guerre a perforé les chairs. Le blockhaus est réduit à un tas d'os. Grange se hisse jusqu'à la maison de Mona. Gourcuff l'a lâché. Il est blessé. Il traîne sa jambe endommagée par le layon qui mène à la maison abandonnée. "Tout une saison" pensait-il. Il se demandait s'il l'avait aimée. C'était moins et mieux: il n'y avait eu de place que pour elle". Ici et là, j'ai grignoté des mots de Gracq comme des cerises sur l'arbre. Je dévore un vieil entretien sur Jules Verne. En bon élève, j'ai griffonné deux adjectifs sur un bout de papier : "maléficiée", "entretoisé". Le magique géographe définit les Balkans comme "une région maléficiée". La malice n'est jamais loin du maléfice. Gracq cite ainsi Giraudoux à l'enterrement de je ne sais plus qui : "Allons nous-en, il n'est pas venu." Je sors sonné, résolument égaré, du bouquin blanc de Gracq. J'ai tardé. J'ai attendu la saison, saisi l'occasion d'une trouée du calendrier. « Le Rivage des Syrtes » jette un sort, bouge le corps, agite les peurs du lecteur. Le vieux Marino est un amiral somptueux. J'aime de Vanessa sa loi, les brumes matinales de Maremma. Relire la nuit fatale au palais, sans hâte, comme l'été, très exact, je le fais des sonorités de Mandiargues. Blondin, critique à Rivarol, a fléché dans le mille, défini le style de métier, son genre de beauté : "Un imprécis d'histoire et géographie à l'usage des civilisations rêveuses." Mais Gracq jette un bâillon sur la bouche à clairon. Gracq est autoritaire sur ce qu'il sait faire. S'il évoque « Le Rivage des Syrtes », il s'exprime de la sorte : "J'aurais voulu qu'il ait la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l'orage, qui n'a aucun besoin de hausser le ton pour s'imposer, préparé qu'il est par une longue torpeur imperçue " (« En Lisant en Ecrivant », Librairie José Corti, 1951, page 216). Les conséquences se moquent des causes. La linéarité n'est pas mon genre de beauté. Un bouquin d'artiste est un pain de dynamite. Je demeure précautionneux avec « Un Beau Ténébreux ». J'attends que cesse une peur. Il me brûle les phalanges. Je fais les cent pas. Je m'interdis le récit de Gracq. Je crains la fiction, les sortilèges d'une créature de perdition. Je pense à autre chose, à la prose de ses temps morts. Des carnets de Gracq, on grappille des miettes comme l'étourneau fait du cerisier un banquet, on se satisfait au hasard des plis d'accordéon du volume, de ses pages sonores, d'une ou deux phrases, comme d'amicaux saluts, sur l'art de se taire, d'écrire, de saisir l'éphémère. "J'ai retrouvé dans un bref récit de Patrick Modiano, qui s'intitule « Villa Triste », ce climat recueilli et paisible de deuil blanc - ces mails frais ratissés chaque matin de leurs feuilles mortes, ces tilleuls, ces hôtels en crème fouettée... ces bourgades thermales fantômes de l'automne où les passants semblent à la fois plus légers et moins bruyants qu'ailleurs. Et c'est un beau livre" (« En lisant en écrivant », Librairie José Corti, page 279, 1980). « Liberté Grande » et « Villa Triste » sont des titres magiques. A feuilleter les livres dont ils sont les sourires d'hospitalité, on bouscule une amitié, on trahit une blessure. Introuvable dans Le Littré, ce mot de Gracq, « requimpette » qu'il affecte à Steinitz, génie bouffi des échecs, et qui veut dire "petit manteau". La même voix enchanteresse asticote ma paresse. Gracq la réveille des ses « Carnets » magiques. "Quand je lis Nabokov critique, passe jusqu'à moi chaque fois le bienheureux désespoir qu'il ressent de ne pouvoir transmettre à l'auditeur ou au lecteur le bonheur de langue, la félicité littéraire native propre à Gogol ou à Pouchkine, le sentiment que de tels écrivains sont terrés dans leur langue, et aussi puissamment crochés en elle, des dents et des ongles, que le blaireau dans son réduit" (Page 235). On fait une croix d'un désarroi. Il me manque de cette terre dans la bouche pour lire en frère une littérature de souche à jamais étrangère. https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/322-dancing-de-la-marquise.html

