lundi 30 décembre 2024
Je voeux
Le roi dit nous voulons
Du bleu neuf ou d’occasion
Soldate en tenue de cobalt
Je toise un ciel, scande une voyelle,
Gaza, gazette, l’i grec,
L’u kraine
Aucun rire, ni l’avenir, ni rien d’ici
N’ont vieilli
Vœux pas que les années soient inchangées
Comme leurs fillettes à joues défaites
J’aimerais demeurer sa proie
J’aimerais que la beauté,
Ses croisées d’ogives,
Ne bouge pas d’un iota.
mercredi 25 décembre 2024
La Marraine
La vitrine de Bâillerou est saturée de têtes de gondole. La notoriété nécessite une visibilité. Briguer un pouvoir réclame une lumière, requiert d’être notoire. Le premier carré de l’escouade paloise est juchée sur un piédestal pyrénéen, bien en vue, au premier plan, à portée des mal voyants.
Les autres, la piétaille, faute d’être notoires, vaquent à leurs obligations de petits notaires à cocarde, s’ébrouent dans un anonymat de ministère qui n’est pas d’Etat, donc interdit de médias.
Gérald, Bruno, Manuel et Lili sont des couvertures d’office des magazines de haute littérature. Ils sont destinés à squatter les JT de janvier, février, à exhiber leurs frimousses bien lissées, leurs bobines bien éclairées jusqu’à satiété, bien sûr jusqu’à la prochaine censure qui va les peiner. Extrêmement.
Les déambulations routières, ferroviaires, aéroportuaires avec coups de menton autoritaires ont commencé sans crier gare dès les premiers santons remballés dans les cartons.
Gérald et Bruno multiplient les itinéraires stratégiques, les vagabondages d’images mémorielles, à portée de pales d’hélicoptères. Visites coup de poing, coucous à l’improviste, poignées de mains spontanées, selfies de pure empathie, dans les prisons, commissariats, tribunaux. La rivalité des déplacements sur ledit terrain, dans la boue de Mamoudzou, crée des embouteillages de cortèges tricolores.
Lili l’impératrice exige la parité, demande qu’on la photographie dans les écoles, sous un préau, devant le tableau noir, à la cantine avec les gosses qui mangent des légumes bio.
Manuel se borne à l’usage des longs courriers pour communiquer ses valeurs exemplaires et sa pensée universelle. Il vole et voit loin. Il fourre des bottes de randonneur pour la boue de Mamoudzou, un ticheurte « I love Mayotte », des bouteilles d’Hepar à distribuer à la manière Kouchner, tasse le tout dans sa malle Vuitton. Il aime Mamoudzou jusqu’à la déraison. C’est sa ville de cœur, loin devant Barcelone et Evry. Il songe à s’y installer durablement.
Gérald rappelle à bon escient, encore et déjà, qu’il se dénomme Moussa et que sa mère fait des ménages, que son père sert à boire des canons de rouge au comptoir. Il pense que ça compte, cite Albert Camus, prix Nobel. Un signe.
Tous ces encombrants ministres se bousculent déjà sur un petit écran. Devant un micro, ils soignent « un narratif » subtilement émotif, prononcent un gentil discours de protection, articulent un adorable babil d’accompagnement.
Bâillerou fait des sauts réguliers à Pau, vote le budget du club de rugby. On le voit souvent avec sa veste à rosette, manière de moquer Sarkozy qui en sera désormais privé.
Edouard, Laurent et Gabriel sont contraints de ruer dans les brancards pour que les médias condescendent à filmer leurs trognes d’opposants bien présents. La visibilité n’a d’autre enjeu que la désirable timbale élyséenne. Or le calendrier appartient à l’indocile et sémillante Marine, l’authentique Marraine de l’actuelle mafia.
Elle vient encore de refuser au petit Xavier le poste de secrétaire d’Etat aux anciens combattants. Il lui est interdit d’exposer son faciès jusqu’à la Saint Glinglin, ou tout au moins de le cantonner aux kermesses de Saint Quentin. L’invisibilité est une maladie honteuse dont un peuple, l’absent par excellence hors le temps du scrutin, ne guérit que par le coup de gueule, l’émeute ou la jacquerie.
samedi 21 décembre 2024
Paul Meurisse aurait 112 ans
Fred adore Théobald, ce commandant d’opérette, Paul Meurisse, meilleur histrion de sa génération, à phrasé sentencieux et rictus de détresse. L’acteur comique est économe de ses zygomatiques. Il traîne un flegme, trimbale une lassitude, débarde une insoucieuse nonchalance à longueur d’historiette. Il est flanqué du génial Dalban, comédien d’instinct à la gouaille gourmande, buriné à coups de verres dans le nez, champion de la dévotion, docteur honoris causa de l’entourloupe de malfrat. Poussin est un royal larbin. Fred a coulissé ses binocles sur un crâne d’époque. Il est hilare quand il regarde l’inénarrable Dromard, loustic goguenard de dimanche soir. Son côté voyou, ganache, vieille France fait mouche. Fred est accoudé à son fauteuil attitré. Il a lâché ses mots croisés sur le velours jaune. Il s’est installé dans la diagonale de télé. Il s’octroie la joie, deux heures sans rancœur.
Mais j’y songe maintenant. J’ai distordu la vérité. L’histoire est destinée à faire croire. J’invente à mesure que je gravis la pente. J’écris au mépris du respect du récit. Le livre est dans ma peau. C’est un texte d’épiderme avec les mots sur les os.
Je reprends le fil du film. Il était une fois. Il était une fois un roi. Fred se voit dans l’amant d’Edith Piaf. Meurisse est drapé d’un imper mastic, coiffé d’un galurin rustique. Il tient son pistolet comme une chandelle d’aubergiste. Il trotte sur l’asphalte. Il maîtrise son geste dans une langue précise. Il cite Shakespeare quand la situation empire. Rien ne l’étonne, sauf une beauté d’espionne. Rien ne l’émeut, sauf une beauté de feu. Gaia Germani est une fille d’Italie, une brunette exquise qui défie la cinématographie d’académie.
Après Carné ou Renoir, Melville avait senti la fêlure du merveilleux acteur, superstitieux au point de refuser de mourir sur scène. L’improbable clerc de notaire, natif de Dunkerque, mange de la vache enragée, croise Pierre Dac qui l’embringue en virée. Il sera pensionnaire de la maison de Molière. J’ai l’âge de Meurisse quand il meurt du cœur. Fred lui a survécu trente ans.
Flaubert ne voulait pas écrire mais faire rire. Il se crée une identité burlesque, endosse l’habit du clown de maison, ne s’appartient qu’en la personne du Garçon, morveux rigolard, fruste et grossier. Le chirurgien de Rouen intervient sur-le-champ. L’idiot de la famille ne sera pas saltimbanque. Flaubert se vengera de son père sur le front littéraire.
Fred ne s’est pas endormi devant les images de la nuit. Toutes ces facéties le divertissent. Meurisse le préserve de l’ennui. Il ignore que Robert Dalban est l’amant de Madeleine Robinson. Moi pas. Fred saisit l’album d’Oumpah-Pah, se lève d’un bond, éteint la lumière du salon, traverse l’entrée, bifurque à gauche, verrouille la porte des chiottes. C’est un lieu d’aisance qu’il accommode en cagibi de plaisance. Là il lit. Hubert de la Pâte Feuilletée continue, à pas feutrés, l’aventure du commandant Dromard et du sous-fifre Poussin. Il est seul avec sa gueule. Il oublie ce qu’il lit. Il rit des tueries. Fred imagine un paradis. Il est sensible au style.
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/recit-de-vie/295-fred.html
vendredi 20 décembre 2024
Il y a 17 ans mourait Louis Poirier
Les livres à pensées dispersées de Julien Gracq – une demi-douzaine – consentent à cette politesse de vous laisser errer parmi l’éventail des pages. On ouvre le volume au petit bonheur. La main sent le grain cartonné comme l’écho lointain d’une paume. L’auteur nous invite au libre désordre de la lecture, nous convie au délicieux plaisir du vagabondage littéraire. Chaque phrase est vêtue d’une parure absolue, d’un habit définitif. Elle est une œuvre sculptée, en plein présent, sans avant ni lendemain. La phrase qui suit est un autre roman. Le livre entier est un chapelet égrené, phrase après phrase, où se récite l’artisanale prière. On range les précieux opuscules par couleur d’arc-en-ciel. On saisit l’ouvrage par la tranche ocre, entre l’olive et l’azur. On touche du doigt la jolie facture de la maison Corti.
Je suis gracquien, livre deuxième. Car l’histoire d’Allan et de Christel est écrite juste après « Au Château d’Argol », l’œuvre inaugurale, saluée d’entrée de jeu par Breton, le maître de Gracq. À toute fiancée d’alors, j’abandonnais le précieux livre, le récit intouché d’une arrière-saison balnéaire, d’une attente et d’un secret, troués par la magie d’Allan, scandés par l’altier désœuvrement de jeunes gens hors du temps.
Gracq exécuta cette luxueuse nouvelle, ce petit roman à couverture d’azur, dans l’inconfort de la guerre et la promiscuité de chambrée. C’est un livre, venu de Silésie, qui ne lâche plus son lecteur, immobilise un cri. Il faut le lire haut, extraire les mots du silence, risquer l’aventure de la voix, donner aux voyelles leur couleur originelle. J’ai récité le texte de Gracq dans ma retraite à Highgate, en pleine lumière de Méditerranée, sous les toits de Paris, dans un grenier de Normandie. Je confiais à la phrase de Gracq le soin de réveiller le monde, d’imprimer sa marque sur les saisons, d’établir son style sur les choses de la géographie. L’homme impose à l’époque sa stature d’artiste. Il a cent ans, mille ans, tout le temps devant lui. À l’heure où les regards se perdent, comme tant de métiers d’artisanat, où l’écriture n’est plus qu’un rictus de convention, une gênante réminiscence de la jouissance des sens, Julien Gracq est planté devant les eaux étroites du fleuve, simple et loin, dans la splendeur du travail fait.
L’écrivain Poirier domine la littérature du dernier demi-siècle, de la tête et des épaules. Il s’est tu, s’est retranché dans un silence fracassant, s’est consacré seulement à ses impérieux tourments. Bref, il s’est appliqué à polir sa manière de dire. S’il a parlé, c’est pour refuser net le trophée des lettrés. Il était dans ses livres comme l’ermite dans ses psaumes. Vers le grand âge, la ronde des admirateurs a raccourci ses cercles, a réduit ses manœuvres d’approche. Le déjeuner littéraire au bistrot du coin est devenu matière à publication rapide. Mais Gracq ne décernait pas de bons points à la cohorte des compagnons de l’hypothétique tour de France. Il remuait des souvenirs sans importance devant la Loire de son enfance.
Julien Gracq est le Charles de Gaulle de notre littérature. Les deux hommes ne s’accommodaient pas d’imprécision. Ils n’ont pas cédé sur l’essentiel : la grande querelle d’une France et de sa langue. Ils ont donc joui d’une infinie liberté dans leur discipline. De Gaulle appelle. Gracq attend. De Gaulle appelle de Londres. Gracq attend Irmgard à la gare de Brévenay. Le général provoque l’événement. L’écrivain guette l’instant plein.
De Gaulle a d’emblée recherché « un normalien qui sache écrire ». L’oiseau rare se dénomma Pompidou, camarade de Poirier. Julien le Gaullien, voisina dans les parages, voyagea dans les songes de « la princesse des contes », femme fatale des « Mémoires de Guerre. »
Il n’appartenait à aucune académie. À personne. Aux seules voyelles et consonnes. La mort du vieil écrivain est une plaie vive sans cicatrice possible. Un homme au long règne nous abandonne en rase campagne. Je me recueille à l’écoute des premiers accents de Parsifal. Je prie le dieu majestueux des beautés inexorables. Sans défense, nous sommes tirés comme des lapins, jetés dans l’errance d’une lointaine enfance.
Tout va vite sous la dictée du souvenir. Escalier, rue de Grenelle. Destination Louis Poirier. Sonnerie timide et doux toc, toc. Personne. Je me sauve car j’ai peur. Je me réchauffe d’un rugueux florentin au chocolatier du coin. Ma jeunesse faiblissait. Je projetais un « Cinématogracq », festival imaginaire des films muets cités dans ses carnets non massicotés. Reste l’attente, le risque d’attentat, le désir et l’amour, les trois mots du Christ : « Noli me tangere ». J’ai aimé sans mesure le rituel somptueux d’ « Un Beau Ténébreux ». L’irréalité d’Allan s’est plantée dans ma chair à pleines canines. Morsure d’une vie. J’étais peiné que Gracq répudie ce livre de jeunesse. Il avait bouleversé la mienne et fléché sa sortie.
Le marcheur d’après-guerre, professeur au lycée Malherbe de Caen, arpente la route qui chemine vers Villedieu-les-Bailleul. Au loin, à main gauche, Gracq désigne les bois ébouriffés. C’est la forêt de Gouffern : j’y suis né. Je suis né, pour la deuxième fois, d’une page des Lettrines. C’est un signe de la main, un bonjour de pèlerin. Nuit noire de décembre deux mille sept, nuit d’ardoise sur la splendeur des phrases. Rien de nouveau sous le soleil des voyelles. À ceci près, que la beauté est en péril. C’était de petits livres ouvragés, à peine cartonnés, de la taille d’une boîte de cartouches, qu’on s’échangeait comme des talismans. C’était une certaine idée de la dignité d’ouvrier.
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
J'exhume Gracq de la brume. J'hume le volume. On a déterré des liasses de phrases, des cahiers d'écolier, de la taille d'une boîte de cartouches.
C'est un livre sur le chemin de ronde, autrement dit sur le monde. Louis Poirier règle ses arriérés à la postérité. Gracq et son gang - Hal, Lero, Bertold vaquent à leurs besognes vagabondes. Ils veillent aux embuscades barbares.
"Elle s'appelle Aega" nous confie l'un des gars. Gracq s'enrubanne d'illuminations guerrières. Sa dépense littéraire est somptuaire.
Dans la splendeur d'une géographie, Gracq risque sa peau, frotte ses mots à la terreur de la terre, cogne le heurtoir d'Aega. J'ai fini la fine bouteille d'alcool gris, d'étiquette Corti. « Les Terres du Couchant » nécessitent une cuillerée en se levant.
Page cent-neuf, Gracq croque un profil de lecteurs : "Lero reposait exsangue et paisible, avec cette espèce de sourire qu'il avait et que Bertold appelait en riant son sourire privé - un étrange sourire de consentement et de connivence, pareil à celui qui vous reste parfois sur les lèvres en refermant un livre."
