mercredi 2 avril 2025
Les quarterons de la raison
Ils considèrent la raison comme un titre de propriété. Ils appartiennent au cercle du même nom qu’ils tracent au tableau, dos au peuple, dans des cours magistraux.
Ils usent d’un phrasé docte, abstrait, distancié. Ils parlent du terrain comme d’un pays lointain. On sait où se trouvent leurs dossiers : sur la table. Ils squattent les bureaux des palais lambrissés, bien au chaud, isolés du chaos par les mots.
Jadis ils ont excellé dans l’art de collectionner les trophées d’excellence, de truster les premiers accessits des palmarès d’école.
D’une génération à l’autre, ils se succèdent et renaissent comme dans une ronde de travailleurs saisonniers. Les noms importent peu. On les confond. Ils sont fabriqués à la même usine délocalisée. La même que Macron. Ils sont nés légitimes, coiffés au même atelier.
Fabius, Juppé. Présidents à vie, sans être élu mais l’ayant fort voulu. Messier, Pigasse. Corsaires de la finance, patrons mégalos qui se sont rêvés présidents jupitériens, à vie. Philippe, Wauquiez, Le Maire, Pécresse. Candidats de droit d’aujourd’hui, ou d’un hier proche. Même mépris pour le pays.
Ces neuf-là ne doutent de rien. Ces deux quarterons de la raison, plus Macron, à trop se ressembler, se détestent comme des rivaux mimétiques girardiens. Tous ces perroquets du tourniquet haïssent encore davantage le paltoquet du Touquet. Car lui seul à ce jour, sorti du même cercle, a décroché la timbale. Deux fois. Double inimitié.
vendredi 28 mars 2025
La coiffeuse d'Arras
De Gilberte, Proust écrivait qu’elle n’était « pas son genre ». Un film du même nom embrouille mes idées, m’émeut à mesure qu’il empoigne et pince mon attention. J’aime les coiffeuses parce qu’elles sont insoucieuses, affriolantes, légères et libres comme l’air. Elles vivent debout dans leur salon. Jennifer est mon style de beauté. Emilie Dequenne est une fille simple. A cause d’une plissure de joue fraîche, d’une figure si ronde, d’une moue lumineuse de sublime gamine. A cause d’un sourire.
La coiffeuse d’Arras hante les heures d’un lecteur de Kant. Elle revêt les parures et attributs d’une adorable idiote. Elle illustre un principe d’écriture, une règle de beauté suffisante, un axiome d’éclat d’album, un postulat de flagrance et de fracas. Flaubert rôde aux abords du salon. Un livre, un visage. Sur rien. A la seule force de son charme.
Une actrice est morte. Jennifer s’est volatilisée sans laisser d’adresse. L’émotion est le seul domicile connu où repose Emilie Dequenne. Après, à côté de Girardot.
Jennifer tord son corps, crispe ses doigts, fixe un ciel étoilé, extrait le niveau sonore d’un chair, s’étourdit dans une nuit perpétuelle de karaoké.
dimanche 23 mars 2025
Arnaud Beltrame, 24 mars 2018
À vrai dire, on n’a jamais tué de Gaulle qu’un demi-siècle après sa mort. Non seulement nous avons gâché un capital de fulgurances, mais nous avons durablement altéré le destin d’une nation. Voici venu le temps long de l’insignifiant. La communication n’est qu’une comédie, une fantaisie, une variété de l’imagination. A mille lieues du réel. Simone Weil parle de “l’imagination, combleuse de vide”. Avec l’âge, je sais que de Gaulle demeure la figure exemplaire d’une jeunesse.
Au seuil de la vieillesse, je n’ai identifié que le colonel Beltrame dans le sillage du génial général, pareillement inflexible à tout renoncement.
Beltrame a hérité de l’exact patronyme. Manu lui chipe sa belle âme. « Patriote » est un label « bankable », à valoriser dare-dare dans les écoles. L’épithète est époussetée. On la dépoussière de sa ringardise.
Au détriment des vieux gangs de « militants » qui marchent les pieds en dedans.
Le chef des armées cause à la patrie. « Riot » signifie « émeute de rue ». « Patriote » veut dire : « pas de ça chez nous ». Manu, qui n’est pas catalan, parle anglais naturellement. Je le vois sauter sur sa chaise comme un cabri : « Patrie, patrie, patrie ! » J’ai la chair de poule. Macron promet le grand frisson. La séquence à venir multipliera les bouts de langage et les éléments de boniment sur « L’Europe ». L’Europe des patries et l’Europe supranationale. En même temps.
La page est blanche. Elle est riche de tous les virtuels possibles. L’infini ne joint pas les deux bouts. Rien n’est joué. Rien n’est écrit. Rien n’a de sens d’avance.
Il est téméraire de s’aventurer, en première ligne, en premières phrases, sur une terre littéraire, sur un champ de chair. Il est téméraire de briser la ronde coutumière des jachères.
Tracer les premières lettres, se saisir de l’alphabet éparpillé, composer des mots qui fassent écho, dessiner des fragments de signifié, s’affranchir d’un impérieux désir : écrire comme on libère un cri.
Le lieutenant colonel sait quoi faire, décider sans collégialité, dans l’immédiateté. Le lieutenant colonel a des ailes. La terreur ne lui fait pas peur. C’est un chef de ferveur : il est à l’œuvre. La poésie d’Ezra Pound lui indique la direction du pays : « Si légère est l’urgence ».