jeudi 19 décembre 2024

19 décembre 1964, Panthéon : Malraux, Moulin, de Gaulle

Malraux, malreux, malheureux vite dit, vieillit à Verrières le Buisson, loin de la brousse et de la sagesse, proche ami de la folie. Dans ses contorsions de visage, ses arabesques de main et ses concassages de mots, Malraux évoque Artaud, mais Verrières n’est pas Rodez, Malraux n’est pas Momo, moins beau sous son faux air de faussaire. Ami de la folie. Ami génial écrit de Gaulle. Ami des génies, du général et des mauvais. Malraux sait trouer la phrase avec de vrais cartouches. Au Siam, il chipera les dernières économies d’une vieille civilisation d’Orient: Nique Ta Khmère. Mais Malraux, c’est quand même un type qui frissonne pour une voyelle, qui s’émeut pour une virgule. Au reste, il y a beaucoup d’élégance à aimer l’art de son temps, c’est à dire de Gaulle. Oui, Malraux - tics, toc, tact - frappe fort à la porte de l’Histoire. Il revient au Panthéon comme sur les lieux d’un cri. “ Aujourd’hui jeunesse... ”. Ce visage de craie secoue l’indécis alliage de ses brisures. Il exorcise sa hantise de la finitude par la bougeotte aventurière, l’émoi d’un faux mouvement. Malraux voit du même oeil que Baudelaire, le noir. “ Chez Malraux, la vision précède la vue ”, diagnostique en connaisseur Dominique de Roux. C’est l’âge où son corps s’est fixé, comme un lézard vieillard à cuir rouge, à l’arrêt sur la photo du souvenir, grands yeux saisis dans les phares de l’éphémère, entre Mandiargues et Neruda finissants. Cet aventurier est roturier de l’intelligence. “ Malraux chez Louise de Vilmorin, c’est le vieux rêve rentré de Proust admis chez la duchesse de Guermantes ”. Fulgurant Dominique de Roux qui traque à merveille cette espèce de gibier, et qui tord le cou, d’une phrase immédiate, à la thèse du complot anti-Proust. Malraux ne fait que rattraper le temps perdu. Gaullien? Pourquoi? Pour rien. Rien que pour de Gaulle. Et puis, la mort, qui rôde et lui mordille les chevilles. Celle du grand père et du père qui le vaccine du suicide, du petit frère et du grand frère en Dostoïevski, de la belle romancière et de ses fils. Cette mort, il l’apprivoise en chef, comme une affaire de famille. Elle vient des femmes puisqu’elles donnent la vie. Il remue cette idée de grandeur, brève apparition de rêve, qu’il a vue, qu’il veut revoir, sa vie durant. C’est pourquoi Malraux shoote dans le “ petit tas ” et prend l’avion. Ce grand brûlé des accidents de l’Histoire s’envole vers le ciel pour contempler la terre. En Drieu, il croit, il admire un dieu à rire sec, dandy à griffe, brutal et doux comme le métal. Dans la cour des grands, le mirobolant Dédé veut ressusciter la fraternité des récrés. Il est élégant, pour l’exemple. Chic et déstructuré, ample. Car les enfants regardent. “ Les honneurs déshonorent; le titre dégrade; la fonction abrutit ”. Goncourt, colonel, ministre, grand homme de Panthéon, Malraux résiste au klaxon de Flaubert. C’est un résistant à peau coriace. D’ailleurs, le Panthéon lui sert de prétexte à gueuloir. Il y déclame la Résistance. D’où son amour pour la beauté, qui toise de haut la mort des hommes. Bref, Malraux ne fait qu’une bouchée du déshonneur de la gloire. Il se fiche de cela. A la manière de Chateaubriand: “ La gloire est pour un vieil homme ce que sont les diamants pour une vieille femme: ils la parent, et ne peuvent l’embellir ”. Malraux devient beau comme un Rousseau car tels sont les canons des camions du Panthéon. André s’est ennuyé à se voir embaumer. Il n’a pas supporté cette faute de goût, la sotte trouvaille de collégiens dévoués: les grands chats d’Egypte. Il s‘est repassé sa vie comme s’il allait mourir. Revoir une jeunesse. Aujourd’hui. https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

mercredi 18 décembre 2024

Des îles

Mac Rond et Bâillerou sont fâchés. On le sait. Ils sont fâchés avec la géographie. Leurs longues-vues de capitaines discernent mal les îles, notamment françaises. Il est vrai qu’elles se situent au diable, à l’écart des cartes hexagonales. Mac Rond tourne en cercle dans son palais. Jeune candidat, il révéla son ignorance du caractère continental de la Guyane. Leurré sans doute par un nom qui rime avec banane, l’épatant postulant la désigna comme une terre insulaire. Le vieux Bâillerou considère Mayotte comme de la gnognotte. Au point de rayer l’île des radars nationaux. On apprend quoi au juste à l’école ? Pau, Henri IV, la poule au pot. Le pape, lui au moins, sait reconnaître une île. Il a passé la journée en Corse à chanter et à distribuer des chapelets. A l’aéroport, au moment d’embarquer pour Rome, il s’est étonné des ronds de jambe d’un brave homme. C’était Mac Rond. Il s’agitait comme un garçon de café, jouait à l’aide-soignant modèle, au brancardier zélé. Le pape voulait rentrer. Il était fatigué. L’histrion l’éreintait. Il a oublié dans l’avion son gros album sur la cathédrale.

