lundi 18 février 2019

Le Saint-Suaire de Jupiter

La dureté économique frappe au visage comme un uppercut. L’élégant pugiliste du Pont des Arts mime une violence, tabasse une police sous la dictée d’une détresse.
Aucune parole  ne calme sa colère frontale. Il est le jouet d’une force, la marionnette d’une vitalité de torse. Il cogne comme s’il voulait illustrer une culture de la gagne. Le combattant d’un samedi est un battant de l’économie. Il boxe à l’instar d’un créat(u)eur de start-up. A bout portant, il est de son temps.
C’est pourquoi, en haut lieu, on stocke des caisses de paroles à répandre dans les chefs-lieux. Elles sont destinées à apaiser les grandes gueules à banderoles. C’est une stratégie d’évitement. Pas de mort dans les manifs, pas d’actes dans les meetings. On étiquète « grand débat ».
Le patron de Benalla mouille le maillot, réquisitionne les mots, les brandit comme des effigies, emballe la dissension nationale dans une réalité lexicale.
Emmanuel joue d’un effet de réel : une chemise virginale, Saint-Suaire de Jupiter, d’un pasteur littéraire qui rétorque à la colère par le dictionnaire. Emmanuel s’effeuille, ôte sa veste réglementaire : il est vêtu de blanc, il est candide, candidat, il sature toutes les couleurs  du blabla.
Il est à mi-parcours de l’errance itinérante de ses bavardages. Dans l’intervalle, au palais national, le scribe et le stratège se font la malle, connaissent trop bien la musique. Les conseillers ont tout essayé.
Le gars du Touquet est très entêté. Il adore s’écouter parler. D’ailleurs, à force de s’écouter, il est sûr d’une chose, et ça tombe bien. Les gilets jaunes veulent des paroles. Rien d’autre.

samedi 9 février 2019

Proust et les gilets jaunes

« … à l’hôtel, les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait  comme un immense et merveilleux  aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles des petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancés dans les remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger) ». 
(Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Bibliothèque de la Pléiade, page 681)
Je sens le petit Marcel, à un siècle de distance, plus à l’écoute de notre réalité sociale que le jeune Emmanuel, animateur décomplexé d’un débat national comme d’une quinzaine commerciale.  

lundi 4 février 2019

Besoin d'une demeure

Je relis Proust comme un curé ressasse un texte saint, marmonne un bréviaire. J’ai besoin d’une demeure où règne un soin supérieur. Je laisse en rade le papier bible, je referme le Pléiade. J’ai deux fois l’âge du Christ, l’expérience hésitante d’un routier de l’existence. Je réfléchis à l’Italie. Je feuillette l’ouvrage de Louis Poirier.
« J’ai visité Rome à soixante-six ans ce qui ne témoigne pas d’un sentiment fébrile » (Autour des sept collines, page 8, José Corti, 1988). A trente ans de distance de l’escapade bougonne de Gracq, je trimbale une curiosité maussade dans une ville saturée d’histoire et de colonies de Chinois venus pour voir.
En hiver, le Tibre est gris vert, sale et grognon. La Chapelle Sixtine est une broyeuse de sensations intimes. La foule s’y presse par tunnels et corridors comme un torrent se jette dans un fleuve bruissant. On dirait des forçats qui regagnent les ciels hauts d’un cachot.
Les peintres font de la bande dessinée sur la pierre sacrée, se font les imagiers d’un peuple illettré. Sixte l’a voulu. Notre Manu, qui sera pape un jour, devrait s’inspirer de sa manière de communiquer la vérité vraie, sans fèqueniouzzes, aux braves ignares des terroirs.
A Rome, les ciels sont kyrielles. A San Luigi dei Francesi, la Vierge s’est extraite de la terre, lévite comme un hélicoptère, coudoie déjà les nuages. Admirable Assomption de Francesco Bassano. Je suis seul à partager pareil mystère. J’ai semé les gaillards à Routard.
Dans les bistrots, je rassemble mes effets, j’exhume de souvenirs imprécis un italien d’usage exquis. J’ai retrouvé « stuzzicadenti » qui désigne le bâtonnet qui veille à l’hygiène des dents et « canucia », la paille que j’exige pour apprécier en toute quiétude le Perfect Twelve de l’hôtel de Russie, à deux pas de la piazza del Popolo.