Le lieutenant colonel se livre à l’ignoble forcené du mal, arrache la caissière des griffes du furieux animal. Acte anti-économique, par excellence. Acte christique.
Le lieutenant colonel est seul, infiniment seul, premier et dernier de cordée. Avant d’expirer, il prie sa patrie. Il écrit avec son sang le chef d’œuvre d’une vie, le récit fondateur de notre temps.
C’est un livre de résistance, le traité d’une grandeur, l’évangile gaullien d’un admirable gendarme. La rébellion du lieutenant colonel n’est rien d’autre que de servir une nation, d’honorer sa mission. Elle a le style des beautés les plus pures, des fulgurants chants d’amour, insoucieux des périls de bravoure.
Certaines phrases du texte sont extraites de « La fin des haricots », 5 Sens Editions, décembre 2022.
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/518-la-fin-des-haricots.html
mercredi 19 mars 2025
Le geste de finition
La peinture de Nicolas de Staël saute aux yeux. Elle agrippe le regard sans plus le lâcher. Nicolas peint comme l’indien scarifie son corps. Le geste est sauvage et la peinture luxueuse. Il ne peint rien d’autre que la couleur, lisse et solaire. Le couteau crisse et la couleur crie. La couleur, livrée par pans, joue avec elle-même. Elle perce jusqu’au cœur de la toile et prend feu. Ou bien la chaleur est froide, comme le vertige d’avant le saut. Nicolas griffe la toile pour se persuader qu’il voit. Ses tableaux sont des empreintes, des marques vives. Ils disent que la couleur est la pulsation du peintre.
A cette hauteur, le couteau du peintre ne croche pas tout à coup. Staël peint l’assaut du monde. A cet instant de vie, l’oubli d’elle-même, royale vertu des simples, exige ce surcroît de force, d’attention précise.
Staël recommence, esquive la toile, jette l’épée en plein ciel, réinvente la peinture. Il a peur. Il a peur comme la splendeur seule sait faire. Il veut sortir, sans coup férir. Il veut sortir par la grande porte. D’instinct, l’homme a suivi les couleurs, monté l’escalier, vu l’amour sur les murs, sur le champ payé leur sourire. Il gîte là-haut depuis, la chambre à cent francs, l’atelier sous les toits. Venu du Nord, des fastes slaves, lentement il passera à peindre les années d’octroi, l’inégal sac de secondes distribuées aux hommes de jeu. Staël situe sa mise sur l’arc en ciel, exécute avec ferveur des sortes d’images peintes.
Rimbaud prisait les peintures idiotes. A niveau d’oiseau, dans le vieil Antibes, Staël prie la nuit, le jour de revenir. Comme l’Ethiopien, trafiquant de voyelles, il voit l’ironie, il dérobe au ciel ses vertiges. D’un bleu panique, il fixe le cri. Derrière lui, la vie passée quoique imparfaite fait effort de mémoire, témoigne des rigoureux insuccès des formes vives, journées d’hiver sans défaillance. Tout haut, Staël rêve croisades, sans chevalet, chevaleresque.
C’est une peinture d’exil, que rien n’apaise, pas même les cils du soleil. Des pierres, il déterre la lumière, la secrète rougissure intérieure, calée dans l’axe exact du luxe. A l’humble gravat, il donne couleur et visage, pommette écarlate, éclat de pierreries. Mêmement, Staël et style, quasi sosies, élancent une proie mince à couteaux blancs sur le drap.
Avec les regards, il ne compose pas, ni ne thésaurise ses trouvailles. Il dévore l’immédiat, ne gardant rien, comme le meilleur pour la fin et la faire jolie. Il avance peignant dans un jour sans couleurs.
Appelez cela une mort choisie, toutes le sont, tôt pressenties, rôdant près des hommes, dans les parages du visage. On va voir ce qu’on va voir. Fildefériste et coloriste, Staël regarde le déclin, la base froncée d’un visage, la reddition au noir du dernier paysage. Staël s’installe aux première loges, parmi les artistes rugueux, dont l’œuvre si patiemment tissée évoque la sauvage indifférence du monde : un pan de ciel, un fragment de terre, une parcelle d’océan. A la cime d’un savoir, et malgré les apparences, il est bien mort sur l’arbre. Il a tiré l’échelle à la barbe des copieurs. Pas de malin plaisir, ni l’affreux rire de l’outre-tombe, seulement le geste de finition.
Ce texte est extrait de « Le type d’Antibes », 5 Sens Editions, juin 2024
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/560-le-type-d-antibes.html
mardi 11 mars 2025
« Moi jeu », un phénomène de société
La pièce est à l’affiche depuis huit ans maintenant. Le théâtre national ne désemplit pas. Il faut réserver un an à l’avance. Les télévisions scolaires raflent les places pour les gosses. On s’y rue comme au stade.
« Moi je » est un spectacle bondissant, ébouriffant, jamais lassant, cousu d’impromptus. Le public est debout, les rappels se succèdent, les bouquets jonchent les planches. Le comédien, un certain Emmanuel Macron - retenez son nom –, brillantissime élève du cours Trogneux, joue son personnage comme personne : un roi narquois, un monarque cynique, une altesse déchue qui soigne une blessure narcissique.
Chaque soir, le théâtre affiche complet. Les touristes en autocar intègrent le spectacle à leur séjour parisien, avant même la Tour Eiffel et Notre-Dame. La soirée inoubliable est vantée, surlignée dans tous les guides.