dimanche 15 décembre 2024

Je nous voeux

Je nous souhaite une bonne année avec de beaux budgets votés, plein de ministres démissionnaires, un seul et même président mandaté qui sait où il habite pour deux derniers étés. Je nous souhaite une santé, prospérité, alacrité à tout casser, style black bloc, une année oxymore, une année de joie sans JO, sans jeux de cirque, ni de tir à l’arc de République, une année d’apprentissage à patoiser le béarnais.

samedi 14 décembre 2024

En mémoire de Peter O’Toole

« Trouville, les hallebardes. Peter O’Toole était sans doute fêlé comme un Irlandais, rythmé par la houle et l’alcool. Il partage avec Helmut Berger, prince d’Autriche, une persistante ambiguïté de l’extrême beauté. La gueule d’O’Toole est pâle, hésite entre animal et minéral. L’homme aux yeux mauves collectionne les folies neuves. La paralysie du regard précède la brusquerie d’un traquenard. L’acteur se plaît à la ruade. À l’Old Vic, conservatoire de brique, il pratique l’art cabochard des rois de l’histoire. J’ai frôlé son haleine rouge de petit matin londonien. J’avais l’âge de la rage. C’était un film d’après-midi de pluie au casino d’une ville d’eaux. O’Toole endosse l’habit nazi du général Tanz. Il étrangle les prostituées d’une griffe millimétrée. Kessel coudoie les voyous, caresse les voyelles dans le sens du flou. Kessel est scénariste, ordonne les mots de « La Nuit des Généraux ». O’Toole émeut la foule. Le maniaque du film de Litvak terrorise les habitués du ressac. » https://catalogue.5senseditions.ch/qc/poesiereflexionpamphlet-10/90-la-cicatrice-du-brave.html