Gracq publia un récit absolu. J'en exhume deux majestueuses séquences. Grange voit l'horizon comme une étrange illumination. Il règle son regard sur une démarche enjouée, la liberté à cloche-pied, la frivolité d'une petite fille isolée, sur la laie des bois de Moriarmé. Le soldat trouve une proie à portée. Gracq, chemin faisant, dans une nature où l'homme exerce une filature, métamorphose une gamine en femme endeuillée. Mona accepte le duel comme une douceur, consent au rêve comme à une trêve, tend sa joue comme on s'amuse à la balle.
Mona nomme une solitude, un isolat, l'anonymat d'un monde. A hauteur d'elle, le soldat identifie le paysage de son exil. "Je ne déteste pas faire la guerre avec des gens qui ont choisi leur façon de déserter".
L'attente, avec un trou, désigne un attentat. La guerre a perforé les chairs. Le blockhaus est réduit à un tas d'os. Grange se hisse jusqu'à la maison de Mona. Gourcuff l'a lâché. Il est blessé. Il traîne sa jambe endommagée par le layon qui mène à la maison abandonnée. "Tout une saison" pensait-il. Il se demandait s'il l'avait aimée. C'était moins et mieux: il n'y avait eu de place que pour elle".
Ici et là, j'ai grignoté des mots de Gracq comme des cerises sur l'arbre. Je dévore un vieil entretien sur Jules Verne. En bon élève, j'ai griffonné deux adjectifs sur un bout de papier : "maléficiée", "entretoisé". Le magique géographe définit les Balkans comme "une région maléficiée". La malice n'est jamais loin du maléfice. Gracq cite ainsi Giraudoux à l'enterrement de je ne sais plus qui : "Allons nous-en, il n'est pas venu."
Je sors sonné, résolument égaré, du bouquin blanc de Gracq. J'ai tardé. J'ai attendu la saison, saisi l'occasion d'une trouée du calendrier. « Le Rivage des Syrtes » jette un sort, bouge le corps, agite les peurs du lecteur. Le vieux Marino est un amiral somptueux. J'aime de Vanessa sa loi, les brumes matinales de Maremma. Relire la nuit fatale au palais, sans hâte, comme l'été, très exact, je le fais des sonorités de Mandiargues. Blondin, critique à Rivarol, a fléché dans le mille, défini le style de métier, son genre de beauté : "Un imprécis d'histoire et géographie à l'usage des civilisations rêveuses."
Mais Gracq jette un bâillon sur la bouche à clairon. Gracq est autoritaire sur ce qu'il sait faire. S'il évoque « Le Rivage des Syrtes », il s'exprime de la sorte : "J'aurais voulu qu'il ait la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l'orage, qui n'a aucun besoin de hausser le ton pour s'imposer, préparé qu'il est par une longue torpeur imperçue " (« En Lisant en Ecrivant », Librairie José Corti, 1951, page 216).
Les conséquences se moquent des causes. La linéarité n'est pas mon genre de beauté. Un bouquin d'artiste est un pain de dynamite. Je demeure précautionneux avec « Un Beau Ténébreux ». J'attends que cesse une peur. Il me brûle les phalanges.
Je fais les cent pas. Je m'interdis le récit de Gracq. Je crains la fiction, les sortilèges d'une créature de perdition. Je pense à autre chose, à la prose de ses temps morts.
Des carnets de Gracq, on grappille des miettes comme l'étourneau fait du cerisier un banquet, on se satisfait au hasard des plis d'accordéon du volume, de ses pages sonores, d'une ou deux phrases, comme d'amicaux saluts, sur l'art de se taire, d'écrire, de saisir l'éphémère.
"J'ai retrouvé dans un bref récit de Patrick Modiano, qui s'intitule « Villa Triste », ce climat recueilli et paisible de deuil blanc - ces mails frais ratissés chaque matin de leurs feuilles mortes, ces tilleuls, ces hôtels en crème fouettée... ces bourgades thermales fantômes de l'automne où les passants semblent à la fois plus légers et moins bruyants qu'ailleurs. Et c'est un beau livre" (« En lisant en écrivant », Librairie José Corti, page 279, 1980).
« Liberté Grande » et « Villa Triste » sont des titres magiques. A feuilleter les livres dont ils sont les sourires d'hospitalité, on bouscule une amitié, on trahit une blessure.
Introuvable dans Le Littré, ce mot de Gracq, « requimpette » qu'il affecte à Steinitz, génie bouffi des échecs, et qui veut dire "petit manteau".
La même voix enchanteresse asticote ma paresse. Gracq la réveille des ses « Carnets » magiques. "Quand je lis Nabokov critique, passe jusqu'à moi chaque fois le bienheureux désespoir qu'il ressent de ne pouvoir transmettre à l'auditeur ou au lecteur le bonheur de langue, la félicité littéraire native propre à Gogol ou à Pouchkine, le sentiment que de tels écrivains sont terrés dans leur langue, et aussi puissamment crochés en elle, des dents et des ongles, que le blaireau dans son réduit" (Page 235).
On fait une croix d'un désarroi. Il me manque de cette terre dans la bouche pour lire en frère une littérature de souche à jamais étrangère.
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/322-dancing-de-la-marquise.html
jeudi 19 décembre 2024
19 décembre 1964, Panthéon : Malraux, Moulin, de Gaulle
Malraux, malreux, malheureux vite dit, vieillit à Verrières le Buisson, loin de la brousse et de la sagesse, proche ami de la folie. Dans ses contorsions de visage, ses arabesques de main et ses concassages de mots, Malraux évoque Artaud, mais Verrières n’est pas Rodez, Malraux n’est pas Momo, moins beau sous son faux air de faussaire. Ami de la folie. Ami génial écrit de Gaulle. Ami des génies, du général et des mauvais.
Malraux sait trouer la phrase avec de vrais cartouches. Au Siam, il chipera les dernières économies d’une vieille civilisation d’Orient: Nique Ta Khmère.
Mais Malraux, c’est quand même un type qui frissonne pour une voyelle, qui s’émeut pour une virgule. Au reste, il y a beaucoup d’élégance à aimer l’art de son temps, c’est à dire de Gaulle. Oui, Malraux - tics, toc, tact - frappe fort à la porte de l’Histoire. Il revient au Panthéon comme sur les lieux d’un cri. “ Aujourd’hui jeunesse... ”.
Ce visage de craie secoue l’indécis alliage de ses brisures. Il exorcise sa hantise de la finitude par la bougeotte aventurière, l’émoi d’un faux mouvement. Malraux voit du même oeil que Baudelaire, le noir. “ Chez Malraux, la vision précède la vue ”, diagnostique en connaisseur Dominique de Roux. C’est l’âge où son corps s’est fixé, comme un lézard vieillard à cuir rouge, à l’arrêt sur la photo du souvenir, grands yeux saisis dans les phares de l’éphémère, entre Mandiargues et Neruda finissants. Cet aventurier est roturier de l’intelligence.
“ Malraux chez Louise de Vilmorin, c’est le vieux rêve rentré de Proust admis chez la duchesse de Guermantes ”. Fulgurant Dominique de Roux qui traque à merveille cette espèce de gibier, et qui tord le cou, d’une phrase immédiate, à la thèse du complot anti-Proust. Malraux ne fait que rattraper le temps perdu.
Gaullien? Pourquoi? Pour rien. Rien que pour de Gaulle. Et puis, la mort, qui rôde et lui mordille les chevilles. Celle du grand père et du père qui le vaccine du suicide, du petit frère et du grand frère en Dostoïevski, de la belle romancière et de ses fils. Cette mort, il l’apprivoise en chef, comme une affaire de famille. Elle vient des femmes puisqu’elles donnent la vie.
Il remue cette idée de grandeur, brève apparition de rêve, qu’il a vue, qu’il veut revoir, sa vie durant. C’est pourquoi Malraux shoote dans le “ petit tas ” et prend l’avion. Ce grand brûlé des accidents de l’Histoire s’envole vers le ciel pour contempler la terre. En Drieu, il croit, il admire un dieu à rire sec, dandy à griffe, brutal et doux comme le métal.
Dans la cour des grands, le mirobolant Dédé veut ressusciter la fraternité des récrés. Il est élégant, pour l’exemple. Chic et déstructuré, ample. Car les enfants regardent. “ Les honneurs déshonorent; le titre dégrade; la fonction abrutit ”.
Goncourt, colonel, ministre, grand homme de Panthéon, Malraux résiste au klaxon de Flaubert. C’est un résistant à peau coriace. D’ailleurs, le Panthéon lui sert de prétexte à gueuloir. Il y déclame la Résistance. D’où son amour pour la beauté, qui toise de haut la mort des hommes. Bref, Malraux ne fait qu’une bouchée du déshonneur de la gloire. Il se fiche de cela. A la manière de Chateaubriand: “ La gloire est pour un vieil homme ce que sont les diamants pour une vieille femme: ils la parent, et ne peuvent l’embellir ”. Malraux devient beau comme un Rousseau car tels sont les canons des camions du Panthéon. André s’est ennuyé à se voir embaumer. Il n’a pas supporté cette faute de goût, la sotte trouvaille de collégiens dévoués: les grands chats d’Egypte. Il s‘est repassé sa vie comme s’il allait mourir. Revoir une jeunesse. Aujourd’hui.
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mercredi 18 décembre 2024
Des îles
Mac Rond et Bâillerou sont fâchés. On le sait. Ils sont fâchés avec la géographie. Leurs longues-vues de capitaines discernent mal les îles, notamment françaises. Il est vrai qu’elles se situent au diable, à l’écart des cartes hexagonales.
Mac Rond tourne en cercle dans son palais. Jeune candidat, il révéla son ignorance du caractère continental de la Guyane. Leurré sans doute par un nom qui rime avec banane, l’épatant postulant la désigna comme une terre insulaire.
Le vieux Bâillerou considère Mayotte comme de la gnognotte. Au point de rayer l’île des radars nationaux. On apprend quoi au juste à l’école ? Pau, Henri IV, la poule au pot.
Le pape, lui au moins, sait reconnaître une île. Il a passé la journée en Corse à chanter et à distribuer des chapelets. A l’aéroport, au moment d’embarquer pour Rome, il s’est étonné des ronds de jambe d’un brave homme. C’était Mac Rond. Il s’agitait comme un garçon de café, jouait à l’aide-soignant modèle, au brancardier zélé. Le pape voulait rentrer. Il était fatigué. L’histrion l’éreintait. Il a oublié dans l’avion son gros album sur la cathédrale.
dimanche 15 décembre 2024
Je nous voeux
Je nous souhaite une bonne année
avec de beaux budgets votés,
plein de ministres démissionnaires,
un seul et même président mandaté
qui sait où il habite pour deux derniers étés.
Je nous souhaite une santé, prospérité, alacrité
à tout casser, style black bloc,
une année oxymore,
une année de joie sans JO,
sans jeux de cirque, ni de tir à l’arc de République,
une année d’apprentissage à patoiser le béarnais.
samedi 14 décembre 2024
En mémoire de Peter O’Toole
« Trouville, les hallebardes. Peter O’Toole était sans doute fêlé comme un Irlandais, rythmé par la houle et l’alcool. Il partage avec Helmut Berger, prince d’Autriche, une persistante ambiguïté de l’extrême beauté.
La gueule d’O’Toole est pâle, hésite entre animal et minéral. L’homme aux yeux mauves collectionne les folies neuves. La paralysie du regard précède la brusquerie d’un traquenard. L’acteur se plaît à la ruade.
À l’Old Vic, conservatoire de brique, il pratique l’art cabochard des rois de l’histoire. J’ai frôlé son haleine rouge de petit matin londonien. J’avais l’âge de la rage.
C’était un film d’après-midi de pluie au casino d’une ville d’eaux. O’Toole endosse l’habit nazi du général Tanz. Il étrangle les prostituées d’une griffe millimétrée. Kessel coudoie les voyous, caresse les voyelles dans le sens du flou. Kessel est scénariste, ordonne les mots de « La Nuit des Généraux ». O’Toole émeut la foule. Le maniaque du film de Litvak terrorise les habitués du ressac. »
https://catalogue.5senseditions.ch/qc/poesiereflexionpamphlet-10/90-la-cicatrice-du-brave.html
Pire que tout
Bayrou est sorti de son haras ou de sa bergerie. Visage ovin plus que chevalin. Buriné par les décennies et les avanies. Le roi le sonne au petit matin comme un larbin. Il est le laquais du paltoquet du Touquet. Il enfile un pantalon sans forme, défraîchi, tirebouchonné, toujours le même, endosse un anorak à col de fourrure, une antiquité des Pyrénées. Au palais, il hésite entre le bouc et le percheron. Il se décide pour la jument de polo, expédie son sabot dans l’œil d’Emmanuel. Le petit homme groggy titube dans les cordes, songe qu’il a tordu le bras de Donald.
Bayrou lit les saintes écritures, y compris l’évangile des gangsters. L’homme du Béarn est armé jusqu’au cou, sanglé d’une ceinture de dynamite. Il pratique le chantage avec aisance comme une ruade spontanée. Le roi Manu lisse ses rouflaquettes. Sur le parchemin, Bayrou trace des initiales de réseau social : FB.
Le vieux cheval de retour, et de beaucoup d’allers et retours, a flanqué une mémorable raclée au monarque empêtré dans un arc républicain. Le voyou s’identifie en Bayrou de secours. Vieux pneu de rechange. Le maquignon accède à Matignon. Un septennat commence. Deux ans d’antichambre. L’Elysée est au bout d’un coup d’éclat, d’une vulgaire méthode de malfrat.
Le scénario est écrit comme un cauchemar éveillé. Macron, chef d’Europe à Bruxelles, Bayrou, président national, grand sachem de la proportionnelle. Les sectateurs de Jean Monnet triomphent, enterrent les derniers restes du cadavre du Général.
Bayrou abhorre de Gaulle et la grandeur, s’aime en son Modem, pâle resucée du MRP, le mouvement républicain populaire d’après-guerre, europhile et chrétien, parti « d’enfants de chœur ». De Gaulle précisait en exégète : « Des enfants de chœur qui boivent les burettes ».
Béarn, Paris, Bruxelles. Bayrou se dédouble, deux fois, se défausse, change de veste élimée, au gré de l’espace de parade. Sa vanité d’élu du coin se mesure en bitcoins des Pyrénées. Il règne au milieu de ses trente-six chandelles d’hémicycle. Milieu par nature juste. Près du corps. Non-lieu. Trou béant qui avale un roman national, absorbe ses restes de singularité.