Malgré ses 2 500 représentations au compteur, le comédien, toujours seul en scène, conserve une fougue, une flamme, une fraîcheur qui épatent un monde culturel pourtant blasé. Dans un registre comparable, même le film « Emmanuelle » dans les années70, n’était pas resté aussi longtemps programmé sur les Champs-Elysées. C’est dire.
Il faut saluer la performance de l’artiste qui hisse haut les couleurs de son art. Cet histrion hors norme, hors format, magnétise les foules, sans un jour de relâche. Certains critiques, parmi les plus érudits, évoquent la diction, le phrasé du grand Jouvet. Si vous n’avez pas encore vu « Moi je », vous vous mettez en danger, vous risquez même un redressement fiscal : courez-y, bon sang ! Vous me remercierez.
Mandiargues
Je goûte peu la malfaçon industrielle de vivre. Vers la vieillesse, les bonheurs se dénombrent sur les doigts apeurés d’une main. Au croisement des meilleures manières de dire, au hasard des lectures françaises et des feux de braise, se percutent tête à tête la prose de Jacques Chardonne et la phrase d’André Pieyre de Mandiargues. C’est un voisinage d’exception, une sorte de discrète communion, le précieux coudoiement de merveilleux artisans. Je les identifie comme une compagnie de fin de vie. Je les reconnais aux grains de beauté jetés d’instinct sur la page écornée. Rien de commun entre les deux écrivains. Bien sûr. Sauf la littérature.
La littérature est un territoire noir, une contrée sauvage. N’y séjournent que des forcenés de la phrase, des fous furieux de la féerie textuelle, des bêtes féroces qui dépècent les songes, déchirent la viande des mots. André Pieyre de Mandiargues est un artiste rare, un écrivain de fier lignage. Son centenaire officiel oblige à considérer l’éclat chatoyant d’une œuvre fulgurante. Gracq l’admirait au point d’envier l’excellence de ses récits courts, sa maîtrise des textes majestueux. Mandiargues n’écrit pas vite : il tâche d’écrire faste. Mandiargues ne se donne pas à lire sans d’emblée se raidir. On entre un jour par la bonne porte. J’ai lu « La Marge » à Barcelone. J’y découvrais la nuit, ses ruelles odorantes, au rythme de l’errance narrative, à la cadence enivrante d’un cheminement fatal. C’est un roman sublime, exquis, raffiné d’un grand poète, primé en 1967 par l’académie des Goncourt. Ce trésor n’est pas plus épais qu’une boîte de cartouches. J’envie, d’une jalousie féroce, le lecteur qui découvrira ces pages magnétiques, déambulant au hasard dans les travées entortillées de Barcelone.
L’écriture de Mandiargues joue avec la lumière, les couleurs, les humeurs et les sons. L’artiste fait luire sa griffe au soleil. La joie méditerranéenne jaillit des sortilèges de l’écrivain huguenot, irradie les pages de Rodogune, somptueuse nouvelle, plante un couteau dans la cruauté du bonheur. Se lit à haute voix. Amour fou. On n’en sort pas indemne.
Sur ma paume, la lumière de Sardaigne saigne. Nous sommes loin du crincrin des machines à compter. À mille lieues de la stridence incivile des sirènes. J’étais fait pour elle, Rodogune, comme l’oiseau d’un seul ciel. Le « aigne » de Sardaigne, méchant comme une teigne, me rentre dans la peau, lentement, comme une morsure de soleil.
Rodogune est la jeune inconnue à la courbure de hyène. Je lis les mots du peintre, souffle sur les grains de sable du phénoménal Staël : « Il avait vu quelque chose comme le bonheur. » L’invincibilité du ciel, son évidence absolue, me cloue sur le banc d’un quai de gare. Rien à faire. J’écris avec le bout des griffes. Je songe aux citronniers de Pula, à Pierrot le Fou, au dancing de la marquise. Je revois la maison de joie de Sinistria. Nous enfourchions le dos tiède d’une vague affectueuse. Je relis, je revois son chignon noir dans l’ovale d’un fichu de paysanne. Elle repose sur ma joue, le derrière en bataille.
Dans la continuité ou par contiguïté, il faut lire le merveilleux « Lis de Mer ». S’abandonner au charme vénéneux de Tout disparaîtra, l’ultime récit d’un quotidien où le métropolitain n’a jamais été aussi bien dépeint. Au petit bonheur, au vent du caprice, il convient d’égrener les cinq tomes de Belvédère, qui sont des recueils de prière, des textes de ferveur, des communiqués lapidaires en forme de dernier salut sur la terre. Reste à aimer « La Motocyclette », récit inspiré d’une Bardot chanteuse chevauchant une
Harley-Davidson, et tant de merveilles littéraires délicieusement érotiques.
Dans « Matinales », Jacques Chardonne vend la mèche : « On veut une neige fraîche où personne n’a encore marché. » L’écrivain charentais, partenaire épistolaire de Paul Morand, s’interrogeait le 11 décembre 1962 sur l’avenir de la littérature : « Je dirais, Mandiargues ». Oui : Mandiargues s’avance solitaire dans le siècle. C’est un splendide centenaire, un styliste admirable, qui frappe discrètement à la porte des plus grands prosateurs de langue française.