Pire que tout

Bayrou est sorti de son haras ou de sa bergerie. Visage ovin plus que chevalin. Buriné par les décennies et les avanies. Le roi le sonne au petit matin comme un larbin. Il est le laquais du paltoquet du Touquet. Il enfile un pantalon sans forme, défraîchi, tirebouchonné, toujours le même, endosse un anorak à col de fourrure, une antiquité des Pyrénées. Au palais, il hésite entre le bouc et le percheron. Il se décide pour la jument de polo, expédie son sabot dans l’œil d’Emmanuel. Le petit homme groggy titube dans les cordes, songe qu’il a tordu le bras de Donald. Bayrou lit les saintes écritures, y compris l’évangile des gangsters. L’homme du Béarn est armé jusqu’au cou, sanglé d’une ceinture de dynamite. Il pratique le chantage avec aisance comme une ruade spontanée. Le roi Manu lisse ses rouflaquettes. Sur le parchemin, Bayrou trace des initiales de réseau social : FB. Le vieux cheval de retour, et de beaucoup d’allers et retours, a flanqué une mémorable raclée au monarque empêtré dans un arc républicain. Le voyou s’identifie en Bayrou de secours. Vieux pneu de rechange. Le maquignon accède à Matignon. Un septennat commence. Deux ans d’antichambre. L’Elysée est au bout d’un coup d’éclat, d’une vulgaire méthode de malfrat. Le scénario est écrit comme un cauchemar éveillé. Macron, chef d’Europe à Bruxelles, Bayrou, président national, grand sachem de la proportionnelle. Les sectateurs de Jean Monnet triomphent, enterrent les derniers restes du cadavre du Général. Bayrou abhorre de Gaulle et la grandeur, s’aime en son Modem, pâle resucée du MRP, le mouvement républicain populaire d’après-guerre, europhile et chrétien, parti « d’enfants de chœur ». De Gaulle précisait en exégète : « Des enfants de chœur qui boivent les burettes ». Béarn, Paris, Bruxelles. Bayrou se dédouble, deux fois, se défausse, change de veste élimée, au gré de l’espace de parade. Sa vanité d’élu du coin se mesure en bitcoins des Pyrénées. Il règne au milieu de ses trente-six chandelles d’hémicycle. Milieu par nature juste. Près du corps. Non-lieu. Trou béant qui avale un roman national, absorbe ses restes de singularité. C’est un vendredi treize que le bedonnant Béarnais, à démarche de cylindre, touche le gros lot, rafle une somme obèse au bureau de tabac de Pau, arrondit un pedigree de Wikipédia. L’homme est roué, sournois, soigne sa trogne de père François. Il se rêve en Mitterrand qu’il révère en lieutenant. Quand il se regarde dans la glace, il se réfléchit en Richard Gere. Il se mire et s’admire, répète ad libitum ses bobards de nombril, ses satisfecits narcissiques, ses mirobolantes fake news. Le pays vit cintré en un centre étriqué. « Pire que tout » est le petit nom gentil, l’affectueux sobriquet dont Simone Veil, sa compagne centriste, l’affublait dans un doux sourire de commisération. Traître proverbial, Bayrou, ministre de l’école, se fiche comme d’une guigne des préaux publics puisqu’il inscrit ses moutards dans les pensionnats privés. A vrai dire, la nature lui a taillé des oreilles d’exception pour écouter une variété de chansons et n’entendre que le seul bastringue du centre. Il bégaie. Il bégaie, par dessus le marché. Il cherche indéfiniment ses mots, s’éternise dans une phrase, parle au ralenti comme on navigue à la pagaie. Il ahane ainsi un catéchisme centriste. Le benêt des Pyrénées est agrégé de lettres classiques. Lecanuet était agrégé de philosophie. Bayrou s’est tout de suite démarqué du mentor en se débarrassant d’idées encombrantes. Mauriac taxait Lecanuet de « Kennedillon » à cause d’un américanisme obsessionnel, et d’un séduisant sourire qui lui valait d’être dénommé « Dents blanches » par le Canard Enchaîné. Bref, l’agrégé veut nous tasser en sa bétaillère, son union épicière, cette Europe qui déjà sent la guerre. S’il a cogné Manu, Bayrou sait talocher Gavroche, humilier le premier gosse des rues. Il exerce ses réflexes de Narcisse grippe-sou avec une légitimité de préfet des études. Il claque la joue du gosse qui balade ses doigts, maraude dans la poche usée, ballonnée, de son pantalon fripé. Jadis Bayrou, le gentilhomme avare, secouait le spectre de la dette comme une idée fixe, comme on agite un crucifix. Ladite dette est désormais sur le qui-vive. Elle craint pareil sort, redoute d’être giflée, d’être sommée de restituer la pièce barbotée. Macron, qui valse de Donald au pape, ne sait plus qu’une chose : là où il habite. Il tient mordicus à son palais. Il se distrait, non pas avec des mots croisés, mais à nommer ses petits valets, premiers ministres. Il ne cherche pas trop loin dans l’alphabet. En cette année des quatre premiers ministres, des Jeux et des jours chômés, il a choisi la lettre A et nommé Attal, il avait trouvé la lettre B avec Borne qu’il a gardée avec Barnier et qu’il recycle avec Bayrou. Barnier et Bayrou se sont serrés la pince. Le Béarnais a fêté son anniversaire au bon roi Henri IV. Il a fait la promotion des produits de son écritoire. Le maire de Pau, sensible à l’état de la voirie, s’est présenté comme le balayeur des paroles mortes. Il s’est félicité d’une vie placée sous le signe du « risque inconsidéré ». François Bayrou s’imagine sans doute en héros des grands drames, s’identifie à Arnaud Beltrame. Le Savoyard a tourné les talons, assez vite, dans la nuit noire.