lundi 28 janvier 2019

Rebelle de chapelle

Rome est à deux heures des cortèges de gilets jaunes. Faute de savoir prier, on marche à tout bout de champ comme des émeutiers contents, satisfaits d’une conscience. Caravage change le paysage. Le rebelle de chapelle barbouille des toiles d’Evangile. Il squatte les églises, les colorent d’une lumière indécise, les acclimatent au soleil d’hiver.
Michelangelo Merisi s’est échappé d’une bourgade lombarde, s’est retranché à Rome, loin de Caravaggio. La parole peinte d’une religion charnelle incise les chapelles, entaille l’exégèse picturale d’une réelle crudité. Le maudit Merisi sent le soufre pour les besoins d’une mercantile imagerie. Maurizio Calvesi, historien d’art, soustrait le prétendu vaurien de sa figure d’apostat.  La foi brutale de Caravage est frontale.
Il faut se recueillir, se décoiffer, se déchausser. Capella Cerisi, à l’église San Luigi dei Francesi, « La vocation de Matthieu »  transfigure le clair-obscur d’une taverne en une luxueuse somptuosité murale. Jésus désigne d’un doigt de majesté Matthieu l’imposteur qui joue aux dés, insoucieux  des cieux. Autrement dit, quelque chose comme la poésie enjoint Merisi, vingt-sept ans, de parachever l’œuvre de splendeur. Les touristes sont des pèlerins déclassés qui mitraillent une messe basse picturale de clics de photographes comme des hourras renégats.  
Le crachin romain ternit l’ocre des palais. Je n’ai besoin de rien, que d’espace pour m’épanouir, pour ne pas nuire. J’entends le couinement d’une mouette, une pétarade de pétrolette, les bris de voyelles d’une colère d’esthète.  J’ai froid aux doigts. Je contourne les flaques, via Mario de Fiori. J’observe la rougeur des façades avant la nuit définitive.


mardi 15 janvier 2019

L'épître d'Emmanuel

Toujours rien dans ma boîte aux lettres. Pas de ligne rouge sur ma messagerie. Zéro mail d’Emmanuel. L’Etat sait me trouver pour un imprimé fiscal. Il ignore où je demeure pour ses parlotes Théodule. 
Je télécharge vaille que vaille un document composite, en caractères minuscules, sur le site d’un quotidien du soir. Je lis malaisément l’épître d’Emmanuel. D’emblée, je suis saisi par la flagornerie du texte écrit. Les superlatifs pleuvent sur la grande nation. L’auteur excelle dans l’art d’être franchouillard. L’exhortation à « la fierté » est d’inspiration douteuse.
Le grand débat est défini en creux. « Ni une élection, ni un référendum…mais un grand pas en avant ». J’essaie de comprendre. Une élection, c’est un « piège à cons » ; un référendum, c’est un plébiscite. Alors, « un grand pas en avant », concept complexe dont je cerne mal le sens, c’est sans doute raccord avec la belle imagerie des marcheurs.
L’expression évoque le grand bond en avant de Mao Tsé Toung, la douce et paisible révolution chinoise. Elle est conforme au best-seller de campagne du candidat.
On l’a dit et redit : il n’y a pas de baguette magique pour réformer la société. Dieu merci, on l’a retrouvée. Jupiter exprime sa dilection pour les métamorphoses. Il fera d’une  colère la solution. « Pas de questions interdites ». Seulement des réponses, ça suffit.