« Vanina ». À Jean Paulhan, novembre 1956 : « Magnifique roman de Mandiargues. Je le crie partout. » Chardonne change de ton, sort de ses gonds. L’art de Mandiargues provoque une sauvage exaltation, compose une sorte de psaume noir, d’allure incantatoire. Chardonne taille le silence, cisèle un cristal musical. Mandiargues est un luxueux coloriste, un adorateur de dorures, un collectionneur de terreurs. Son genre de beauté fait peur, ride les eaux lisses d’un éphémère bonheur. Chardonne découvre la peinture en littérature. Vanina est le titre originaire du légendaire « Lis de Mer ». La suffocante beauté de Santa Maria di Siniscola se jette sur la phrase comme un fauve qui dépèce, une bête prédatrice dont la trace de canines invente un secret alphabet.
L’assuétude à l’habitude est une forme d’hébétude. Je m’adonne à Chardonne en exergue de Mandiargues. Ils ont vingt-cinq ans d’écart. Avec Proust et Flaubert, je double la mise. Gustave précède Marcel d’un bon demi-siècle. Ces deux tandems figurent un carré d’estime. À aucun, je ne refuse rien. J’abdique tout esprit critique. Je vis à leur crochet. Je me vautre dans une relecture en boucle. Je parasite un sang d’artiste. À cette heure et sans pardon, je n’admets pas de cinquième larron. Je fais poireauter les autres dans le vestibule. Rousseau, Chateaubriand, Céline et Gracq sont priés de patienter un petit moment. Je les relirai, ou pas.
Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, juin 2018).
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
dimanche 9 mars 2025
Mouiller le maillot
La guerre est un exercice de morts volontaires. Le casse-pipe est un suicide groupé, béni des papes d’état-major. Mourir pour le maillot. Mourir pour le drapeau. Jamais mourir pour rire. Batailler pour de vrai.
Un soldat tombe. Lucu supplée Dupont. A Dublin, le Quinze tricolore a souffert le martyre durant un gros quart d’heure. A Dublin, les hommes de main, de jeu de vilains, avaient grandement faim. Les échappées belles de Bielle s’apparentaient à des désespoirs de gamelle. C’est la fringale qui ouvre le bal. Ils avaient vingt ans, le goût de l’ouvrage, le respect de l’étendard.
Lucu fut un merveilleux poilu, à fausse calvitie, un admirable grognard, un substitut exemplaire en sa qualité de hussard du banc des « coiffeurs ». J’ai vu Lucu à la baguette, à la chistéra d’apparat. Durant une heure de plénitude absolue, Lucu honora Dupont, le meilleur du bataillon, fit oublier le grandissime éclopé. Maxime est grand, suffit de comprendre le son de son prénom. Ces hommes-là vont droit au texte, la tête au combat, pour la beauté du geste.
La guerre est déclarée sur des marches d’Elysée. Les menaces grouillent aux portes, affluent comme des termites à nos frontières trouées. Un freluquet de palais convoque l’épée. Je veux bien mourir, mais pour plus haut que moi, offrir une vaillance à ma première et seule chance, la France.
« Notre Europe », dans le sabir du monarque, n’est qu’un pater noster de pacotille, une culpabilité imposée du dehors de nos corps. Je meurs, tous les jours, du bonheur de jouir à mon aise de la langue française. Je déserterai illico presto le terreau belge, si l’on m’agite sous le naseau les étoiles fanées, les trente-six chandelles du petit fanion paroissial de Bruxelles. Je mourrai à mon poste, la plume plongée dans l’encrier, ivre de l’idiome, dans la griserie du gribouillis. Avec les mots, je mouille le maillot. Je meurs de ma belle mort. Volontaire d’une guerre française.
samedi 1 mars 2025
Un moment du faux
Sur Tiktok, j’observe la figure clownesque du monarque en toc. Macron s’adresse à moi : « Ce que je dirais à Donald, c’est facile. C’est pas toi, ça, Donald. Pas du tout. Pas le vrai Donald ».
Je zappe. Trump tape, rougeoie, éructe au micro : « Zelinsky est un dictateur ? J’ai dit ça moi ? »
LE VRAI EST UN MOMENT DU FAUX. C’est Debord qui énonce pareil axiome dans « La société du spectacle » (Buchet-Chastel, 1967). Manière d’anticiper le pâle « en même temps » du président Macron. Le sémillant chef d’Etat balaie d’un mot la logique d’Aristote. Il considère que A et non-A seront désormais compatibles, tant qu’il sera locataire du palais. Le jour et la nuit, il en fait son affaire, c’est du pareil au même.
Donald et Manu s’entendent comme larrons en foire. Trump a identifié « le petit malin » à Washington. Il ment, c’est sa nature, aussi sincèrement qu’il tapote une omoplate.
Le vrai est un moment du faux, disais-je après Debord. Autrement dit, la vérité cesse d’être fondée. Elle n’est plus qu’une facette de son contraire. Elle appartient au mensonge.
Le vrai s’est retranché dans la seule et divine mathématique, la science la plus dure, la science par excellence. Le vrai s’éprouve aussi, mais autement, dans un corps, dans une sensibilité, dans un monde de passion et de souffrance, diamétralement opposée à la lumineuse géométrie. Ressentir interdit de mentir. Le vrai de la raison et le vrai de l’émotion s’inscrivent au patrimoine de notre condition humaine.