jeudi 12 décembre 2024

Mandiargues in memoriam

« Au croisement des meilleures manières de dire, au hasard des lectures françaises et des feux de braise, se percutent tête à tête la prose de Jacques Chardonne et la phrase d’André Pieyre de Mandiargues. C’est un voisinage d’exception, une sorte de discrète communion, le précieux coudoiement de merveilleux artisans. Je les identifie comme une compagnie de fin de vie. Je les reconnais aux grains de beauté jetés d’instinct sur la page écornée. Rien de commun entre les deux écrivains. Bien sûr. Sauf la littérature. La littérature est un territoire noir, une contrée sauvage. N’y séjournent que des forcenés de la phrase, des fous furieux de la féerie textuelle, des bêtes féroces qui dépècent les songes, déchirent la viande des mots. André Pieyre de Mandiargues est un artiste rare, un écrivain de fier lignage. Son centenaire officiel oblige à considérer l’éclat chatoyant d’une œuvre fulgurante. Gracq l’admirait au point d’envier l’excellence de ses récits courts, sa maîtrise des textes majestueux. Mandiargues n’écrit pas vite : il tâche d’écrire faste. Mandiargues ne se donne pas à lire sans d’emblée se raidir. On entre un jour par la bonne porte. J’ai lu « La Marge » à Barcelone. J’y découvrais la nuit, ses ruelles odorantes, au rythme de l’errance narrative, à la cadence enivrante d’un cheminement fatal. C’est un roman sublime, exquis, raffiné d’un grand poète, primé en 1967 par l’académie des Goncourt. Ce trésor n’est pas plus épais qu’une boîte de cartouches. J’envie, d’une jalousie féroce, le lecteur qui découvrira ces pages magnétiques, déambulant au hasard dans les travées entortillées de Barcelone. L’écriture de Mandiargues joue avec la lumière, les couleurs, les humeurs et les sons. L’artiste fait luire sa griffe au soleil. La joie méditerranéenne jaillit des sortilèges de l’écrivain huguenot, irradie les pages de Rodogune, somptueuse nouvelle, plante un couteau dans la cruauté du bonheur. Se lit à haute voix. Amour fou. On n’en sort pas indemne. Sur ma paume, la lumière de Sardaigne saigne. Nous sommes loin du crincrin des machines à compter. À mille lieues de la stridence incivile des sirènes. J’étais fait pour elle, Rodogune, comme l’oiseau d’un seul ciel. Le « aigne » de Sardaigne, méchant comme une teigne, me rentre dans la peau, lentement, comme une morsure de soleil. Rodogune est la jeune inconnue à la courbure de hyène. Je lis les mots du peintre, souffle sur les grains de sable du phénoménal Staël : « Il avait vu quelque chose comme le bonheur. » L’invincibilité du ciel, son évidence absolue, me cloue sur le banc d’un quai de gare. Rien à faire. J’écris avec le bout des griffes. Je songe aux citronniers de Pula, à Pierrot le Fou, au dancing de la marquise. Je revois la maison de joie de Sinistria. Nous enfourchions le dos tiède d’une vague affectueuse. Je relis, je revois son chignon noir dans l’ovale d’un fichu de paysanne. Elle repose sur ma joue, le derrière en bataille. Dans la continuité ou par contiguïté, il faut lire le merveilleux « Lis de Mer ». S’abandonner au charme vénéneux de Tout disparaîtra, l’ultime récit d’un quotidien où le métropolitain n’a jamais été aussi bien dépeint. Au petit bonheur, au vent du caprice, il convient d’égrener les cinq tomes de Belvédère, qui sont des recueils de prière, des textes de ferveur, des communiqués lapidaires en forme de dernier salut sur la terre. Reste à aimer « La Motocyclette », récit inspiré d’une Bardot chanteuse chevauchant une Harley-Davidson, et tant de merveilles littéraires délicieusement érotiques. Dans « Matinales », Jacques Chardonne vend la mèche : « On veut une neige fraîche où personne n’a encore marché. » L’écrivain charentais, partenaire épistolaire de Paul Morand, s’interrogeait le 11 décembre 1962 sur l’avenir de la littérature : « Je dirais, Mandiargues ». Oui : Mandiargues s’avance solitaire dans le siècle. C’est un splendide centenaire, un styliste admirable, qui frappe discrètement à la porte des plus grands prosateurs de langue française. « Vanina ». À Jean Paulhan, novembre 1956 : « Magnifique roman de Mandiargues. Je le crie partout. » Chardonne change de ton, sort de ses gonds. L’art de Mandiargues provoque une sauvage exaltation, compose une sorte de psaume noir, d’allure incantatoire. Chardonne taille le silence, cisèle un cristal musical. Mandiargues est un luxueux coloriste, un adorateur de dorures, un collectionneur de terreurs. Son genre de beauté fait peur, ride les eaux lisses d’un éphémère bonheur. Chardonne découvre la peinture en littérature. Vanina est le titre originaire du légendaire « Lis de Mer ». La suffocante beauté de Santa Maria di Siniscola se jette sur la phrase comme un fauve qui dépèce, une bête prédatrice dont la trace de canines invente un secret alphabet. L’assuétude à l’habitude est une forme d’hébétude. Je m’adonne à Chardonne en exergue de Mandiargues. Ils ont vingt-cinq ans d’écart. Avec Proust et Flaubert, je double la mise. Gustave précède Marcel d’un bon demi-siècle. Ces deux tandems figurent un carré d’estime. À aucun, je ne refuse rien. J’abdique tout esprit critique. Je vis à leur crochet. Je me vautre dans une relecture en boucle. Je parasite un sang d’artiste. À cette heure et sans pardon, je n’admets pas de cinquième larron. Je fais poireauter les autres dans le vestibule. Rousseau, Chateaubriand, Céline et Gracq sont priés de patienter un petit moment. Je les relirai, ou pas. » https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html