C’est un vendredi treize que le bedonnant Béarnais, à démarche de cylindre, touche le gros lot, rafle une somme obèse au bureau de tabac de Pau, arrondit un pedigree de Wikipédia. L’homme est roué, sournois, soigne sa trogne de père François. Il se rêve en Mitterrand qu’il révère en lieutenant. Quand il se regarde dans la glace, il se réfléchit en Richard Gere. Il se mire et s’admire, répète ad libitum ses bobards de nombril, ses satisfecits narcissiques, ses mirobolantes fake news. Le pays vit cintré en un centre étriqué.
« Pire que tout » est le petit nom gentil, l’affectueux sobriquet dont Simone Veil, sa compagne centriste, l’affublait dans un doux sourire de commisération.
Traître proverbial, Bayrou, ministre de l’école, se fiche comme d’une guigne des préaux publics puisqu’il inscrit ses moutards dans les pensionnats privés. A vrai dire, la nature lui a taillé des oreilles d’exception pour écouter une variété de chansons et n’entendre que le seul bastringue du centre.
Il bégaie. Il bégaie, par dessus le marché. Il cherche indéfiniment ses mots, s’éternise dans une phrase, parle au ralenti comme on navigue à la pagaie. Il ahane ainsi un catéchisme centriste. Le benêt des Pyrénées est agrégé de lettres classiques. Lecanuet était agrégé de philosophie. Bayrou s’est tout de suite démarqué du mentor en se débarrassant d’idées encombrantes. Mauriac taxait Lecanuet de « Kennedillon » à cause d’un américanisme obsessionnel, et d’un séduisant sourire qui lui valait d’être dénommé « Dents blanches » par le Canard Enchaîné.
Bref, l’agrégé veut nous tasser en sa bétaillère, son union épicière, cette Europe qui déjà sent la guerre. S’il a cogné Manu, Bayrou sait talocher Gavroche, humilier le premier gosse des rues. Il exerce ses réflexes de Narcisse grippe-sou avec une légitimité de préfet des études. Il claque la joue du gosse qui balade ses doigts, maraude dans la poche usée, ballonnée, de son pantalon fripé.
Jadis Bayrou, le gentilhomme avare, secouait le spectre de la dette comme une idée fixe, comme on agite un crucifix. Ladite dette est désormais sur le qui-vive. Elle craint pareil sort, redoute d’être giflée, d’être sommée de restituer la pièce barbotée.
Macron, qui valse de Donald au pape, ne sait plus qu’une chose : là où il habite. Il tient mordicus à son palais. Il se distrait, non pas avec des mots croisés, mais à nommer ses petits valets, premiers ministres. Il ne cherche pas trop loin dans l’alphabet. En cette année des quatre premiers ministres, des Jeux et des jours chômés, il a choisi la lettre A et nommé Attal, il avait trouvé la lettre B avec Borne qu’il a gardée avec Barnier et qu’il recycle avec Bayrou.
Barnier et Bayrou se sont serrés la pince. Le Béarnais a fêté son anniversaire au bon roi Henri IV. Il a fait la promotion des produits de son écritoire. Le maire de Pau, sensible à l’état de la voirie, s’est présenté comme le balayeur des paroles mortes. Il s’est félicité d’une vie placée sous le signe du « risque inconsidéré ». François Bayrou s’imagine sans doute en héros des grands drames, s’identifie à Arnaud Beltrame. Le Savoyard a tourné les talons, assez vite, dans la nuit noire.
jeudi 12 décembre 2024
Mandiargues in memoriam
« Au croisement des meilleures manières de dire, au hasard des lectures françaises et des feux de braise, se percutent tête à tête la prose de Jacques Chardonne et la phrase d’André Pieyre de Mandiargues. C’est un voisinage d’exception, une sorte de discrète communion, le précieux coudoiement de merveilleux artisans. Je les identifie comme une compagnie de fin de vie. Je les reconnais aux grains de beauté jetés d’instinct sur la page écornée. Rien de commun entre les deux écrivains. Bien sûr. Sauf la littérature.
La littérature est un territoire noir, une contrée sauvage. N’y séjournent que des forcenés de la phrase, des fous furieux de la féerie textuelle, des bêtes féroces qui dépècent les songes, déchirent la viande des mots. André Pieyre de Mandiargues est un artiste rare, un écrivain de fier lignage. Son centenaire officiel oblige à considérer l’éclat chatoyant d’une œuvre fulgurante. Gracq l’admirait au point d’envier l’excellence de ses récits courts, sa maîtrise des textes majestueux. Mandiargues n’écrit pas vite : il tâche d’écrire faste. Mandiargues ne se donne pas à lire sans d’emblée se raidir. On entre un jour par la bonne porte. J’ai lu « La Marge » à Barcelone. J’y découvrais la nuit, ses ruelles odorantes, au rythme de l’errance narrative, à la cadence enivrante d’un cheminement fatal. C’est un roman sublime, exquis, raffiné d’un grand poète, primé en 1967 par l’académie des Goncourt. Ce trésor n’est pas plus épais qu’une boîte de cartouches. J’envie, d’une jalousie féroce, le lecteur qui découvrira ces pages magnétiques, déambulant au hasard dans les travées entortillées de Barcelone.
L’écriture de Mandiargues joue avec la lumière, les couleurs, les humeurs et les sons. L’artiste fait luire sa griffe au soleil. La joie méditerranéenne jaillit des sortilèges de l’écrivain huguenot, irradie les pages de Rodogune, somptueuse nouvelle, plante un couteau dans la cruauté du bonheur. Se lit à haute voix. Amour fou. On n’en sort pas indemne.
Sur ma paume, la lumière de Sardaigne saigne. Nous sommes loin du crincrin des machines à compter. À mille lieues de la stridence incivile des sirènes. J’étais fait pour elle, Rodogune, comme l’oiseau d’un seul ciel. Le « aigne » de Sardaigne, méchant comme une teigne, me rentre dans la peau, lentement, comme une morsure de soleil.
Rodogune est la jeune inconnue à la courbure de hyène. Je lis les mots du peintre, souffle sur les grains de sable du phénoménal Staël : « Il avait vu quelque chose comme le bonheur. » L’invincibilité du ciel, son évidence absolue, me cloue sur le banc d’un quai de gare. Rien à faire. J’écris avec le bout des griffes. Je songe aux citronniers de Pula, à Pierrot le Fou, au dancing de la marquise. Je revois la maison de joie de Sinistria. Nous enfourchions le dos tiède d’une vague affectueuse. Je relis, je revois son chignon noir dans l’ovale d’un fichu de paysanne. Elle repose sur ma joue, le derrière en bataille.
Dans la continuité ou par contiguïté, il faut lire le merveilleux « Lis de Mer ». S’abandonner au charme vénéneux de Tout disparaîtra, l’ultime récit d’un quotidien où le métropolitain n’a jamais été aussi bien dépeint. Au petit bonheur, au vent du caprice, il convient d’égrener les cinq tomes de Belvédère, qui sont des recueils de prière, des textes de ferveur, des communiqués lapidaires en forme de dernier salut sur la terre. Reste à aimer « La Motocyclette », récit inspiré d’une Bardot chanteuse chevauchant une Harley-Davidson, et tant de merveilles littéraires délicieusement érotiques.
Dans « Matinales », Jacques Chardonne vend la mèche : « On veut une neige fraîche où personne n’a encore marché. » L’écrivain charentais, partenaire épistolaire de Paul Morand, s’interrogeait le 11 décembre 1962 sur l’avenir de la littérature : « Je dirais, Mandiargues ». Oui : Mandiargues s’avance solitaire dans le siècle. C’est un splendide centenaire, un styliste admirable, qui frappe discrètement à la porte des plus grands prosateurs de langue française.
« Vanina ». À Jean Paulhan, novembre 1956 : « Magnifique roman de Mandiargues. Je le crie partout. » Chardonne change de ton, sort de ses gonds. L’art de Mandiargues provoque une sauvage exaltation, compose une sorte de psaume noir, d’allure incantatoire. Chardonne taille le silence, cisèle un cristal musical. Mandiargues est un luxueux coloriste, un adorateur de dorures, un collectionneur de terreurs. Son genre de beauté fait peur, ride les eaux lisses d’un éphémère bonheur. Chardonne découvre la peinture en littérature. Vanina est le titre originaire du légendaire « Lis de Mer ». La suffocante beauté de Santa Maria di Siniscola se jette sur la phrase comme un fauve qui dépèce, une bête prédatrice dont la trace de canines invente un secret alphabet.
L’assuétude à l’habitude est une forme d’hébétude. Je m’adonne à Chardonne en exergue de Mandiargues. Ils ont vingt-cinq ans d’écart. Avec Proust et Flaubert, je double la mise. Gustave précède Marcel d’un bon demi-siècle. Ces deux tandems figurent un carré d’estime. À aucun, je ne refuse rien. J’abdique tout esprit critique. Je vis à leur crochet. Je me vautre dans une relecture en boucle. Je parasite un sang d’artiste. À cette heure et sans pardon, je n’admets pas de cinquième larron. Je fais poireauter les autres dans le vestibule. Rousseau, Chateaubriand, Céline et Gracq sont priés de patienter un petit moment. Je les relirai, ou pas. »
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
mercredi 11 décembre 2024
Jean-Louis Trintignant aurait quatre-vingt-quatorze ans
AA, BB, FF : C’est le début d’un alphabet dédoublé, les initiales bégayées de ses films. Anouk Aimée, Brigitte Bardot, Françoise Fabian. A comme Amour, B comme Beauté,
F comme Folie. Trintignant est un joli gosse d’Uzès. La lettre T de timidité, il la trace sur une figure de jeune premier, un visage rentré, une moue renfrognée.
L’alphabet de l’acteur se poursuit, mais sans lettre miroir qui répète une silhouette, un regard : Romy Schneider, Dominique Sanda, Fanny Ardant, Emmanuelle Riva, Irène Jacob. Derrière une actrice, il cache une cicatrice. Les actrices de son pays ne seront jamais aussi belles qu’en sa compagnie. Toutes les comédiennes qu’il tient par la taille, qu’il serre dans ses bras expriment au cinéma une sorte de volupté particulière, une manière de se plaire, d’être heureuse.
Bardot confesse sa tendresse pour le petit amant du port de Saint-Tropez. Mieux qu’une boudeuse aventure, c’est une passion, une préférence.
Trintignant n’est pas Gary Cooper, ni même Delon. Il est joli, fait virevolter les robes Vichy. Sa réserve frise l’orgueil. Il lasse à trop d’audace quand il s’écoute parler. À vrai dire, c’est peut-être la qualité de sa diction, un doux chuchotement des lèvres qui donne à son jeu quelque chose de sentencieux.
Trintignant ne réalise qu’un film, un autoportrait raté, la diabolique histoire d’un collectionneur de meurtres, la routine criminelle d’un type ordinaire. Jacques Dufilho est lunaire, sardonique, drolatique, poétique. Quand il se regarde faire l’acteur, Trintignant voit Dufilho dans le viseur. L’homme est démangé par la folie.
La timidité ne se décalque pas sur la naïveté. L’innocence lui fait défaut. Aucun écho d’Idiot, rien de dostoïevskien. L’acteur est calculateur.
Je le croise sur les Grands Boulevards. Je l’observe avec insistance. Il me fusille des yeux. Méchant comme une teigne. L’homme est démangé par la mort de Marie.
De la génération d’après, en beaucoup plus musculaire, je ne vois que Pascal Greggory pour afficher de mêmes visages groggy, tuméfiés, abîmés, cabossés par la violence des coups, des uppercuts d’une intérieure retenue.
« Je voudrais pas crever avant d’avoir connu les chiens noirs du Mexique qui dorment sans rêver… » Trintignant récite le poème de Vian. C’est une somptueuse, magistrale, majestueuse lecture, une affectueuse reconnaissance de la littérature.
Les mots. Ma nuit chez Maud. Françoise Fabian est un envoûtement, une ferveur dans un ciel d’hiver, l’ennui traînant de Clermont-Ferrand. Elle s’apparente à une impossible, inexorable attente.
FF est une beauté de feu, la déesse inégalée du noir et blanc finissant, retardée. Vitez est un seigneurial causeur de Pascal, métallique, ironique. Trintignant joue de son charme comme d’une gourmandise, d’une hésitation narquoise. Tous trois virtuoses d’un métier de pure extase.
Quand j’avais six ans, je lisais L’Équipe, j’imaginais les exploits de Maurice Trintignant. « Pétoulet », son sobriquet, était un as de la vitesse, un fêlé des circuits. Il tutoya Jim Clark et Graham Hill. Jean-Louis Trintignant appartient à une même ligne de risque. Il n’est pas l’homme du Dernier Métro. Il est l’acteur du dernier Truffaut.
dimanche 8 décembre 2024
Madame Notre-Dame
J’ai voulu désensabler une mémoire égarée. Ressentir, sentir à nouveau, le souffle d’une verticalité, l’écho du grand vent, le saisissement d’un élan du sang, d’un sentiment d’océan. Je me remémore un vertige, un flottement du corps, le franchissement d’une porte, une sorte de commotion, de secousse vive, qui soulève, hisse une chair vers une terreur. Ce ciel brutal est une croisée d’ogives, une voûte qui va vite, ses trois arcs qui font loi. La splendeur est taillée dans la peur. La foi nécessite l’introït, un psaume de lapidaire humilité, une joie d’exacte majesté, un pur silence d’autorité.
Dieu n’a pas de maison. Le mystique n’a pas de vie domestique. Le Christ répugne au gîte. Quand il dort, c’est dehors. Jésus est un nom à coucher dans la rue. Il n’a pas besoin d’un toit puisque sa main touche les étoiles. Jésus n’a pas de vie d’intérieur.
La baraque est une idée un peu foutraque. Elle embastille les filles. C’est une résidence d’assignation féminine. La cathédrale de Paris est la maison de Marie.
Les hommes ont sculpté la pierre dans la foi et l’effroi. Pareille obéissance définit un labeur d’exception, compose bien autre chose qu’un maigre travail de petite vie morose. Le saint artisanat, le seul travail qui vaille, est fait de crainte, de contrainte et d’astreinte. Il n’y a pas à tortiller, un seul métier vise une authentique félicité : orfèvre. Tous les autres sont des courbures d’imposteur.