Bref, la vérité ne sort, ni de la bouche de Donald, ni de celle de Manu, ni de celle des enfants. La parole véhicule le bobard avec naturel. C’est l’outil de travail de l’histrion, le mode d’expression de l’art théâtral. Celui d’Esope qui prononçait mais n’écrivait pas ses fables.
mercredi 26 février 2025
L'Etat se libère d'une chaîne
Hanouna le basané un peu simplet, on lui coupe le sifflet. L’analphabétisme cyrillique ne passera pas. Les agrégés de la dette abyssale ordonnent l’expulsion du squat illégal des antennes nationales. Bobards et gaudrioles insultent l’intelligence de nos majors d’école.
Les valets indépendants, les larbins insubordonnés, les neuf sages indociles ont tué le petit pote Cyril d’une balle dans le poste. Le Conseil d’Etat, au sommet de son art, au zénith de son galimatias, valide l’attentat. Touché Hanouna. Coulé C8 !
Les sheriffs du Palais Royal fracturent la porte, débarquent à domicile, tirent dans l’écran, font taire le boniment. Les justiciers de cet art con se sont introduits dans mon salon comme dans un saloon. Dans chroniqueur, il y a cœur : c’est là qu’ils ont visé. A hauteur de démocratie. La liberté d’expression embarrasse le bon droit, contrarie le bon plaisir.
Bref, l’Etat se libère d’une chaîne. Il se défait des bâillons qui entravent la bonne télévision. Il s’affranchit d’un rigolo, ferme l’émission prisée du populo. Il rompt ses liens d’esclave. Politique ? « Pas du tout », rétorque le paltoquet du Touquet. Les roquets de la vérité, les gardiens du bien ne font qu’appliquer les textes, les consignes du cahier de texte. Les sheriffs souverains ont le dernier mot. Hanouna, comme Coluche jadis, serait-il à l’abri d’un accident de moto ?
mardi 25 février 2025
L'ami du vent
Alexander Grothendieck est mort, il y a une dizaine d’années. Et alors ? Céline avait averti l'épicier de la rue Sébastien-Bottin que Le Voyage, "c'était du pain pour cent ans". Grothendieck lègue à la communauté scientifique de quoi nourrir des générations entières de chercheurs. Cet athlète de la science pure réconcilie le nombre et la grandeur, unifie l'algèbre et la géométrie. Hors de l'école, il réinvente les mathématiques traditionnelles. Le grandiose ignorant se hisse seul au-dessus de la mêlée. Il stupéfie les esprits d'élite du groupe Bourbaki. Ses travaux sont publiés. Il est le chef de file de nos médailles Fields.
A quarante ans, il tourne le dos à la société, se cloître dans une baraque perdue des Pyrénées. Ses méditations formelles s'entassent avec le temps qui passe. Il fustige la science officielle, refuse le déshonneur d'être honoré, s'éprend de jolies jonquilles et d'écologie. Il quitte la pureté irénique des mathématiques. Le génie casse son jouet par nécessité, pas par fantaisie. C'est parce qu'il veut vivre qu'il suicide son oeuvre. On songe au petit poète de Charleville, au merveilleux photographe de Valparaiso.
Grothendieck emprunte à Rimbaud et à Sergio Larrain. Inutile qu'il communique. Il est terré vivant, fermé à la langue de l'accommodement. Dans son taudis des hauteurs, un génie grandeur nature finit ses jours avec le diable. Il est possédé par l'idée du mal.
Cet homme veut la vérité sur soi comme une propreté, veut la vérité d'une loi comme une nécessité. Il a entassé par pelletées des gribouillis de science et de conscience. Lui seul, faute de génie sous la main, peut déchiffrer ses palimpsestes d'adieu.
On ne dispose que d'un grand texte lisible que le Web entrepose. Il est titré comme un roman fleuve. « Récoltes et Semailles » est un soleil bâillonné dans les geôles Internet. Il est caché comme l'enfant qui joue aux dés se dissimule des fées. Grothendieck est à moitié russe. Il s'interdit la demi-mesure.
« Si dans Récoltes et Semailles je m'adresse à quelqu'un d'autre encore qu'à moi-même, ce n'est pas à un "public". Je m'y adresse à toi qui me lis comme à une personne, et à une personne seule. C'est à celui qui sait être seul, que je voudrait parler, et à personne d'autre ».
La page sept est plantée comme un poteau indicateur de nationale. Plus de mille pages suivent, cheminent, glissent sur l'écran du rail virtuel, ruban vertical d'un convoi silencieux. On songe à Rousseau, à la passion des « Confessions ». Grothendieck mêle énoncé mathématique et projet véridique. L'homme est démangé par sa vision. Sa théorie des motifs se rit d'être incomprise. A le lire, Alain Connes, l'inventeur d'une géométrie non commutative, évoque Proust, frotte l'aventure de Grothendieck à « La Recherche ». L'ermite pyrénéen, retranché sur son site, s'y définit comme "l'ami du vent".
Ce texte est extrait de « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions, mars 2020).
L’ouvrage peut être commandé dans toutes les bonnes librairies ou directement chez l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/322-dancing-de-la-marquise.html
mardi 18 février 2025
Il embrasse bien
Le bilan, il faut le faire, avant de partir. Macron boucle sa valise, fourre les deux trois chemises des deux mandats. Elle ferme facile. Point fort d’inventaire : il embrasse bien.
Macron est affectueux, comme un tueur, sur les marches du perron quand il fait les honneurs. Il est le champion de l’accolade, de la bourrade dans le dos, de la caresse de hanche, de la cajolerie de selfie.