mercredi 11 décembre 2024

Jean-Louis Trintignant aurait quatre-vingt-quatorze ans

AA, BB, FF : C’est le début d’un alphabet dédoublé, les initiales bégayées de ses films. Anouk Aimée, Brigitte Bardot, Françoise Fabian. A comme Amour, B comme Beauté, F comme Folie. Trintignant est un joli gosse d’Uzès. La lettre T de timidité, il la trace sur une figure de jeune premier, un visage rentré, une moue renfrognée. L’alphabet de l’acteur se poursuit, mais sans lettre miroir qui répète une silhouette, un regard : Romy Schneider, Dominique Sanda, Fanny Ardant, Emmanuelle Riva, Irène Jacob. Derrière une actrice, il cache une cicatrice. Les actrices de son pays ne seront jamais aussi belles qu’en sa compagnie. Toutes les comédiennes qu’il tient par la taille, qu’il serre dans ses bras expriment au cinéma une sorte de volupté particulière, une manière de se plaire, d’être heureuse. Bardot confesse sa tendresse pour le petit amant du port de Saint-Tropez. Mieux qu’une boudeuse aventure, c’est une passion, une préférence. Trintignant n’est pas Gary Cooper, ni même Delon. Il est joli, fait virevolter les robes Vichy. Sa réserve frise l’orgueil. Il lasse à trop d’audace quand il s’écoute parler. À vrai dire, c’est peut-être la qualité de sa diction, un doux chuchotement des lèvres qui donne à son jeu quelque chose de sentencieux. Trintignant ne réalise qu’un film, un autoportrait raté, la diabolique histoire d’un collectionneur de meurtres, la routine criminelle d’un type ordinaire. Jacques Dufilho est lunaire, sardonique, drolatique, poétique. Quand il se regarde faire l’acteur, Trintignant voit Dufilho dans le viseur. L’homme est démangé par la folie. La timidité ne se décalque pas sur la naïveté. L’innocence lui fait défaut. Aucun écho d’Idiot, rien de dostoïevskien. L’acteur est calculateur. Je le croise sur les Grands Boulevards. Je l’observe avec insistance. Il me fusille des yeux. Méchant comme une teigne. L’homme est démangé par la mort de Marie. De la génération d’après, en beaucoup plus musculaire, je ne vois que Pascal Greggory pour afficher de mêmes visages groggy, tuméfiés, abîmés, cabossés par la violence des coups, des uppercuts d’une intérieure retenue. « Je voudrais pas crever avant d’avoir connu les chiens noirs du Mexique qui dorment sans rêver… » Trintignant récite le poème de Vian. C’est une somptueuse, magistrale, majestueuse lecture, une affectueuse reconnaissance de la littérature. Les mots. Ma nuit chez Maud. Françoise Fabian est un envoûtement, une ferveur dans un ciel d’hiver, l’ennui traînant de Clermont-Ferrand. Elle s’apparente à une impossible, inexorable attente. FF est une beauté de feu, la déesse inégalée du noir et blanc finissant, retardée. Vitez est un seigneurial causeur de Pascal, métallique, ironique. Trintignant joue de son charme comme d’une gourmandise, d’une hésitation narquoise. Tous trois virtuoses d’un métier de pure extase. Quand j’avais six ans, je lisais L’Équipe, j’imaginais les exploits de Maurice Trintignant. « Pétoulet », son sobriquet, était un as de la vitesse, un fêlé des circuits. Il tutoya Jim Clark et Graham Hill. Jean-Louis Trintignant appartient à une même ligne de risque. Il n’est pas l’homme du Dernier Métro. Il est l’acteur du dernier Truffaut.