Notre-Dame est la demeure d’une femme, le logis de la Vierge Marie. La cathédrale évoque une forme spectrale. Elle est une toile d’autoportrait. Marie éblouit dans une pierre blanchie. Sa maison clignote comme une permanente apparition. C’est pourquoi Notre-Dame exerce un pouvoir d’hypnose, crée tous les jours l’événement de sa présence miraculeuse, répète un rituel obsessionnel de regards vers le ciel.
Ces jours-ci, je vois l’épiphanie de Notre-Dame, à l’image de « Jeanne Dielman », le film de Chantal Akerman, ou de « Fantasma d’amore », celui de Dino Risi. Delphine Seyrig ensorcèle par la saccade de ses apparitions, la scansion des sons et gestes qui rythme une infernale monotonie. Romy Schneider émeut jusqu’à la vérité, troue la réalité, par l’obscénité de sa figure altérée. Les visages d’Anna Brigatti, Jeanne Dielman et Marie de Nazareth rayonnent d’un même sourire captif, de brève et longue humanité.
Dans la maison de Marie, je suis happé par l’appel des vingt-neuf chapelles. Les prélats ont revêtu le drap Castelbajac et ses bigarrures de haute couture. J’aime la sensation noyée des travellings avant de la nef. Au lieu d’éprouver la verticalité, on n’entend que des mots qui viennent, non d’en haut mais d’une ligne d’horizon.
On assiste au cocktail des célébrités qui échangent papouilles, bécots et bourrades dans le dos. A ce jeu de gestes et de gaucheries convenues, Carla Bruni et le prince William sauvent l’honneur des anciennes belles manières. Le baiser des doigts d’extérieur révèle un goût malsain, une dilection obligatoire de bourgeois républicains. Les applaudissements sous la voûte réveillent des souvenirs de stade, de concert, voire de rave party.
Emmanuel Macron a pris le micro pour lire un mot, tout haut, sans trop d’ego, pas perso pour un sou. Une sorte de discours d’après match de Didier Deschamps : « On a joué collectif ».
Les braves étaient en rouge, habillés de la ferveur des héros. Les enfants chantaient en bleu. Les ouvriers étaient venus la semaine d’avant célébrer leur prouesse. Ils ont chauffé la nef pour les usurpateurs du jour. A vrai dire, tout s’est passé comme s’il y avait la table des grands et, à côté, dans l’obscurité, la table des petits. On voyait ça jadis dans les mariages, les enterrements, les communions, les baptêmes, les fêtes de Noël.
Ce calendrier, à deux dates inutiles, première et deuxième classe, pour glorifier la restauration de Notre-Dame, rappelle au peuple que la place des gueux reste à la cuisine et que celle des maîtres demeure au salon.
vendredi 6 décembre 2024
L’Etat d’avancement
Le stagiaire du palais a bousculé la tradition du job d’été. Il a remué ciel et terre pour que le petit boulot des escaliers de l’Elysée soit renouvelé par tacite reconduction jusqu’à épuisement du peuple souverain.
Il travaille comme un fou, dissout, chamboule le calendrier, donne un coup de boule aux députés. Il présente ses vœux d’avance, trois semaines avant la saint Sylvestre. C’est un élève qui a trois classes d’avance. Notre-Dame est son Puy du Fou, figure le grand récit de la radieuse Macronie du bouquet final. Les vieux chênes fixent le cap du capitaine.
D’un mégot d’ouvrier, comme le veut la légende dorée, l’enquête qui s’entête sur une cigarette, la cathédrale flamba dans le ciel de la capitale et révéla d’un coup au petit gars du Touquet la vastitude d’un sublime projet.
Révolution. Repartir de zéro. Déconstruire pour mieux rebâtir. L’homme du scooter des mers a rafistolé la basilique à toute berzingue. Cinq ans, fastoche, les doigts dans le nez. Le défi d’adieu du monarque d’arc républicain est de rallumer la flamme – il s’est entraîné sur la tombe du soldat inconnu -, de jeter une Marlboro de chantier, un deuxième mégot sur le bel ouvrage d’artisanat.
Refaire à nouveau Notre-Dame, mais en deux ans cette fois, top chrono. Le président s’identifie à Léon Marchand dans son bassin. Emmanuel vise la consécration des futurs manuels, sa poignée de pages publicitaires dans les bouquins d’histoire.
Choc de productivité, choc de simplification, choc de clarification, choc d’espérance, conjurent l’échec et la multiplication des chèques.
Plus vite, plus fort, plus haut. La devise olympique est une morale de travail qui lui sied à merveille, un aristocratisme de l’excellence, l’exemplarité jupitérienne au service des fragilités prolétariennes. Macron soulève un peuple au-dessus de ses neurones, le hisse au sommet à la force de ses petits poignets. Il l’éduque au brio, à la virtuosité, à la vertu de la grandeur. Le géant de légende avance, loin devant, marche vers un bilan triomphal, progresse vers son bouquet final, chemine vers un dernier concert anniversaire.
Quatre grandes dates jalonnent l’histoire de l’homme des 3 300 milliards de dettes : le moment originel, l’instant Benalla et du coffre introuvable ; le tonitruant grand débat, texte de théâtre, demeuré lettre morte, mais d’aussi longue destinée que « Le Soulier de Satin » ; les Jeux pour amuser les gueux, qu’on devrait organiser plus souvent, faute de pain à distribuer ; Notre-Dame, Emmanuel comme Claudel caché derrière un pilier, attelé à la revisiter indéfiniment dans une ambiance de kermesse, une atmosphère de liesse avec Donald.
Giscard, qui prétendait « descendre » non du singe mais de Louis XV, s’était usé à vouloir imposer un « libéralisme avancé ». Notre chef actuel nous exhorte à avancer. A ses débuts, il nous encourageait à marcher, à y aller franchement avec ses godillots. D’ailleurs, ses propres initiales confirmaient le bon fonctionnement d’un vrai bidule, pas d’un gadget de comité Théodule: « En Marche ». Or, jusqu’à présent l’avancement correspond à l’état dégradé d’un fruit avancé. Il faudrait l’ôter du compotier, sans quoi il contaminera toutes les bonnes poires voisines. Le pèlerin confesse que sa décision était « réfléchie et mûrie ». Trop, sans doute. Jusqu’à la pourriture, comme d’une mauvaise rature. Il faut stopper l’éclaireur, le marcheur d’avant-garde. Avancer le calendrier.
mardi 3 décembre 2024
Motion de censure
C’est écrit dans mon patronyme. Il me destine à la rature, au bref repentir de guillotine. Dans la maison du peuple, j’entends mon nom et ses aléas d’alinéa. Les sheriffs d’hémicycle dégainent l’article qui braque le débat, qui provoque le mot pour dire veto. Motion de flétrissure, qui fane un budget, qui fripe un projet. Motion de censure.
La biffure parlementaire est un coup de gomme sur un texte délétère, le couperet qui tranche un corps de phrase.
L’auteur taillade son ouvrage à longueur de labeur, en élague les langueurs. Sur la page blême, il ne cesse de pratiquer un blâme de lui-même.
L’auteur proscrit plus qu’il n’écrit. Il signe à chaque clic une nouvelle motion de mort, une nouvelle censure de ses tics d’écriture. Il se renverse à tout moment, comme un gouvernement, de ses propres crocs en jambe.
lundi 2 décembre 2024
Pas fait maison
J’ai l’impression qu’on se fourvoie avec une métaphore de bâtisseur, répétitive à l’envi.
Je ne suis ni à « déconstruire », ni à « reconstruire ». Je ne suis pas fait maison. Je suis de chair et non de pierre.
Si j’ai un chagrin, très gros, quasi mortel, je n’ai pas besoin d’une truelle pour sécher un œil, ni de pelletées pour masquer une plaie. Je ne suis pas fait maison.
Un homme vaut mille, mille et mille Notre-Dame. Un pauvre diable dans la rue, une infinité de cathédrales. Nul architecte, aucun amoureux des belles pierres ne sait le secret d’une chair.
dimanche 1 décembre 2024
Le confetti d'appartenance
La vie d’aujourd’hui se résume à ses clics. On accomplit des tours de périph au ralenti, ceinture bouclée, à zapper des trognes de télé.
On a appris à lire. Mal. On a appris à compter. Mal. Pour en arriver là, à presser un bidule qui exhibe la bouille enfarinée d’un comité Théodule au complet. Comme on joue sur terrain plat, on désigne le nivelé de télé par le mot « plateau ».
Ces temps-ci, je suis surpris qu’on y convie n’importe qui. Hier ou avant-hier, deux pensionnaires normalement à rond de serviette, je veux dire à rond de rosette, ne portaient pas la tache de rouge, le confetti d’appartenance au revers de la veste. Or le diable, comme les révolutions, se cache dans les broutilles.
Heureusement, la guerre en Europe nous impose le crachoir de généraux au rancart pour instruire les ignares. Ces quarterons de médaillés demeurent conformes aux prescriptions de jadis : cravate de couleur, Légion d’honneur, mouchoir ostentatoire.
A se demander d’ailleurs s’il n’y a pas un concours interne à l’institution, une rivalité entre ces hauts gradés pour rafler la mise de la pochette mousseuse la plus voyante, le petit bout d’étendard le plus criard.
samedi 30 novembre 2024
Godard, quatre-vingt-quatorze ans
À l’instar de Godard, Pelechian apprivoise les ciels à merveille. La caméra laisse intouchée sa prise. L’image est délicatement tachetée de beautés muettes. On y voit le burlesque à vif, la tête longue de ceux qui n’ont pas voulu.
Dans le sillage d’une fusée, les coupures de nuage dévoilent le dessin d’un félin. Artavazd Pelechian peint les eaux qui tournoient et l’homme qui s’y noie, les pèlerinages d’oiseaux et l’exode animal. Ce cinéma, digne des yeux, fait flèche de tout voir. Il fait entendre un cri de berger, venu de haut, dont l’accent des rocailles se détache au soleil.
Le cinéma, des images qui bougent, de l’émotion volée comme un baiser, une sensation qui saisit un corps, qui voile le regard. À Cannes, il pleut. Godard est acrobate, fait des soleils. Godard court le cinématographe en 17 minutes. Record. D’entrée de jeu, on empoigne la rambarde. Il faut se tenir à carreau comme dans la grande roue. On touche les choses pour se persuader d’y croire. Godard achève le festival. Avec des cartouches de terreur dans son fusil. Des images inimaginables qui entrent dans le sang. Un luxe inouï. De la lumière qui erre, des éclaboussures de couleur, une voix humaine. Godard révèle le cinéma, sa beauté venimeuse, hors industrie, sans gnangnan. Film pas, peu économique : soigné, chiadé, tailladé au poignet. Soigneusement aimé. Le contraire du travail, c’est le soin. Soigner l’image comme un malade. Avec la folie maniériste d’un médecin de campagne.
Godard retient du mot opus son pluriel opéra. Il y a le sang du siècle sur la pellicule du cinéaste. Cette poignée de minutes inguérissables terrifie l’oeil roi. On se cramponne. Godard joue dans la cour de récréation, de re-création. Celle des petits ouvriers. Il est immensément seul. Après quoi, le mot de palme semble extrait du vocabulaire de plongée, et les images sorties en scaphandre du Grand Bleu. En un quart d’heure, Godard a tué le match. Le festival est mort, déballe pour rien. N’est original que l’origine. Comme n’est génial que la genèse. On passe alors les copies, si bien nommées, comme des plats, des plateaux-repas de long courrier, la mécanique irrésistible de « Soigne ta Droite ».
Galabru n’était pas un malappris. Mais bien épris de fantaisie. Galabru est le fils aîné, le fils aimé de Raimu. Galabru n’avait rien d’une brute. Il est l’Amiral, loufoque pilote de ligne de Soigne ta Droite, grand bonhomme du poème de Godard.
Il traîne une trogne à gaudriole sur les chemins frivoles des trop faciles besognes. Il fait du rire une joie rare, d’une disgrâce de faciès une finesse, une justesse, une délicatesse. Sa gueule cassée était boxée de paradoxes. Galabru était cousu dans de l’étoffe d’humanité. L’homme au timbre d’ogre a fait un tour de piste d’artiste. Galabru laisse la scène nue. L’art de Galabru ne court pas les rues. Il est temps désormais que le peuple esclaffé se décoiffe.
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
Coquelicot de bas-côté dans toute sa sainteté. La détonation du rouge inonde le spectacle du monde. Godard consulte les toiles de Nicolas de Staël. Il se remémore un corps, la feuille de route, le chemin de terre de la couleur.
Les enfants démêlent le blanc du bleu du ciel. L'épaisseur de la vague est un bonheur de gouache. Une huile inutile rutile au soleil. Roxy est un cabot, une péripétie d'après les mots. Il est le roi des bois quand il aboie. Roxy traîne dans le temps présent comme un chien errant, ressent les instants comme des coups de sang.
Godard peinturlure d'après nature. Au plus près du corps, dans l'axe exact d'une métaphore. L'autoroute est luisante de lucioles. Les berlines se sauvent comme des illuminés. Le week-end des bagnoles est une somptuosité d'asphalte. On change de vitesse sur un mouvement de Sibelius.
La beauté crisse, coupe le souffle comme le haut de lèvre incisée de la petite actrice. L'eau à vif charrie son plein de cicatrices. Godard soigne au fusain les pubis. Le sexe de Courbet est un bâton de vieillesse. Monet fait la loi : "Ne pas peindre ce qu'on voit, puisqu'on ne voit pas, mais peindre ce qu'on ne voit pas."
La lumière fragmentée des fleurs est le genre de beauté sonore dont on fait les colliers. Godard fignole les reliefs d'un sublime banquet, le film d'une vie terminée, dont Roxy énumère les rendez-vous manqués. A la station-service, près des établissements L'Usine à Gaz, on lit sur la grande pompe, le pistolet sur la tempe : "Payez à la caisse." « Adieu au langage » est un bouquet d’images de mon âge.
Il pleut des hallebardes à Palerme. J’aime quand le Pierrot de Godard change d’avis trop tard, visage bleu, la main dans le noir qui rate la dynamite. Je songe au dancing de la marquise. Dans le hall de la grande albergo, je tends au concierge l’ombrelo qui s’appelle Pietro. Je veux revoir mon livre, le toucher comme on caresse une morte, l’ouvrir comme on tranche une orange. Mon réseau social, c’est une bibliothèque murale.