Deuxième point fort : il marche sur la tête, en virtuose, se déplace sur les mains, chemine sur les eaux en scooter. La politique déambulatoire s’est sophistiquée depuis les origines du mouvement marcheur. Du porte à porte inaugural des virées d’immeuble jusqu’aux itinéraires mémoriels où il expose sa figure théâtrale. A mesure qu’il bouge, pas à pas, il détraque l’Etat, qui l’imite et pareillement marche sur la tête. On fait des pointes à quatre premiers ministres dans l’année.
Vance tance l’Alliance, la France, ses manquements, ses insuffisances, ses fautes de gouvernance. L’Europe rougit, regarde ses petits souliers, grondée par le maître. On se tait devant l’insécurité. On se terre devant l’arbitraire. On laisse moisir un écrivain français dans une geôle d’Algérie. Oui : Il embrasse bien, le président, à défaut de tendre la main à son ressortissant.
mercredi 12 février 2025
Mi-février 1957, naissance de Lagarce
« C’était un peu mélancolique comme toutes les fêtes réussies » (Journal, tome 1, page 280, Les Solitaires Intempestifs, 2007).
« A notre souper de mai, Silvana Mangano sera conviée. J'aime sa pâleur de brune, son visage asymétrique, ses yeux de feu. Elle sera accompagnée d'Helmut Berger. Je serai intimidé par sa beauté. Connaissez-vous Jean-Luc Lagarce ?
Lagarce fut un choc quand l'année dernière à la Comédie Française, j'ai entendu "J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne". C'est un chef d'oeuvre absolu. Pièce non jouée, non publiée de son vivant comme toute son oeuvre, c'est un joyau, une langue, un style, la révélation d'un très grand écrivain. J'en parle un peu dans mon "Dancing de la marquise".
Lagarce me touche parce qu'il est de ma génération. Son Journal (deux tomes) est admirable, poignant de vérité. Ses lectures étaient les miennes à la même époque. Lagarce, c'est un coup de foudre. Beauté, vérité, courage, tous ces mots s'emmêlent pour dire pareil. Je suis ému par son intransigeance. Je le défendrai toujours, bec et ongles.
Je n'avais pas vu "Juste avant la fin du monde" au cinéma, ni au théâtre d'ailleurs. Dans le bidule devant mon lit hier soir, j'ai regardé ce que les marchands d'illusion avaient fait de Lagarce.
Ce grand garçon de Besançon m'obsède par sa probité et son pacte avec la beauté. Son Journal est une merveille, il faut le lire et relire. Dans le film du jeune Canadien, la joliesse du visage de Gaspard Ulliel m'a intéressé. Bref, j'ai dîné en tête à tête avec Lagarce. C'est un type sérieux, "mieux qu'un monsieur", aurait dit Nicolas de Staël.
Oui. Il faut lire la vie de Lagarce, au jour le jour. Une ou deux pièces jouées sur une trentaine d'écrites. Dolan a du goût. L'ami de Lagarce est mon ami.
J'ai fait un saut à la Fnac. J'hésite encore sur les livres. Un inédit de Lagarce: "Du luxe et de l'impuissance". Ce sont des textes très courts, des bribes de pensée. Me fait envie. »
« Voir la peau, les os, l’écorce d’un torse. Ne rien voir. Bander sa mémoire. L’arbre se délabre. La neige est une cendre d’hiver. Il y a une cataracte de mots, cinq filles comme des bougies, entre la vie et la mort. C’est au Vieux-Colombier, un jour de février, Lagarce aurait soixante années bien tapées. Artaud a tailladé les souvenirs, les accoudoirs du théâtre. Ici, on joue la comédie. On applaudit des mains, Antonin. On écoute une langue française, on ose.
Une émotion dégouline des tympans. Une phrase est une vague. Une autre phrase, une autre vague. La terre est nue jusqu’au reflux. Des vagues viennent en éclaireurs, un peu toujours les mêmes, avec ardeur. Une vague affectueuse qui mordille les chevilles, les cheveux des filles. Une vague écumeuse qui creuse, érode et ressasse une attente. Une vague rieuse et mystérieuse. L’écriture de Lagarce est une continuelle rature, un incessant battement d’essuie-glace.
En haut, un homme sur le carreau. A son retour de guerre, de colère avec un père, les filles l’ont hissé dans sa chambre de misère. Lagarce écrit son acte de foi, en connaissance d’une loi, en fin de sida. Il est mort déjà. Il rédige son enterrement. Il est dans sa maison, une chambre froide, une cache d’enfant. Les filles d’en bas pensent à l’au-delà, au train-train du tralala. Lagarce est un jeune frère, un garçon téméraire qui revient périr en sa contrée première. Avec un baluchon sur le dos, une vie de patachon, une vie d’histrion, et des gnons, couturé de partout jusqu’au menton.
Les filles, à tous âges, l’ont attendu comme des mouettes sur la plage. Ont guetté les nuages. Lagarce taille les mots des funérailles. Il imagine les filles, cabossées par l’immobilité, meurtries par la stérilité des rêves, infidèles au chagrin sacrificiel, traîtresses d’une monotone tristesse. La péripétie de Lagarce est « une blague de la vie ». Aux infirmières de l’attente coutumière, le garçon, l’homme d’écriture donne à la deuxième des sœurs les mots justes, sa version la plus pure : « Vous devriez m’aider. » Lagarce suit Koltès, s’efface, torse et faciès, dernière pelletée, travail bien fait. Il mord la poussière à l’âge où Macron se proclame Jupiter. La vie de selfie ne suffit pas au style de poésie.