mardi 8 janvier 2019

Récrire La Marseillaise

Les gilets jaunes ne mettent pas leur drapeau tricolore dans leur poche. Ils exhibent leur leurs bannières comme les supporters d’une nation fière. A l’oriflamme qui claque au vent s’ajoute un chant patriotique, la ritournelle d’une grande querelle.
Les gilets jaunes se souviennent d’un homme d’Etat qui se leva d’un bond  quand les sifflets d’un stade flétrirent l’hymne d’une patrie. A l’opposé des gredins de gradins, elles réhabilitent un bout de patrimoine national, longtemps considéré comme une vieillerie réactionnaire. Les gilets fluo entonnent une Marseillaise qui fait écho dans le pays.
Face à la révolution des chanteurs de ronds-points, le pouvoir s’empêtre, échoue à enrayer les violences urbaines. Un engin de travaux publics braque la République.
Or les valeurs de ladite « gueuse » ne sont plus celles, souvent odieuses, de Rouget de Lisle.
Les couplets de La Marseillaise ne sont plus chantables en l’état. On a besoin d’un poète parolier pour rénover l’hymne guerrier. Carton rouge. Plus de « sang impur » dans un refrain contre-nature. Il faut en finir avec cette « horde d’esclaves, de traîtres, de rois conjurés » (couplet II) qui grésillent dans nos oreilles gonflées de haine. Il faut tordre le cou à « nos bras vengeurs » (couplet VI), si détestables de nationalisme et d’esprit revanchard. Il faut faire taire la xénophobie hystérique qui suinte des « cohortes étrangères qui feraient la loi dans nos foyers » (couplet III).
On garde la musique de fanfare qui galvanise la ferveur, mais on supprime toutes ces vilaines rimes de chanson nauséabonde. En attendant qu’un Houellebecq d’aujourd’hui se colle à l’établi, qu’il soigne La Marseillaise de son malaise, je préconise de suspendre les paroles du chant de la patrie. Elles attisent la violence, abîment inutilement la France.

mercredi 2 janvier 2019

De la déconsidération

Macron porte le maillot jaune. Le vrai. Avec arrivée aux Champs-Elysées, gerbes de lauriers et baisers de majorettes. Le paletot est convoité par une (é)meute de gilets débraillés, à brillantine jaunasse. Ils lui mordillent les chevilles. Là où précisément le leader a des enflures.
On dirait Lance Armstrong, premier de pédalée, gros braquet dans les Alpes et les Pyrénées. Il est dopé, chargé à mort, accro aux piqûres d’ego qui couturent un corps de campionissimo.
« Cessons de nous déconsidérer ». Il est impérieux, Macron, le chef du peloton, quand droit dans les yeux, il nous exhorte exemplaire à lui ressembler, à nous calquer sur l’original Jupiter. Car Bibi est satisfait de lui, de sa position à bicyclette. Il se suffit à son effigie. La déconsidération est une faute de profession, un manquement aux idéaux de la nation, une ringardise de baladins des ronds-points, une fainéantise de loosers des terroirs.
C’est pourquoi Macron prend son crayon, va écrire une lettre de château aux grognons des vins chauds. Avec sa considération distinguée en guise de final de politesse. Signé : Manu du Touquet.
A vrai dire, les gilets ont jailli d’un délire numérique. Le réseau social fructifie sur les déboires personnels, les solitudes inguérissables, le manque infini d’affection. Il offre aux accidentés du lien de société un lieu provisoire de retrouvailles, un dispensaire de fortune où les armes d’une certaine guerre – « l’horreur économique » eût dit Rimbaud – sont déposées aux vestiaires. On y soigne une âme en consultant ses « j’aime ».
Le coup de sang des gilets fluorescents est né d’un réseau de Californie qui apaise les plaies vives de la déconsidération. Je doute qu’avec son catalogue à la Prévert d’expédients d’experts, le petit président content, décomplexé par les bonnes fées de son pedigree, fasse cesser la déconsidération nationale comme un maître d’école arrête un chahut de collégiens attardés. Pour lui, on dirait que la déconsidération du pays est une sorte de décolonisation de l’Algérie.