Dimanche, on range. On classe les souvenirs du temps du cinéma, d'un spectacle jadis vivant, entre poème et peinture, cantilène et chorégraphie. Féerie, majesté: les mots sont de Céline. Dimanche, j'ai revu Le Mépris, la perruque brune de Bardot, le chapeau de Piccoli, la lumière de Capri, les couleurs de la vie. Godard a bâclé un pseudo scénario, histoire de contenter le distributeur du film. Il dédouble sa vie sur l'écran. C'est par le mépris qu'il la traite, la tire par les cheveux. C'est sa peau qui vaut scénario. Pas besoin de noircir du papier, faut plutôt impressionner la pellicule, la faire rire aux instants rares. Faut chiader l'image aux encadrures, entre deux acrobaties, facéties, espiègleries.
Bref, exercer le métier de voyeur, faire le job avec honneur. Mettre du rouge, du vermillon sur les corps et les désirs, les dieux et les peignoirs. Mettre du bleu, du bleu de "sourire innombrable", du bleu d'Homère sur le ciel et la mer. Mettre des élans, des émois, des petits mots, du mouvement de motion pictures dans l’appart romain et la villa de Malaparte. Caméra danse comme pigeon vole.
Godard filme le ballet des cils et des silhouettes, des objets et des rejets. Il défie la loi de pesanteur du scénario d'auteur. Vit son film, filme sa vie. Il momifie Hollywood dans la raideur de Jack Palance. Il fige l'ami Fritz dans sa posture de pommier faiseur de pommes, le laisse rêver d'Odyssée et de cinéma aimé. Se révèle ici que regarder fait du bien. « Le Mépris » est la guérissure d'un rebouteux des yeux. Godard soigne tout ce qu'il touche. Brigitte Bardot étire sa beauté comme l'ennui dévidé sur un corps d'été. Camille se déprend de Paul. La femme du Mépris s'appelle la méprise.
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/322-dancing-de-la-marquise.html
Godard est mort. Dieu, la reine. Je ne me sens pas très bien. C’est un coup du sort qui déflore un visage de terreur, qui subtilise à nos regards une impeccable majesté, une manière sur la terre d’exalter la beauté. Godard nous laisse en rade, nous abandonne aux mascarades de la crétinerie, aux torpeurs de la laideur.
Pierrot le fou est une œuvre géniale, le rêve wagnérien d’un art total. L’art d’un dieu: peinture, musique, danse et poésie. Godard fait des poèmes avec des fenêtres dans le ciel, des découpages de la nature, des profils et des figures, des bribes somptueuses.
Rimbaud, Nicolas de Staël étaient ses frères de grande querelle. Godard lègue un testament d’artiste diamantaire: « Soigne ta droite ». Fignole ton petit pan de légitimité jusqu’au bout. Le grand art est une boxe. Godard chiade les encoignures. Il a forgé l’outil d’ouvrier qui lui sied. Le cinéma, son dernier cri, à bout de souffle.
Dans un film sur Sarajevo, il énonce tout de go son credo: “La culture, c’est la règle; l’art, c’est l’exception.” C’est ce quartier de soleil, ce fragment de splendeur qui se dérobe aujourd’hui. Je voudrais revoir Week-end, revoir la scène de la ferme où les paysans à fourches s’approchent du pianiste, sur la pointe des pieds.
La beauté des films de Godard ne doit pas mourir, se détériorer dans de vagues archives. Au voisinage du maître helvète, on est sur le qui-vive, dans la fulgurance et le grand métier. Il n’y a qu’un seul métier: orfèvre. Tous les autres sont des courbures d’imposteur. Godard chantait la sainteté du coquelicot. Il en restituait l’écho. Sans autre sujet que la beauté de Bardot.
“Le roi vient quand il veut “. Godard savait la remarque de Michon. La mort est une allégorie des beaux arts. Un de chute. Les temps se hâtent.
Faute de vrais rois, on se satisfait de pâles denrées d’hérédité. Le roi d’Angleterre légitime n’est pas le petit Charles au teint rosé. Non, le seul roi d’Angleterre que je reconnaisse est Irlandais. C’est Samuel Beckett. Indiscutablement. Observez les photographies de sa belle tête, de sa longue silhouette. Tant que Beckett régnera, rien d’essentiel ne capitulera.
Depuis les statues grecques du Mépris, Godard appartient à une lignée de rois, dotés du même regard loyal, situé de plain pied dans le sacré. Nous restent de beaux restes.
Godard et moi, nous échangeons des balles invisibles qui font chorégraphie comme dans un film d’Antonioni.
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jeudi 28 novembre 2024
Chirac, quatre-vingt-douze ans
Une sauvage végétation camoufle l’institution. J’ai gravi le raidillon d’accès, tapissé du miroitement d’un fleuve de signes. Le ressac des traces mène à Chirac. C’est un vaste musée, habité d’une poignée d’enthousiastes. L’exposition finissante ne passionne guère la population. Chirac achève une longue traque, un itinéraire sur la terre, à La Pitié-Salpêtrière.
Chirac est embaumé vivant, à son soleil couchant. Il s’est décanté, dépiauté d’une chair, s’est dépouillé, dépositaire de ses mystères. Le grand os du squelette s’effile jusqu’à la tête modelée, burinée, balafrée d’estafilades. L’échassier sculpté, voûté, courbé sous les intempéries, c’est l’homme qui marche de Giacometti. Chirac en sa Corrèze ultime, la planète, ressemble à Beckett, esquissé dans la glaise. C’est un gosse de onze ans, un chef de bande turbulent, qui des lumières du Rayol, barbouille une lettre d’amour à Marette – un sac avec son père pour son anniversaire –, scarifiée d’une bande de dessins de guerre : beurre, fromage, bifteck, vin, cigarettes.
Le grand Jacques rêve de victuailles, annonce la couleur de son légendaire coup de fourchette. Chirac a de l’appétit, de la sympathie pour les péripéties de la vie. Il sait sa finitude dans la connaissance des vieilles civilisations, dégringolées d’une splendeur vers la décrépitude.
Chirac est conservateur. Il est le gardien de la maison. Il garde le secret sur ses tuteurs d’aventure : Vadime Elisseeff, son chef d’école buissonnière, au Musée Guimet, et Vladimir Belanovitch, son instructeur de russe. Car
Chirac apprécie le souffle des grandes largeurs, le vertige des dimensions continentales, la beauté des horizons planétaires : la Russie, l’Afrique, la Chine. Il cause à Poutine, trinque avec Eltsine dans la langue de Pouchkine. L’inculte Chirac, Facho-Chirac, Supermenteur, sait la vérité des œuvres d’art, connaît Kandinsky comme peu d’érudits.
J’aime revoir Chirac, impatient, volcanique, nuque sous le capot, le nez dans sa quatre cent-trois Peugeot, trifouiller dans le cambouis anonyme d’un moteur réfractaire.
Je découvre ici, en son mausolée désolé, abandonnées à de rares regards, deux figures Vili, d’artistes congolais, qui m’agrippent par les yeux et me cognent d’une bourrade dans le dos : une statuette magique, un chien d’errance tragique. De Pompidou, il a appris qu’on ne se couche qu’une fois.
Chirac va mourir, est mort, nous évitant le pire. Chirac est grand par son refus téméraire des « malheurs de la guerre ». Le veto de Chirac au simplisme de Bush est sublime de panache. Cet homme, fêlé de l’intérieur, – qui ne s’aime pas –, livre à notre mémoire un sens énigmatique, saturé d’interrogations millénaires.
L’immobilité du terminus l’a réveillé. Chirac est descendu du train de l’Histoire de France pour prendre le chemin de ses tribunaux. Le vieux président multiplie les petites enjambées en tous sens sans jamais beaucoup s’appesantir sur leur finalité. Les couches de secrets sont épaisses. Le Chirac reposé des palaces marocains fait oublier l’ancien baroudeur des palais républicains.
Car il n’a pas toujours chaussé ses babouches d’amical grand-père de la nation. Il est couturé de partout. Il trimbale une longue histoire derrière lui. Un jour, dans une autre France, il y a très longtemps, il s’est extrait du noir anonymat pour s’imposer à Pompidou l’Auvergnat. Ce Corrézien à grand destin a fait des pieds et des mains, s’est donné un mal de chien pour décrocher la timbale élyséenne. Parvenu à demeure, propriétaire de la maison, Chirac tourne en rond. Il est embastillé dans les papiers. L’homme a besoin d’extérieur, d’exercices, de politique étrangère. Sans quoi, il s’enquiquine, maugrée, se tire une balle dans le pied. Trêve de blabla, il dissoudra l’assemblée. Sa gaucherie défraîchira la gauche. À long terme, l’idiot coup de poker devient un formidable trait de génie. Chirac scrute l’horizon. Il faut qu’il sorte, qu’il s’aère, qu’il serre des mains et remercie la famille de province. Il aime toucher la peau de paysan, la joue d’une jeune fille fraîche, la prendre par la taille et boire un coup de cidre. Avec toujours ce sot sourire sans joie, ce meurtrier regard d’insatisfaction de soi. Chirac trimbale sa grande carcasse comme un gregario à l’ouvrage dans l’Izoard. C’est à l’énergie, malgré les quolibets, qu’il va la hisser au sommet. Cet homme, aussi lent qu’expéditif, hésitant qu’impétueux, revient du diable vauvert, d’une sorte de mort politique clinique. Il travaille comme un nègre, se prépare d’arrache-pied. Chirac a collectionné les trophées. Il s’est forgé manu militari le plus fleuri des palmarès de la République. De Gaulle, Pompidou, Giscard et Mitterrand ont tous les quatre mesuré du coin de l’œil ce fougueux secrétaire d’État, ministre et premier ministre. Chirac se regarde sourire sur le mur des mairies.
C’est un homme sans qualités, à la Musil, qui fuit l’étiquette et les effets de style. À l’histoire des manuels, Chirac préfère l’anthropologie des rebelles. Lisse de visage mais de culture irrégulière. Car il s’est interdit le faux nez de la puissance et les postures de la vanité. La volonté de cet homme seul saute aux yeux, agrippe le regard comme un phénomène atmosphérique. Cette rudesse au mal, cette ardeur à la tâche, cette furieuse envie d’en découdre masquent un souverain désarroi. C’est un homme d’habitudes que rassure la ronde des saisons. Il fait attention à l’ordre du monde, à la seule loi des émotions. Il leur obéit en soldat, charmé par ces choses de la terre qu’il relativise jusqu’au vertige. Cet escogriffe d’allure saccadée déplie sa haute silhouette de bipède précaire. Il figure l’homme à la mallette des cités grises.
Ni Giscard, ni Mitterrand, aucun de ceux-là, n’arrivent à la cheville de Chirac. Il n’ignore pas la petite vérité d’humus, le dernier secret du terminus, l’humilité humaine et terreuse sous l’ultime pelletée, la mort, cette main qui rompt la poignée de l’autre. Chirac sait l’histoire tragique. Il ne cherche rien, pas même la trace de l’ancêtre sapiens. Dans les conseils d’administration, où chaque président se conforme à l’attirail et charabia du pontife, joue violemment au chef pour intimider sa secrétaire, on raille à l’excès l’homme aux grands pieds.
Or l’homme aux grands pieds se fiche précisément des semelles, mais pas du vent. La poésie, il faut la taire, la terrer dans son sang, et vivre avec. Un soir de télévision, les yeux se perdent, son regard s’égare du sujet, dérive sans attaches. Une arrière-voix, comme on dit d’une fugitive saveur un arrière-goût, colore tout à coup les mots de sa gorge, rend ce phrasé rauque d’un père exemplaire, évoque l’âpre sonorité de tabac de Georges Pompidou. Chirac n’est propriétaire que d’un corps et d’une meute de souvenirs. Avec cela et rien d’autre, il a bricolé à peu près sa vie. C’est un candidat, un postulant à toute épreuve. Il s’efface du paysage à l’âge d’un cardinal à la retraite. Il ne sera pas du prochain conclave. Chirac voit de travers et n’entend plus guère. Il se voûte et même s’arc-boute. Il reste impénétrable comme un fragment d’Héraclite. C’est un bloc d’étrangeté, cuirassé d’un excès de familiarité. On le croit creux : il est rare. Chirac va débarrasser le plancher. Pas de trace. Pas de mémoires. On ne saura jamais rien de Jacques Chirac. On ne lira jamais les arrière-pensées du prompteur.
On ne déchiffrera pas son bouleversant regard d’égaré. Chirac trimbale un visage de vieil histrion d’Hollywood. Chirac va déposer les statuts de sa boutique d’antiquités. Il va discourir sur l’Asie, bonimenter sur la Chine, fourguer des bibelots japonais. Pas du tout. Il va faire la planche dans l’océan indien, se noyer dans l’anonymat du luxe bourgeois. Chirac va s’estomper dans nos souvenirs. À moins qu’il ne squatte définitivement notre tête. On risque en effet de succomber au charme entêtant d’un Chirac encombrant.
L’homme des foucades au Stade de France et des ruades en Israël ne lâchera rien sur son mystère. Il somme toutes les couleurs de l’arc-en-ciel : il est blanc, candide, candidat. Chirac est un Poulidor vainqueur, sans stratégie voyante, sans intelligence criarde. On n’est pas près de comprendre ce savoir-faire d’improbable homme de la terre, de paysan ministériel à patois mécanique, de technocrate à mallette au know how de péquenot. On ne trouve pas ce genre d’énergumène sous le sabot d’un cheval. Son vieux peuple va devoir cravacher pour rattraper sa bévue.
Chirac est un fils unique dont la seule boussole est un père magnifié. Il n’arrivera jamais à sa cheville. Aucune preuve ne suffit à ses yeux. L’introuvable Chirac loge sans doute quelque part, dans les parages d’un père inatteignable.
Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, pages 42/46, juin 2018). L’ouvrage est en vente à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
mercredi 27 novembre 2024
Le chant de Chantal
Au Jeu de Paume, parmi les couleurs fauves de l’automne, les yeux d’écran se multiplient comme des pains christiques, révèlent une œuvre somptueuse, réclament un grand silence de cinéma, imposent une panne d’agenda pour fixer un seul regard, les éblouissements de Chantal Akerman.
On monte un escalier blafard d’où l’on voit la tonsure des arbres, une nature aux abois, la déconfiture d’un soir, une lumière écrouée, prisonnière, un bref enfer de troncs glabres, la nuit solitaire des Tuileries.
On zigzague entre les images, les musiques et les gestes. On entre dans la danse des séquences. A la recherche d’un déclic, d’une conversation nécessaire avec les mots, les mystères et les sons.
La cinéaste se trouble au voisinage de Proust. « La Captive » est une émotion de lectrice, l’ivresse coloriée d’une dérive, un cheminement de perfection formelle, un fil d’Ariane fatal tissé sur la trace interdite d’Albertine.