A la Comédie Française, Lagarce est dans sa maison, cerclé de ses filles comparses. On ne réveille, ni les morts, ni l’enfant qui dort. C’est un vrai dieu, invisible aux yeux. Il a figure de prière dans le souvenir des pleureuses. Il a vu le soleil. On songe au Malentendu de Camus, à ce genre de crime sur les lieux d’une chair identitaire, d’une mémoire de canine.
Charles Juliet. Je lis des bribes de cahier. Je feuillette. Il cite Colette : « J’appartiens au pays que j’ai quitté. » Inutile de tourner autour du pot, de chercher midi à quatorze heures. Voilà le sujet. Une cataracte de mots, un acte fleuve en écho. Clotilde de Bayser est la Mère du jeune frère. Elle règne en duègne, immense comédienne. Les trois sœurs sont un bonheur de fraîcheur, de vivacité, de féminité enjouée. Rebecca Marder, La Plus Jeune, tient la dragée haute aux aînées tutélaires, éblouissante de furie, de sauvage gaminerie. Jennifer Decker m’a soufflé. « Tu vas nous revenir du bal avec ta robe rouge de travers et tu nous feras un enfant ». Sa liberté de rockeuse, sa spontanéité de loubarde évoquent un coquelicot de sentier, une fille simple, au vent voyou d’une jeunesse égarée. Les cinq actrices, gueuses, saintes ou garces, auraient mérité un cinquième rappel, une ovation plus soudaine de la salle nationale. «
Textes extraits de « A défaut d’écho » et de « Dancing de la marquise » (5 Sens Editions)
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/398-a-defaut-d-echo.html
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/322-dancing-de-la-marquise.html
dimanche 9 février 2025
Point barre
La joute exige une dureté, réclame une férocité, requiert une fausse immobilité des mêlées, joue contre joue. La masse musculaire d’Atonio ploie sous la pression d’Albion, plus guerrière dans l’action, suivant une loi de pesanteur pour laquelle s’agenouille un hiératique soldat de plaine à barbe égyptienne.
Trop d’en-avant dans le jeu. Comme trop d’en même temps dans le pays. Approximations réciproques d’une nation. Jalibert ne plaque pas. Jalibert se donne entier à son art, à sa virtuosité. Mais s’abandonne aussi dans l’esquive, s’abîme en sa prière.
Dupont s’étourdit de ses propres chandelles, systématise ses transversales à l’ailier. Penaud erre en géant sur la pelouse à la recherche de champ où précipiter un galop, un galop d’essai. Ramos est écroulé d’une pichenette par le marqueur anglais de la défaite.
On saute en touche, on se rate en passes. Dans une composition française, la maladresse est une faute de la pire espèce. A Twickenham, l’âme a déserté nos hommes.
Il faut varier les figures et cesser, sacré bonsoir, ces transmissions foireuses, ces cloches pathétiques à l’ailier, qui ne révèlent rien d’autre qu’un désarroi criant du jeu de mains. Point barre.
vendredi 7 février 2025
L'IA
Lis A. Aragon, Aristote, Aymé. Lis A. Lire les auteurs dont le patronyme commence par la première lettre de l’alphabet. Lis A, pas de plan B. Lis A, c’est le b.a.-ba, sinon patatras !
Lis A. L’Elsa de Louis. Lire « Les yeux d’Elsa ». Lis A, la logique d’Aristote. A et non-A ne sont pas compatibles. Le chaotique « en même temps » de Macron est un monstre de déraison. Lis A, Marcel Aymé et son délectable « Confort intellectuel ».
Bref, il y a « Lis A » et il y « l’IA » : cela fait deux. Lis A s’écrit l’IA quand l’intelligence échappe à sa nature. L’IA est une fille d’artifice, assez bonne fille du reste, que l’on martèle à nos oreilles, à toute heure, comme une vieille cloche d’église, comme le tocsin insistant d’un nouveau baratin d’élite.
mardi 4 février 2025
Dupré aurait cent ans
« Cher Guy Dupré,
J'ai la nostalgie d'un temps où la flânerie s'armait d'un fusil, où l'homme était posté derrière un rectangle de paille, où les ciels d'octobre étaient la patrie des perdrix.
De retour de Sicile, j'empoigne la gibecière postale qui empaquète les deux petites bêtes. De retour de Sicile, j'éconduis les enveloppes sans désir. J'extrais vos deux ouvrages à mots jumeaux. Dédicaces attentionnées.
"Madérisée" est le mot juste. La cérémonie du vin de Porto ne remue pas que des mots. Elle exhorte à la mémoire d'un père. »
L’art épistolaire est une école de virtuosité. Frivole est sa manière. Mais Nimier est du genre buissonnier. Il donne du fil à retordre au vieil ambassadeur. Morand s’amourache du jeune homme à panache. Roger Nimier songeait à acheter « une panoplie d’orphelin » à son Monsieur du Pimpin, l’autre Martin. À la hâte sur l’asphalte, l’Aston calcina deux corps. Nimier, trente-sept ans, Sunsiaré, dix de moins. Sunsiaré de Larcône mouillait encore les yeux de Guy Dupré, l’auteur des Fiancées sont Froides, cinquante ans après.