dimanche 8 décembre 2024

Madame Notre-Dame

J’ai voulu désensabler une mémoire égarée. Ressentir, sentir à nouveau, le souffle d’une verticalité, l’écho du grand vent, le saisissement d’un élan du sang, d’un sentiment d’océan. Je me remémore un vertige, un flottement du corps, le franchissement d’une porte, une sorte de commotion, de secousse vive, qui soulève, hisse une chair vers une terreur. Ce ciel brutal est une croisée d’ogives, une voûte qui va vite, ses trois arcs qui font loi. La splendeur est taillée dans la peur. La foi nécessite l’introït, un psaume de lapidaire humilité, une joie d’exacte majesté, un pur silence d’autorité. Dieu n’a pas de maison. Le mystique n’a pas de vie domestique. Le Christ répugne au gîte. Quand il dort, c’est dehors. Jésus est un nom à coucher dans la rue. Il n’a pas besoin d’un toit puisque sa main touche les étoiles. Jésus n’a pas de vie d’intérieur. La baraque est une idée un peu foutraque. Elle embastille les filles. C’est une résidence d’assignation féminine. La cathédrale de Paris est la maison de Marie. Les hommes ont sculpté la pierre dans la foi et l’effroi. Pareille obéissance définit un labeur d’exception, compose bien autre chose qu’un maigre travail de petite vie morose. Le saint artisanat, le seul travail qui vaille, est fait de crainte, de contrainte et d’astreinte. Il n’y a pas à tortiller, un seul métier vise une authentique félicité : orfèvre. Tous les autres sont des courbures d’imposteur. Notre-Dame est la demeure d’une femme, le logis de la Vierge Marie. La cathédrale évoque une forme spectrale. Elle est une toile d’autoportrait. Marie éblouit dans une pierre blanchie. Sa maison clignote comme une permanente apparition. C’est pourquoi Notre-Dame exerce un pouvoir d’hypnose, crée tous les jours l’événement de sa présence miraculeuse, répète un rituel obsessionnel de regards vers le ciel. Ces jours-ci, je vois l’épiphanie de Notre-Dame, à l’image de « Jeanne Dielman », le film de Chantal Akerman, ou de « Fantasma d’amore », celui de Dino Risi. Delphine Seyrig ensorcèle par la saccade de ses apparitions, la scansion des sons et gestes qui rythme une infernale monotonie. Romy Schneider émeut jusqu’à la vérité, troue la réalité, par l’obscénité de sa figure altérée. Les visages d’Anna Brigatti, Jeanne Dielman et Marie de Nazareth rayonnent d’un même sourire captif, de brève et longue humanité. Dans la maison de Marie, je suis happé par l’appel des vingt-neuf chapelles. Les prélats ont revêtu le drap Castelbajac et ses bigarrures de haute couture. J’aime la sensation noyée des travellings avant de la nef. Au lieu d’éprouver la verticalité, on n’entend que des mots qui viennent, non d’en haut mais d’une ligne d’horizon. On assiste au cocktail des célébrités qui échangent papouilles, bécots et bourrades dans le dos. A ce jeu de gestes et de gaucheries convenues, Carla Bruni et le prince William sauvent l’honneur des anciennes belles manières. Le baiser des doigts d’extérieur révèle un goût malsain, une dilection obligatoire de bourgeois républicains. Les applaudissements sous la voûte réveillent des souvenirs de stade, de concert, voire de rave party. Emmanuel Macron a pris le micro pour lire un mot, tout haut, sans trop d’ego, pas perso pour un sou. Une sorte de discours d’après match de Didier Deschamps : « On a joué collectif ». Les braves étaient en rouge, habillés de la ferveur des héros. Les enfants chantaient en bleu. Les ouvriers étaient venus la semaine d’avant célébrer leur prouesse. Ils ont chauffé la nef pour les usurpateurs du jour. A vrai dire, tout s’est passé comme s’il y avait la table des grands et, à côté, dans l’obscurité, la table des petits. On voyait ça jadis dans les mariages, les enterrements, les communions, les baptêmes, les fêtes de Noël. Ce calendrier, à deux dates inutiles, première et deuxième classe, pour glorifier la restauration de Notre-Dame, rappelle au peuple que la place des gueux reste à la cuisine et que celle des maîtres demeure au salon.

vendredi 6 décembre 2024

L’Etat d’avancement

Le stagiaire du palais a bousculé la tradition du job d’été. Il a remué ciel et terre pour que le petit boulot des escaliers de l’Elysée soit renouvelé par tacite reconduction jusqu’à épuisement du peuple souverain. Il travaille comme un fou, dissout, chamboule le calendrier, donne un coup de boule aux députés. Il présente ses vœux d’avance, trois semaines avant la saint Sylvestre. C’est un élève qui a trois classes d’avance. Notre-Dame est son Puy du Fou, figure le grand récit de la radieuse Macronie du bouquet final. Les vieux chênes fixent le cap du capitaine. D’un mégot d’ouvrier, comme le veut la légende dorée, l’enquête qui s’entête sur une cigarette, la cathédrale flamba dans le ciel de la capitale et révéla d’un coup au petit gars du Touquet la vastitude d’un sublime projet. Révolution. Repartir de zéro. Déconstruire pour mieux rebâtir. L’homme du scooter des mers a rafistolé la basilique à toute berzingue. Cinq ans, fastoche, les doigts dans le nez. Le défi d’adieu du monarque d’arc républicain est de rallumer la flamme – il s’est entraîné sur la tombe du soldat inconnu -, de jeter une Marlboro de chantier, un deuxième mégot sur le bel ouvrage d’artisanat. Refaire à nouveau Notre-Dame, mais en deux ans cette fois, top chrono. Le président s’identifie à Léon Marchand dans son bassin. Emmanuel vise la consécration des futurs manuels, sa poignée de pages publicitaires dans les bouquins d’histoire. Choc de productivité, choc de simplification, choc de clarification, choc d’espérance, conjurent l’échec et la multiplication des chèques. Plus vite, plus fort, plus haut. La devise olympique est une morale de travail qui lui sied à merveille, un aristocratisme de l’excellence, l’exemplarité jupitérienne au service des fragilités prolétariennes. Macron soulève un peuple au-dessus de ses neurones, le hisse au sommet à la force de ses petits poignets. Il l’éduque au brio, à la virtuosité, à la vertu de la grandeur. Le géant de légende avance, loin devant, marche vers un bilan triomphal, progresse vers son bouquet final, chemine vers un dernier concert anniversaire. Quatre grandes dates jalonnent l’histoire de l’homme des 3 300 milliards de dettes : le moment originel, l’instant Benalla et du coffre introuvable ; le tonitruant grand débat, texte de théâtre, demeuré lettre morte, mais d’aussi longue destinée que « Le Soulier de Satin » ; les Jeux pour amuser les gueux, qu’on devrait organiser plus souvent, faute de pain à distribuer ; Notre-Dame, Emmanuel comme Claudel caché derrière un pilier, attelé à la revisiter indéfiniment dans une ambiance de kermesse, une atmosphère de liesse avec Donald. Giscard, qui prétendait « descendre » non du singe mais de Louis XV, s’était usé à vouloir imposer un « libéralisme avancé ». Notre chef actuel nous exhorte à avancer. A ses débuts, il nous encourageait à marcher, à y aller franchement avec ses godillots. D’ailleurs, ses propres initiales confirmaient le bon fonctionnement d’un vrai bidule, pas d’un gadget de comité Théodule: « En Marche ». Or, jusqu’à présent l’avancement correspond à l’état dégradé d’un fruit avancé. Il faudrait l’ôter du compotier, sans quoi il contaminera toutes les bonnes poires voisines. Le pèlerin confesse que sa décision était « réfléchie et mûrie ». Trop, sans doute. Jusqu’à la pourriture, comme d’une mauvaise rature. Il faut stopper l’éclaireur, le marcheur d’avant-garde. Avancer le calendrier.