Chantal élude la chute de cheval. La fille enfourche une vague. Moi, je vois Nora, l’Irlandaise, qui dégringole la falaise, la fiancée sublime de Céline, la fêlée du grand vent qui se libère de Ferdinand, qui s’affranchit du récit, se joue de « Mort à Crédit », fend la mer d’Angleterre, s’abîme dans une vague éperdue.
Les sorts d’Albertine et Nora sont scellés. Chantal Akerman confie à la gracile Ariane le soin d’unir Marcel et Ferdinand, de conjuguer leurs deux saintetés, l’effarante beauté des mots, des images et des sons. Je songe à « La Joie », au grand d’Espagne, à Bernanos qui ose le chant de Chantal.
vendredi 22 novembre 2024
Gaspard Ulliel aurait quarante ans
Je n’ai rien vu, presque rien de Gaspard Ulliel. Des bouts du film de Dolan, des bribes du texte d’un grand gars de la littérature française, Lagarce, des fragments du Saint Laurent de Bonello.
En revanche, j’ai vu une lumière blanche : une épiphanie, apparition, illumination eût écrit Rimbaud. La beauté d’Ulliel est absolue, taillée dans le bleu du ciel, un flagrant délit plastique, le miroitement hypnotique d’un style. Gaspard a choisi la meilleure part.
La comédie, l’art dramatique. Le jeu est le plus vieux métier du monde, l’outil le plus précis de la clownerie des lundis, l’arme quotidienne de la bouffonnerie des hommes.
Flaubert veut jouer. Il gueule seul. Proust s’entiche de Réjane, de Sarah Bernardt, invente La Berma. L’auteur est un acteur raté, un grimacier empêché, un baladin dissuadé. Tous les scribes de la terre ont des démangeaisons d’histrion.
Ulliel est un comédien hors du temps, aux semelles de vent, l’ange exterminateur des modes braillardes, des actualités débraillées. Gaspard Ulliel s’est trompé d’époque.
Ni Téchiné, ni Dolan, ni Bonello ne sont Visconti. Gaspard Ulliel était l’Helmut Berger de sa génération. Je pense au jeune Nicolas de Staël qui gribouille sur une carte postale à son père de fortune : « Non, je veux être mieux qu’un monsieur ».
La beauté de Gaspard intimide. D’autant qu’il l’ignore, qu’il la fragilise, la balaie d’un revers de main, la neutralise avec dédain. La gentillesse était sa coquetterie.
Le grand acteur est un funambule, un fildefériste qui risque une peau avec des mots. Il est en première ligne à chaque phrase, à mains nues, devant le gouffre, une meute d’inconnus. Il n’a pas de casque syndical, ni sur les scènes théâtrales, ni sur les domaines skiables.
Non, je n’en crois pas mon iPhone. La nouvelle carillonne à mon tympan. Je me sens plus petit, rétréci dans ma vie. Le monde s’est enlaidi. Sur la piste bleue gît un monsieur. Mieux qu’un monsieur.
Ce texte est extrait de « Fragments d’un sentiment » (5 Sens Editions, pages 86/87, novembre 2023). L’ouvrage est en vente à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/536-fragments-d-un-sentiment.html
jeudi 21 novembre 2024
Homère à livre ouvert
La contemplation est une perte, un égarement de soi. Une manière de prier à la recherche de ses clés.
Ils s’agenouillent devant les petits cris d’une mer infinie comme on se hisse vers l’eucharistie.
J’aime jouir, répugne à l’avenir, renâcle au pire.
La connaissance est dans la création quand le regard n’est qu’une boisson, une consommation comme disent les garçons de bistrot.
J’apprends que Pierre Michon publie du neuf, un ultime album, un chewing gum à goût intact, « J’écris l’Iliade ». Guéret, la guerre, Homère à livre ouvert. Littéraire est la mer: dernières nouvelles d’elle.
mercredi 20 novembre 2024
Haut et bas
Les fonctionnaires sont hauts. Les reporters sont grands. Exclusivement. Comme Allah chez Vialatte. Le Sud répugne à se dénommer les Bas de France. Car l’Herault n’est pas un bas morceau du territoire.
Les bringues sont grandes. Pas de petites, forcément, même de contrebande.
En revanche, les amoureuses de Rimbaud le sont toujours, petites, jusqu’à la fin des temps.
Les ministres, nos sinistres ministres sont parfois premiers, comme les nombres, mais jamais derniers comme les cancres. Tout ça, les bonnes poires doivent le savoir.
mardi 5 novembre 2024
Michel Bouquet aurait 99 ans
Avant de mourir à dix-sept ans, on est venu courir la gueuse, consentir au reniement, applaudir un style, une manière habile. On voit Mauclair, l’élève de Jouvet, l’Athénée. On voit Bouquet, Bérenger, et tous les dangers.
Bouquet. Je l’ai croisé, par effraction, sans le vouloir. Un physique de vicaire créait une distance, masquait un silence calculateur, laissait pressentir une vipère, une langue de vipère.
Le métier de Bouquet, son phrasé, sa diction sentencieuse, monochrome et gourmande à l’occasion, d’une préciosité d’orfèvre, sautait aux yeux, agrippait l’oreille des habitués des grands textes.
Une folie d’archevêque étincelait dans l’œil, mais douceâtre, attentivement démoniaque, proche du malaise, d’une ironie narquoise. Bouquet compose avec une petite figure modeste, chafouine, qui ambitionne le pire, inspire un notable, notarial respect.
Bouquet, Serrault. Leur folie ecclésiastique voisine sans pour autant se décalquer. Celle de Bouquet s’arrête au sourire. Au sourire amusé, à ses plissures de méchanceté.
La démence de Serrault, en revanche, se fait plus insistante, moins stagnante, met les points sur les i, déclenche l’hilarité, s’autorise de conclure. Bouquet restait dans les pointillés. Bouquet était un grand acteur. Il faisait peur. Des deux côtés de la scène. Il figure au générique des meilleurs films de Chabrol.
Je le revois dans Ionesco. Il est chez lui dans l’absurde, à demeure dans une interminable agonie. Bérenger 1er. Bouquet est le premier et dernier de cordée d’une génération. Bouquet final du feu d’artifices, du jeu d’un grand artiste. Le roi se meurt.
Ce texte est extrait de « Fragments d’un sentiment » (5 Sens Editions, décembre 2023, pages 54/55).
L’ouvrage est commercialisé par l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/536-fragments-d-un-sentiment.html
lundi 4 novembre 2024
Sergio Larrain aurait 93 ans
J’avais tout faux sur la photo. Je la considérais de haut. J’en méprisais l’hypothétique paresse d’index. Sa lissité de papier glacé interdisait le travaillé d’artisanat. Je me sens mal avec le machinal.
Or j’ai révisé mes idées, changé de préjugé. Si Barthes et "La Chambre Claire » m’ont ouvert la tête et ôté ses œillères, reste que la photo me déconcerte. Elle me touche peu. J’aimerais écarquiller les yeux. M’ennuie son découpage gratuit de la géographie.
La magie d’un art m’est révélée sur le tard. La photographie d’un maître du Chili a illuminé ma nuit. J’ai besoin de Larrain comme de pain. J’ai besoin de m’abreuver aux lumières de Valparaiso. J’ai besoin des petites filles du passage Bavestrello. Je regarde Santiago autrement qu’avec des mots. Sergio Larrain me tend la main, un miroir sur les premiers matins. L’homme de patience donne à la vue ses lettres d’évidence.
Larrain photographe s’est sauvé du monde bref. Il s’est retiré des hommes et de Magnum. Larrain fait le saut, fait écho à Rimbaud. Il fait d’un passe-temps matière à éblouissements. Il prescrit à son neveu, Sebastian Donoso, des conseils pour les yeux, des secrets précieux : « Il faut partir à l’aventure, comme un voilier, toutes voiles dehors, aller à Valparaiso, aux îles Chiloe ou parcourir les rues toute la journée, errer, errer encore dans des endroits inconnus, s’asseoir contre un arbre lorsque l’on est fatigué, acheter une banane ou un peu de pain… c’est cela, prendre un train, aller dans un endroit qui t’attire et regarder, sortir du monde connu, pénétrer ce que tu n’as jamais vu, se laisser porter par l’envie, se déplacer beaucoup d’un endroit à l’autre, là où tu le sens…peu à peu tu vas rencontrer des choses. Et des images vont te parvenir, comme des apparitions, prends-les. »
Fichée au bout d’une impasse de Montparnasse, la fondation Cartier-Bresson a tacheté ses douze murs de centaines de rectangles, de figures d’éternité. Les visiteurs se taisent. Ils dévisagent l’œuvre d’un sage. Ils sont cueillis à la sortie, saisis par les silences du Chili. Ils se sentent sots devant les photos de Sergio.
Larrain renonce à la mastication. Au ressassement des mêmes tourments. L’homme qui regarde ne mâche pas un chewing-gum. Il goûte une joie. Il fuit le spectacle, il guette un miracle. Il n’imagine rien, pas d’histoire, ne trace aucun chemin, ne cède à nul espoir. Larrain va au vent, derrière les paravents. Il est fouetté par les embruns du matin. Il ne décolle pas sa joue du soleil, des conseils des grands ciels. La splendeur est au bout d’une lenteur. L’inaction veille au mûrissement des passions. Il se clochardise à cause des marchandises.
Larrain s’accoude au parapet, extrait un fragment de soi de son artisanat minier. Il vagabonde en son intime réalité. À l’image de l’enfant, la photographie naît d’un moment d’égarement.
Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018, pages 75/76).
L’ouvrage est en vente chez l’éditeur à l’adresse suivant :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
dimanche 3 novembre 2024
Deleuze, mort le 4 novembre 1995
Serres apprécie Deleuze, le désigne comme « un ami de vieillesse ». Tous deux ont musardé par les mêmes sentiers vicinaux, les chemins de terre accidentés, voire à travers champs, au détriment des lancinantes autoroutes de la pensée. L’un et l’autre considèrent que les concepts sont des personnages vivants, des figures de chair.
Serres s’assied par terre, s’adosse à l’armoire blanche. Nous sommes allongés sur le lit de la chambre. J’actionne la télévision. Deleuze parle de « l’acte de création ». Le philosophe au shetland mauve a enregistré une conférence éblouissante à l’école de cinéma du Trocadéro. Il inaugure une collection de vidéos prestigieuses. Je propose à Michel de prendre le relais, dans le sillage du penseur spinoziste. Serres se relève : pacte conclu.
Sept ans plus tard, Gilles Deleuze quittait ses amis pas ses lecteurs - pour aller acheter des cigarettes, aller voir ailleurs s’il fait bon mourir.
A Saint Léonard de Noblat, l’homme aux semelles rebelles pensait à la petite reine, l’autre, pas celle de Fausto Coppi, la jolie Sophie qu’il aimait sans mesure. Deleuze ressemblait à l’homme de terre, pas à l’homme de tête, qu’il s’était faite, qu’il avait si merveilleusement faite.
Deleuze donne de quoi vivre pour l’hiver, se vêtir la peau et les os quand il fait froid sur les idées, de quoi penser jusqu’à l’été.
Sans philosophie fixe, il se meut dans les saisons, il émeut par les mots, il est mort d’un claquement d’aile. Shetland de jeune homme, visage brave, Gilles Deleuze tend une main de prince, une poigne d’Idiot, confie au temps sa noblesse et ses lettres. « Le peuple manque » disait-il à propos de l’artiste, après Paul Klee.
Il lève sa plume d’oiseau urgent. L’homme au sourire violet s’en est allé. Loin des veules, près du peuple à venir.
Les deux amis de vieillesse sont désormais enterrés entre Garonne et Haute-Vienne.
Ce texte est extrait de « Les fées de Serres » (5 Sens Editions, décembre 2021, pages 35/36).
L’ouvrage est mis en vente chez l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/recit-de-vie/476-les-fees-de-serres.html
dimanche 27 octobre 2024
Mademoiselle Boisson
Les actrices meurent avant que la cicatrice ne disparaisse des yeux. Le communiqué tombe comme les derniers gravats, l’ultime éboulis, la finale chute de pellicule, l’extrême clap de cinéma. Christine est morte, au bout du couloir, derrière la porte.
J’ai couru dans la rue. L’escalator n’était qu’un long alligator. J’ai fui les mots, les regards des métros et des quais de gare. Il faisait froid. Le ciel était bleu roi. Le bistrotier servait un vin violet aux habitués. J’ai erré parmi les nappes. Il y avait une vie déjà qui s’était brûlée, un corps frêle de petite fée qui s’agrippait aux parapets et qui jetait des sorts.
J’ai baisé ses doigts, d’instinct, comme il allait de soi. Christine m’avait lu, écrit un mot espiègle qui révélait une complicité. J’avais vu, revu Rome, Venise, la fille du film, la brune interprète du Palais Gritti, et la voyait la première fois, en dehors d’Antonioni.
Elle était là comme un chat, un petit fauve dont la prunelle est une griffe du ciel. Elle faisait luire, comme une parure, l’écorchure d’un secret.
_ Il est bien, votre livre. Fred vous a violé ?
_ Non, c’est moi, le fils, qui ai fracturé le coffre du roi. C’est sous sa dictée que j’écris et sous hypnose que j’ose l’audace.
- Alors Fred ne vous a pas violé.
- Non, je lui ai tout volé. Je suis le dernier rejeton des Karamazov. Vous me comprenez, vous, la Mouette, et qui aimait Tchekhov.
La starlette s’embrume dans ses volutes de cigarette. Le gros serveur à tablier serré se garde d’aboyer. On parle du maître de Ferrare, du brouillard d’Emilie-Romagne et des aurores d’hiver. L’actrice d’Antonioni se remémore les moments rares, les jours d’amour avec l’homme de Pologne. Christine a joué avec Delon. Elle évoque Depardieu, prononce les trois syllabes qui embrasent ses yeux de feu.
_ A table, assez loin de moi, Gérard fléchit l’index, petitement, sans discontinuer, me désigne d’une voix de soie : « Toi, tu viens ! ». Je vois l’œil bleu, le guili-guili de l’espace, la poésie d’un voyou qui s’adresse à moi et me nomme sa voyelle. Je suis comédienne, et déjà un peu reine.
Je sais que la vieillesse ne rend pas les pièces, que la nostalgie est un sentiment qui acquiesce. Le critique écrit du haut de sa chaire, l’artiste griffe du bas de sa chair, hurle des bas-fonds d’un corps. Dehors, les paysages ont l’âge de mes blessures. C’est l’hiver. J’écris sur un coin de buvard usagé qui a séché des larmes d’encrier.
- J’ai aimé le texte sur moi, sur nous, dans « L’amitié de mes genoux ». Le luxe maniériste d’Antonioni. Mais je ne suis pas une petite Arabe, comme vous dîtes, mais de sang antillais par mon père.
- Vous avez du chocolat sur la bouche ?
- J’aime « Fred ». Les profiteroles aussi. Je fignole un livre, un journal intime, les choses vues d’une vie, le film en boucle d’une fille comme Christine, comme moi.
- J’ai couru, gravi les marches quatre à quatre jusqu’à Montmartre. Mes jambes se plaisent à l’endurance, à la cadence d’une course de marathon. En revanche, ma tête aime le sprint, le quart de tour, l’emballage violent de la cendrée sur une distance de cent mètres, d’un livre d’à peine cent pages. A l’entrée, le bistrotier m’a confié que je ressemblais à un chanteur yéyé.
- Je ne m’appelle pas Christine Bibine. Mon nom, c’est Boisson. « Fred » est un alcool raide. Je fume des cigarettes et je lis vos phrases entêtantes. Et puis, je m’interroge, vous savez, vous, Christian, pourquoi tous les hommes sont chauves ?
lundi 21 octobre 2024
Christine Boisson, visage d'Antonioni
Gombrowicz écrit dans Bakakaï : « L’extérieur est un miroir où vient se réfléchir l’intérieur. » Antonioni ne filme ni ne dit autre chose. Les mains sublimes d’un homme s’offrent comme des quartiers de soleil et révèlent à Mavi, l’aristocrate romaine, qu’il est son père. Identification d'une femme. Il y a trente ans. Maria Vittoria. Antonioni épingle des visages, comme des papillons, jusqu'au plafond. Il cherche la fille du film. L'histoire d'un regard suffit à l'incendie du récit. Antonioni est emmuré dans ses photographies. Maria Vittoria. Mavi navigue entre deux pères: le cinéaste, l'homme aux longs doigts. Antonioni l'apprivoise à moitié. Masseria d'hiver, couleur de cendre, s'y dessine la nuit latine. Virée auto dans un brouillard à couper au couteau. Mémoire d'une jeunesse à Ferrare. Mavi s'échappe du film. Ruelle romaine. Théâtre à l'italienne. Représentation proustienne. L'actrice aux yeux noirs joue le soir, chevauche le jour. Christine Boisson est la doublure, une seconde nature, un deuxième visage. Antonioni s'égare, fait fausse route, va quelque part. Venise indécise, entre elle et lui, entre parenthèses. Palais Gritti, sonnerie de hall. Profil diagonal. La petite Arabe balance entre deux espaces, se perd entre deux pères. Antonioni regarde la photo des deux amants terroristes. Maria Vittoria a une figure d'attentat. Elle trimbale un visage de magazine, de une d'Herald Tribune. Antonioni piste une récidiviste. Maria Vittoria loge à l'étage dans un anonymat de filles. Elle guette Antonioni. Lointaine comme une reine.
Ce texte évoque Christine Boisson dans « Identification d’une femme ». Bouleversante actrice, très belle comédienne. Il est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, page 83, juin 2018)
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samedi 19 octobre 2024
Le fou qui travaille
« Je travaille comme un fou ». J’ai entendu quelque chose d’approchant venant d’un président, avant qu’il ne dissolve. Travailler comme un fou, c’est bien le minimum minimorum. Faute de quoi, on travaille du chapeau, on s’illusionne de mots, jusqu‘au délire précisément, à huis clos dans un bureau.
La plainte, le gémissement, la jérémiade, le geignement témoignent d’une misérable faiblesse de fausse altesse. Le vacataire du « Château », le châtelain élyséen, ne dispose pas de l’instruction nécessaire à l’exercice, même sommaire, de sa fonction.
Le fou qui travaille confesse une béance, une faille de taille : l’ignorance d’une humilité, d’un devoir d’excellence, qui récuse une vacance, s’exonère d’une molle inconsistance.
Il n’y a pas à tortiller. En vérité, il n’y a qu’un métier : orfèvre. Tous les autres sont des courbures d’imposteur.
jeudi 17 octobre 2024
Michaux, mort il y a quarante ans
Visage en forme de bosse de chameau. Visage de Michaux. Visage désert. Visage d’oncle Pierre. Visage de salaud. Hors photo. À moins de la voler au Collège : le cliché d’un Michaux sans chiqué, visage blanc de vieillard sur un banc, lunettes noires, les yeux vers l’intérieur. Visage d’oncle Pierre. Dévasté. Déplumé. Démâté. Lunaire. Visage d’après la guerre. Il est Belge et sans âge, longue carcasse d’escogriffe effacé. Sinistre et drôle.
Michaux confectionne des ouvrages dessinés à la plume. À lire original. Jamais dans une collection de vitesse, genre vide-Poche. Et puis la beauté qui terrorise, et le feu de la femme qui flambe. Michaux voit la chair en cendres, la vie en volutes, la souffrance d’un marin, raté d’avance, et les mots qui font signe de la main. S’entend Michaux. Vieux tromblon. Il écrit. Moins lourd qu’une brique, plus déchiffrable aussi : un livre. À quarante ans, vingt ans aller-retour, il écrivit de mémoire le récit du voyage, son carnet ethnique. Visages de Jeunes Filles, un texte lentement halluciné, une prose royale d’ivrogne, qui sèche au soleil. Michaux fait un petit travail miniature, sans y toucher, de son doigté de fée. C’est une sorte de cri crayonné, le croquis dernier cri de deux ou trois jeunes filles de la terre. Michaux est invincible quand il écrit la fin, et le début d’une femme. Il tient le fil et la fille. Voilà cet oncle Pierre qui entrebâille la porte étroite, ouvre grand la fatalité. Dans la chambre rose de l’univers, il voit l’écorchée vive à son lever. Il pressent la soldate, contemplée renégate.
Gracq évoque la saveur évanouie d’un chewing-gum. Il désigne ainsi la prose usée. Au détour de ses Lettrines. À la relecture, la fadeur d’un texte aimé déçoit sans pitié. Mais voici Visages de Jeunes Filles. Il garde son grain intact, sa peau de craie, sa cambrure primitive, sa sauvagerie.
Henri Michaux, de son ami le poète équatorien Alfredo Gangotena, aimait à rappeler les mots suivants : « Les murs tremblent, les feuilles aussi, je vous le dis, je vous l’assure, il y a quelqu’un qui saigne ici. » L’homme, l’orme centenaire, traîna sa carcasse en chasse d’images, de for intérieur, de visages, de ces nourritures pour l’œil qu’on appelle des paysages. Aujourd’hui cent ans, du verbe entendre, Michaux joue à chat en vieux chien sous la terre. « C’est comment qu’on freine ? » Comme Bashung, Michaux se demandait. Michaux est hors photo, sauf pour le papier journal Libération, ce nom volé comme la photo, chapardé à de Gaulle. Hors photo, c’est-à-dire de coquetterie mahométane, à la Céline.
Pas très chaud pour les clichés, Michaux. On songe à Deleuze : « Je nage la tête haute, hors de l’eau, pour bien montrer que je ne suis pas dans mon élément ». Sauf, qu’à l’image de Madame Michu, mercière à Angoulême, Monsieur Michaux a vécu pharmacien, on n’est pas sûr de Carpentras. Quelque part où le paysage ne donne pas toute sa mesure, où les couleurs restent en dedans. Il s’amusa de quelques phrases. Mais Michaux nous dit à peu près ceci. Je suis conservateur. Parce qu’un secret, je le garde.
Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, pages 53/54, juin 2018). Il est en vente chez l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
samedi 12 octobre 2024
La face noire de Serres
Le gros bouquin, qui glisse de ma cuisse, pèse ses sept cent pages de témoignages. Il évoque la vie, l’œuvre, la singularité d’un philosophe renégat, hors format. M. Dosse est tombé sur un os.
J’ai connu Michel Serres. Ce diable d’homme accompagna mes interrogations, les tourments, les zigzags d’une vie sur quatre décennies. L’homme était solaire. J’ai mûri dans l’éblouissement de ses récits. A son écoute, j’ai ressenti la piqûre d’une idée, le sentiment de plénitude qu’autorise un travail bien fait, excellemment rédigé.
Dans ce livre-ci qui l’empaille, première biographie, Serres est révélé dans sa face noire.
J’en suis stupéfait. Je savais le mystique derrière le penseur irénique. Il m’avait confié sa tentation, vite récusée, d’être moine. Du cloître, l’homme du grand large garda la poésie, l’écartèlement d’une foi. Mais une pudeur cachait les larmes de sa figure. La joie explosive masquait une mélancolie, une sensation d’abandon, de déréliction tenace. En témoignent ses « Cahiers de formation », dont la publication est loin d’être achevée.
L’homme a tant compté pour moi que je lui ai consacré un petit livre, un exercice d’admiration et de reconnaissance, « Les fées de Serres », immédiatement après mes ouvrages sur mon père (« Fred ») et ma mère (« Tita Missa Est »).
Serres attribuait au travail un sens noble, celui de l’artisan, le seul qui vaille, pas le commandement de l’adjudant, encore moins la besogne imposée d’un châtiment. Le travail composait une œuvre. Au pluriel le mot latin opus s’écrit opera. Michel était un homme d’opéra, un homme de voix, un enseignant incandescent.
Sa prodigalité intellectuelle se mesure à plus de quatre-vingt volumes écrits, publiés de son vivant. S’ajoutent quatre premiers livres posthumes : « Relire le relié » - son chef d’œuvre testamentaire -, « La Fontaine », « Adichats », « Cahiers de formation, tome 1 ».
Michel est un garçon, lauréat en tout. Il rafle tous les prix d’excellence, intègre major l’Ecole Navale – avant d’en démissionner -, entre premier à l’Ecole Normale Supérieure, est reçu premier à l’agrégation de philosophie, avant d’être déclassé à la deuxième place à cause de son accent méridional, considéré comme nuisible à l’oral.
L’homme qui abhorre la compétition, l’écrivain qui exècre la rivalité, est d’abord un vainqueur qui remporte tous les concours. Dès son plus jeune âge, Michel est d’un naturel violent, n’hésite pas à quereller son aîné de frère, lui casse la gueule. A table, son père lui jette une carafe d’eau à la figure pour refroidir sa combativité.
Se défaire de la violence. Lire Simone Weil. Découvrir René Girard, son ami de Stanford, son jumeau par la pensée et par les mots. Se défaire du ressentiment n’est pas une mince affaire.
Serres est trahi, pillé par Foucault dont « Les Mots et les Choses », son livre inaugural, ne sont que les retranscriptions de ses idées, le fruit de leurs conversations à la faculté de Clermont-Ferrand. Jules Vuillemin, l’historien des sciences, avec qui Serres travaille pour sa thèse sur « Leibniz et ses modèles mathématiques », lui chaparde ses hypothèses. Il se brouille avec Georges Canguilhem, son directeur de thèse, parce qu’il néglige Bachelard, trop daté dans sa connaissance de la science. S’ensuit le veto de Suzanne Bachelard, la fille, qui interdit à Serres l’accès au département philosophie de la Sorbonne qu’elle dirige.
S’il partagea sa thurne, rue d’Ulm, avec Derrida, dont jeune il appréciait la compagnie, Serres se fâcha plus tard avec lui au sujet d’Husserl. Foucault s’opposa mordicus à son élection au Collège de France. Levi-Strauss, qui voyait en Serres un penseur singulier, hors des modes et des pensées publicitaires, échoua dans son soutien.
Michel Serres et Gilles Deleuze s’appréciaient mutuellement. Je me souviens de Michel parlant de « la probité du travail de Deleuze ». Il se référait l’un et l’autre à Leibniz et à Bergson. Le goût des multiplicités les rapprochait.
Bref, la solitude de Serres forgea son style. Il y paracheva une singularité. Il fut pressenti en 2014 et 2017 pour le Prix Nobel de littérature. Son œuvre considérable, encore incomplète, beaucoup d’inédits à venir, révélera la nature de son génie.
« Salle Cavaillès, Serres lit les mots de Rousseau. De l’Origine des Langues. Je ressens la même intensité fiévreuse qu’en classe de onzième. La leçon de lecture badigeonne la mémoire d’une impérissable nostalgie. C’est un jardin fleuri qui s’est perdu aussi vite qu’un paradis en Mésopotamie. Serres lit des lignes de Musil. Un certain ébranlement des choses, la fugitive perception du devenir, l’émotion d’une promesse, le sentiment inexorable d’un work in progress s’élèvent à hauteur de philosophie, s’échappent de la juste musicalité des textes dits. Rousseau, comme un silence froissé dans nos cahiers. Rousseau, sommet inégalé de la majesté du français.
Vient Diderot, Sophie, d’autres mots. Paris, 10 juin 1759. « J’écris sans voir… Je continue de vous parler, sans savoir si je forme des caractères. Partout où il n’y a rien, lisez que je vous aime. »
La Sorbonne court-circuite l’école primaire dans le respect recueilli des beaux récits. Salle Cavaillès, l’instituteur accomplit des prouesses, désaltère la jeunesse, revigore une poignée de jeunes gens, lui insuffle l’allégresse du partage des grands textes. Le tableau noir de Serres est un vaste domino blanc, un champ de lectures sans ratures, riche de ses multiplicités rapiécées. Le génie des métamorphoses s’apparente à la genèse des choses. L’enseignant fait les présentations : on fait connaissance, on s’instruit pour la vie. »
(« Les Fées de Serres », décembre 2021, pages 25/26)
lundi 30 septembre 2024
Minute de silence/In memoriam Philippine
"Je déteste les bavards. Je me laisse facilement couper la parole, mais j’ai horreur qu’on me coupe le silence."
Jean-René Huguenin (Journal 1955-1962)
dimanche 29 septembre 2024
Lagarce, grand gars des lettres françaises
Lagarce, grand gars des lettres françaises
Jean-Luc Lagarce est mort à 38 ans, le 30 septembre 1995
« Voir la peau, les os, l’écorce d’un torse. Ne rien voir. Bander sa mémoire. L’arbre se délabre. La neige est une cendre d’hiver. Il y a une cataracte de mots, cinq filles comme des bougies, entre la vie et la mort. C’est au Vieux-Colombier, un jour de février, Lagarce aurait soixante années bien tapées. Artaud a tailladé les souvenirs, les accoudoirs du théâtre. Ici, on joue la comédie. On applaudit des mains, Antonin. On écoute une langue française, on ose.