mardi 3 décembre 2024

Motion de censure

C’est écrit dans mon patronyme. Il me destine à la rature, au bref repentir de guillotine. Dans la maison du peuple, j’entends mon nom et ses aléas d’alinéa. Les sheriffs d’hémicycle dégainent l’article qui braque le débat, qui provoque le mot pour dire veto. Motion de flétrissure, qui fane un budget, qui fripe un projet. Motion de censure. La biffure parlementaire est un coup de gomme sur un texte délétère, le couperet qui tranche un corps de phrase. L’auteur taillade son ouvrage à longueur de labeur, en élague les langueurs. Sur la page blême, il ne cesse de pratiquer un blâme de lui-même. L’auteur proscrit plus qu’il n’écrit. Il signe à chaque clic une nouvelle motion de mort, une nouvelle censure de ses tics d’écriture. Il se renverse à tout moment, comme un gouvernement, de ses propres crocs en jambe.

lundi 2 décembre 2024

Pas fait maison

J’ai l’impression qu’on se fourvoie avec une métaphore de bâtisseur, répétitive à l’envi. Je ne suis ni à « déconstruire », ni à « reconstruire ». Je ne suis pas fait maison. Je suis de chair et non de pierre. Si j’ai un chagrin, très gros, quasi mortel, je n’ai pas besoin d’une truelle pour sécher un œil, ni de pelletées pour masquer une plaie. Je ne suis pas fait maison. Un homme vaut mille, mille et mille Notre-Dame. Un pauvre diable dans la rue, une infinité de cathédrales. Nul architecte, aucun amoureux des belles pierres ne sait le secret d’une chair.

dimanche 1 décembre 2024

Le confetti d'appartenance

La vie d’aujourd’hui se résume à ses clics. On accomplit des tours de périph au ralenti, ceinture bouclée, à zapper des trognes de télé. On a appris à lire. Mal. On a appris à compter. Mal. Pour en arriver là, à presser un bidule qui exhibe la bouille enfarinée d’un comité Théodule au complet. Comme on joue sur terrain plat, on désigne le nivelé de télé par le mot « plateau ». Ces temps-ci, je suis surpris qu’on y convie n’importe qui. Hier ou avant-hier, deux pensionnaires normalement à rond de serviette, je veux dire à rond de rosette, ne portaient pas la tache de rouge, le confetti d’appartenance au revers de la veste. Or le diable, comme les révolutions, se cache dans les broutilles. Heureusement, la guerre en Europe nous impose le crachoir de généraux au rancart pour instruire les ignares. Ces quarterons de médaillés demeurent conformes aux prescriptions de jadis : cravate de couleur, Légion d’honneur, mouchoir ostentatoire. A se demander d’ailleurs s’il n’y a pas un concours interne à l’institution, une rivalité entre ces hauts gradés pour rafler la mise de la pochette mousseuse la plus voyante, le petit bout d’étendard le plus criard.