Une émotion dégouline des tympans. Une phrase est une vague. Une autre phrase, une autre vague. La terre est nue jusqu’au reflux. Des vagues viennent en éclaireurs, un peu toujours les mêmes, avec ardeur. Une vague affectueuse qui mordille les chevilles, les cheveux des filles. Une vague écumeuse qui creuse, érode et ressasse une attente. Une vague rieuse et mystérieuse. L’écriture de Lagarce est une continuelle rature, un incessant battement d’essuie-glace.
En haut, un homme sur le carreau. A son retour de guerre, de colère avec un père, les filles l’ont hissé dans sa chambre de misère. Lagarce écrit son acte de foi, en connaissance d’une loi, en fin de sida. Il est mort déjà. Il rédige son enterrement. Il est dans sa maison, une chambre froide, une cache d’enfant. Les filles d’en bas pensent à l’au-delà, au train-train du tralala. Lagarce est un jeune frère, un garçon téméraire qui revient périr en sa contrée première. Avec un baluchon sur le dos, une vie de patachon, une vie d’histrion, et des gnons, couturé de partout jusqu’au menton.
Les filles, à tous âges, l’ont attendu comme des mouettes sur la plage. Ont guetté les nuages. Lagarce taille les mots des funérailles. Il imagine les filles, cabossées par l’immobilité, meurtries par la stérilité des rêves, infidèles au chagrin sacrificiel, traîtresses d’une monotone tristesse. La péripétie de Lagarce est « une blague de la vie ». Aux infirmières de l’attente coutumière, le garçon, l’homme d’écriture donne à la deuxième des sœurs les mots justes, sa version la plus pure : « Vous devriez m’aider. » Lagarce suit Koltès, s’efface, torse et faciès, dernière pelletée, travail bien fait. Il mord la poussière à l’âge où Macron se proclame Jupiter. La vie de selfie ne suffit pas au style de poésie. A la Comédie Française, Lagarce est dans sa maison, cerclé de ses filles comparses. On ne réveille, ni les morts, ni l’enfant qui dort. C’est un vrai dieu, invisible aux yeux. Il a figure de prière dans le souvenir des pleureuses. Il a vu le soleil. On songe au Malentendu de Camus, à ce genre de crime sur les lieux d’une chair identitaire, d’une mémoire de canine.
Charles Juliet. Je lis des bribes de cahier. Je feuillette. Il cite Colette : « J’appartiens au pays que j’ai quitté. » Inutile de tourner autour du pot, de chercher midi à quatorze heures. Voilà le sujet. Une cataracte de mots, un acte fleuve en écho. Clotilde de Bayser est la Mère du jeune frère. Elle règne en duègne, immense comédienne. Les trois sœurs sont un bonheur de fraîcheur, de vivacité, de féminité enjouée. Rebecca Marder, La Plus Jeune, tient la dragée haute aux aînées tutélaires, éblouissante de furie, de sauvage gaminerie. Jennifer Decker m’a soufflé. « Tu vas nous revenir du bal avec ta robe rouge de travers et tu nous feras un enfant ». Sa liberté de rockeuse, sa spontanéité de loubarde évoquent un coquelicot de sentier, une fille simple, au vent voyou d’une jeunesse égarée. Les cinq actrices, gueuses, saintes ou garces, auraient mérité un cinquième rappel, une ovation plus soudaine de la salle nationale. »
Ce texte est extrait de « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions, mars 2020, pages 14/15). L’ouvrage est disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/322-dancing-de-la-marquise.html
samedi 28 septembre 2024
Antonioni
Michelangelo Antonioni est né à Ferrare le 29 septembre 1912.
Le regard est cette dague de lumière qui tue en silence. Michelangelo Antonioni commet au cinéma ses plus beaux crimes. Il frôle des yeux l’apparence volatile du monde. Les choses sont posées à la manière de l’oiseau. Au bruit du premier coup d’œil succède une étendue sans tache, la désolation de l’énigme. Cette façon de ne rien voir qui fait le savoir de laboratoire, l’art d’Antonioni l’aiguise à la pointe, Thomas, le photographe de Blow Up, en saisit l’étrangeté radicale. Socrate exercé au métier de regard eût édicté le précepte : « Tout ce que je vois, c’est que je ne vois rien. » Le thème de la disparition, sans effusion de sens, traverse l’œuvre d’Antonioni comme la flèche d’un destin. Troués d’absences, les films du maître de Ferrare exaltent la péripétie dans son instant de gloire. Ils égarent en chemin le fil d’une histoire. Dès la première image de L’Avventura, elle commence à perdre jusqu’à ce qu’elle s’immobilise, à plat. Au comble de l’interrogation, Antonioni se drape dans une noblesse silencieuse. Dans l’intervalle du sens défaillant subsiste la pudeur irrésistible de peindre. L’obsession formelle du luxe et son festin de beautés froides définissent l’orgueil sans mesure de l’artiste.
Avec la disparition pour emblème, Blow Up trie dans la mort, jette le cadavre et ne garde que l’inconsolable table rase. Antonioni contemple le désert comme une écorchure blanche. Aux premières loges, il filme Zabriskie Point, les dunes de sel, la Vallée de la Mort. D’un battement de cils qui raturerait la misère du monde, Jack Nicholson choisit les marées de sable africaines pour dépouiller le vieil homme et tromper sa destinée.
Dans Profession Reporter, l’identité d’autrui, cette seconde chance, ramène au point d’ensoleillement où la fatalité d’agenda décalque idéalement la liberté. Jamais le cinéma n’est plus proche du poème, l’un et l’autre sont des colliers d’images. Deux mots côte à côte, le poète invente le feu, il fait des étincelles dans le noir. Antonioni, pareillement, réunit les images par amitié plastique. Le bruissement du vent dans le jardin de Londres redouble le froissement de papier glacé où s’égaient à petits cris deux gamines élastiques. Verticalement disposés dans leur parure de mode, les mannequins de pierre ont déserté la vie. Elles sont mortes avant d’être photographiées. Thomas les mitraille avec tant d’insistance, il ne sait comment les ranimer et réparer le dommage de l’image autrement que par l’épidémie d’images. Le photographe déchiquète sa proie sans jamais ravir l’ombre d’une apparence :
– Qu’est-ce que vous voulez ?
– Des images.
Nous vivons dans une société de cécité où l’image est un bien de première nécessité. Le temps des images sanctionne l’aveuglement de l’époque. Les regards sont perdus comme tant de métiers de ferveur. Antonioni, le premier, autopsie la brisure du lien avec le monde. Dans Deserto Rosso, il peint en coloriste virtuose l’intériorité déchirée des êtres hors du cercle de la communion. La dévastation des paysages et le formidable jeu de cubes des villes impriment dans la chair de cette terre le désarroi du siècle finissant. La vie des hommes se lit sur les façades urbaines aux géométries désaffectées, dans un milieu lisse où se croisent les lignes et les couleurs, où des pans de beauté neuve se font et se défont comme des chevelures de métal.
Gombrowicz écrit dans Bakakaï : « L’extérieur est un miroir où vient se réfléchir l’intérieur. » Antonioni ne filme ni ne dit autre chose. Les mains sublimes d’un homme s’offrent comme des quartiers de soleil et révèlent à Mavi, l’aristocrate romaine, qu’il est son père. Identification d’une femme. Il y a trente ans. Maria Vittoria. Antonioni épingle des visages, comme des papillons, jusqu’au plafond. Il cherche la fille du film. L’histoire d’un regard suffit à l’incendie du récit. Antonioni est emmuré dans ses photographies. Maria Vittoria. Mavi navigue entre deux pères : le cinéaste, l’homme aux longs doigts.
Antonioni l’apprivoise à moitié. Masseria d’hiver, couleur de cendre, s’y dessine la nuit latine. Virée auto dans un brouillard à couper au couteau. Mémoire d’une jeunesse à Ferrare. Mavi s’échappe du film. Ruelle romaine. Théâtre à l’italienne. Représentation proustienne. L’actrice aux yeux noirs joue le soir, chevauche le jour. Christine Boisson est la doublure, une seconde nature, un deuxième visage. Antonioni s’égare, fait fausse route, va quelque part. Venise indécise, entre elle et lui, entre parenthèses. Palais Gritti, sonnerie de hall. Profil diagonal. La petite Arabe balance entre deux espaces, se perd entre deux pères. Antonioni regarde la photo des deux amants terroristes. Maria Vittoria a une figure d’attentat. Elle trimbale un visage de magazine, de une d’Herald Tribune. Antonioni piste une récidiviste. Maria Vittoria loge à l’étage dans un anonymat de filles. Elle guette Antonioni. Lointaine comme une reine. La passion tourne autour du soleil, d’une étoile de science-fiction. J’admire l’art du maître de Ferrare. J’ai besoin du grand coloriste italien.
« La fille » du film d’Antonioni a surgi de notre mémoire. Sans crier gare. C’était son jour de sortie. Reste une vie de pellicule, en boucle, sur un écran de plein hiver. Maria Schneider émeut comme Mozart. Une légèreté, une absence, une gaminerie, comme un soleil troueur d’entrailles. Maria Schneider éblouit par sa beauté boudeuse, ses yeux si noirs d’insoucieuse curiosité, sa nonchalance animale et ses questionnements véhéments, l’espièglerie d’une enfance qui s’attarde dans un corps de femme. J’ai fouillé en aveugle dans les recoins de l’étagère, remué la poussière, mesuré le temps passé sur mes doigts grisés. J’ai déterré la bobine de Profession Reporter, The Passenger, mieux nommé à l’original. Maria Schneider est vêtue, libre comme l’air, d’une robe à mille petits coloris. Elle s’habille de confettis et des taches des papillons. Elle est joueuse et vive, lumineuse et si brune. Antonioni filme la splendeur de sa chevelure dans le bleu du ciel andalou. Maria Schneider erre dans un dédale de Gaudi, bouquine rêveuse sur un banc, s’échappe de ses doutes comme un cheval fou. Elle menace de quitter l’histoire si Nicholson abandonne l’aventure. La mort a fixé rendez-vous, hôtel de la gloire. « La fille » d’Antonioni est partie à temps, a obéi à Nicholson. À l’instinct. L’actrice au doux sourire a succombé à ses blessures de tournage. Elle est morte, sauf en bout de rangée, à droite de l’étagère. Antonioni est mort. Brutalité d’actualité. On est triste tout à coup comme si des parcelles de la splendeur des choses nous étaient dérobées. Le Périlleux Enchaînement des Choses – c’est le nom de son dernier chef-d’œuvre – a troué la pellicule. On se sent cassé, plus petit, à l’étroit dans nos médiocres images. Il faut se souvenir.
Texte extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, juin 2018, pages 70/74).
Ouvrage disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
À quelques secondes de là, le cinéma installe son chevalet et pose sa toile à ciel ouvert. Un corps couvert de boue. Ultime épisode du film d’Antonioni Par-delà les nuages. Dans les ruelles d’Avignon, Vincent Perez esquisse un pas de danse, fait des pieds et des mains, ébauche une ronde de séduction autour de l’inaccessible jeune fille. La simplicité rayonnante d’Irène Jacob déjoue les stratagèmes de l’homme ensorcelé.
Dans la nuit bleutée, l’étrangère de ce monde s’abîme dans la prière. La musique des psaumes immobilise le temps. Sur sa chaise de paille, le play-boy s’endort au son des cantiques.
Sous la pluie battante, il fuit l’église, zigzague à la recherche de la pieuse inconnue. Il la rejoint. Ils courent l’un et l’autre. Elle glisse sur le pavé, maculé de boue. Elle pousse la porte. Elle gravit l’escalier. Il suit derrière, sans saisir. Elle se retourne. Elle referme sa vie dans un murmure de joie : « Demain, je rentre au couvent. »
Texte extrait de « Fragments d’un sentiment » (5 Sens Editions, novembre 2023, pages 85/86).
Ouvrage disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/536-fragments-d-un-sentiment.html
Oui, Antonioni. Le Pontormo du cinéma. Un luxe maniériste, une posture d’artiste qui peint les ciels dans leur perfection formelle, échafaude une parure, imagine une griffe, la fait luire au jour comme une deuxième nature.
Quelque chose de flou, un bastringue que rien ne distingue, un cri qui troue l’apparence, colorie l’indifférence. Antonioni s’approprie le rouge, le désir qui surligne une lèvre, le désert qui dissuade un rêve.
D’instinct je me suis jeté sur le trottoir, l’ai foulé vers la salle destinée. Je voulais guérir d’une nostalgie, stopper une maladie, réserver l’après-midi. J’ai fendu la file du Champollion, rue des Écoles. Ai dégringolé les marches, me suis glissé dans le noir. Veni, Vitti, Vici. Vaincu, convaincu, je le suis depuis l’incolore éblouissement d’une île de Sicile, le choc incantatoire de L’Avventura, le regard égaré de Claudia.
Deserto Rosso. Giuliana est une soeur siamoise de Claudia, le sosie, le portrait craché d’une sublime actrice de cinéma. Monica Vitti déambule dans une rue pâle, erre dans le vestibule, dérive dans un ciel industriel. Elle observe l’horreur des couleurs.
J’ai couru, suis entré bon dernier, attentif à écrabouiller l’orteil d’une rangée entière. Je voulais revoir le manteau de laine de Giuliana, la pelisse verte d’une bourgeoise désœuvrée d’Emilie-Romagne. Revoir une manière de s’emmitoufler, de se carrer dans un corps, de se camoufler pour manger le pain de l’ouvrier. C’est cette couleur froide qui enlumine un visage diaphane.
Mais le rouge ici désigne la déchetterie d’usine qui bariole, peinturlure la nature. J’aime le rouge artificiel d’Italie, la joie écarlate qui jaillit des veines, des volcans, des voyelles. J’aime le rouge incendiaire de la baraque d’une partie de plage d’hiver. Le goût d’Italie me vient de cette couleur de feu joyeux. Antonioni peint l’intériorité des figures dans l’espace et ses géométries. On lit dehors les sentiments des hommes comme dans un album d’images luxueuses. Le monde est une poubelle que l’artiste filme et fignole au pinceau. Monica Vitti s’extrait des brumes qui indifférencient le temps des cinémas qui passe. Un regard voilé, qui s’abandonne, sans domicile, comme un paradis perdu, outrageusement oublié.
L’artiste anticipe l’avenir. Pollution, blabla, mal de vivre. Inutile de s’appesantir.
Texte extrait de « Fragments d’un sentiment » (5 Sens Editions, novembre 2023, pages 71/72)
Ouvrage disponible à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/536-fragments-d-un-sentiment.html
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