Le facteur a fléché le petit cube de métal où gisent mes correspondances. Ce matin, une enveloppe rectangulaire, couleur des sables, m’était destiné. J’ai glissé, sans me couper, ma main pour la saisir. Je l’ai accueillie avec cérémonie car elle me désignait pour la décacheter. Je connais ce livre, me souviens du titre, gravé dans ma tête depuis si longtemps, me garde de l’approcher de trop près. Je sais que la vérité d’une phrase peut éclater au visage.
J’identifie son signataire, Guy Dupré, au dernier diamantaire de la place, au dernier grand écrivain des mystères de la terre. La littérature n’a pas d’autre but que de fracturer les domiciles. Un soir, d’une traite, elle a reposé entre mes doigts comme une perdrix solitaire dont la plume brûle encore. Publié en 1954, ce livre somptueux – Les Fiancées sont Froides – donne la fièvre. C’est un récit de cruelle splendeur qui exige la pleine santé du texte. Il embringue le lecteur dans la ronde empourprée des vertiges. Ces années passées, l’auteur s’était terré dans un souverain mutisme. À l’abri des lumières. Or voici, dans le silence, une langue qui sonne. La récréation est finie. La réédition de ce petit livre inaugural empoigne la gorge. Inutile de se disperser dans le culte mélancolique de fausses gloires. Devant l’œuvre accomplie par Guy Dupré, il faudra bien un jour se décoiffer. Devant pareille beauté, les choses se décantent : les petits romanciers saisonniers sont priés de décamper. Avec Les Fiancées sont Froides, Dupré préempte l’avenir. Il nous fait signe de le lire.
Ce matin, une enveloppe rectangulaire, couleur des sables, m'était destiné. Je l'ai accueillie avec cérémonie car elle me désignait pour la décacheter. Je connais ce livre, me souviens du titre, gravé dans ma tête depuis si longtemps, me garde de l'approcher de trop près. Je sais que la vérité d'une phrase peut éclater au visage. J'identifie son signataire, Guy Dupré, au dernier diamantaire de la place, au dernier grand écrivain des mystères de la terre. La littérature n'a pas d'autre but que de fracturer les domiciles. Un soir, d'une traite, elle a reposé entre mes doigts comme une perdrix solitaire dont la plume brûle encore.
Les fiancées, que j'ai vues grandes, et rouges sur les joues, se plantent dans ma chair à l'heure où je cherche un visage sur une photographie décatie. Mon temps, ces jours-ci, est haché en menues besognes. Quand j'étais petit, je lisais Un Beau Ténébreux. Tout haut. Maintenant, l'habitude m'est venue de parler tout bas. La récréation est finie. Le sublime petit livre m'a empoigné la gorge. Gracq admirait Dupré.
Je l’ai connu sur le tard. Je revois son regard à l’évocation d’une même sonorité princière. Sunsiaré de Larcône mouillait encore les yeux de Guy Dupré, cinquante ans après.
Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux », livre paru en juin 2018 chez 5 Sens Editions. On le trouve à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
lundi 3 février 2025
Grands remplacements
Je mesure combien j’ai été nourri, construit, déconstruit par la nouveauté galopante. Le nouveau, l’impérissable nouveau, surgi dans mon dos, se gravait chaque été dans le marbre d’une saison.
Voyons voir. J’ai connu l’antique nouveau franc, cette vieille roupie, ce vieux kopeck, dont le fier euro descend en cachette, sans le dire, comme d’une vulgaire monnaie de singe.
J’ai connu les nouveaux philosophes, les inénarrables duettistes qui périmèrent les scrogneugneux d’hier. Glucksmann liquida Henri Bergson. BHL ne fit qu’une bouchée de Blaise Pascal. Même d’antiques croûtons comme Platon débarrassèrent le plancher des plateaux de télévision.
J’ai connu le Beaujolais Nouveau. Qui se crache en novembre, sans besoin d’étiquette, comme une authentique piquette.Je connais aujourd'hui "La nouvelle France" de Mélenchon. Egarée dans ses bigarrures.
Bref, j’en ai connu des grands remplacements. Sacré bonsoir ! Les ai-je pour autant dans le sang ? Je suis, je reste l’enfant d’un pays de paysans, d’un pays de penseurs hors du temps, de génies francs, dont à l’école je citais les hauts faits dans mes compositions françaises.
samedi 1 février 2025
Il y a trois ans : la mort de Monica Vitti
Oui, Antonioni. Le Pontormo du cinéma. Un luxe maniériste, une posture d’artiste qui peint les ciels dans leur perfection formelle, échafaude une parure, imagine une griffe, la fait luire au jour comme une deuxième nature.
Quelque chose de flou, un bastringue que rien ne distingue, un cri qui troue l’apparence, colorie l’indifférence. Antonioni s’approprie le rouge, le désir qui surligne une lèvre, le désert qui dissuade un rêve.
D’instinct je me suis jeté sur le trottoir, l’ai foulé vers la salle destinée. Je voulais guérir d’une nostalgie, stopper une maladie, réserver l’après-midi. J’ai fendu la file du Champollion, rue des Ecoles. Ai dégringolé les marches, me suis glissé dans le noir. Veni, Vitti, Vici. Vaincu, convaincu, je le suis depuis l’incolore éblouissement d’une île de Sicile, le choc incantatoire de L’Avventura, le regard égaré de Claudia.
Deserto Rosso. Giuliana est une soeur siamoise de Claudia, le sosie, le portrait craché d’une sublime actrice de cinéma. Monica Vitti déambule dans une rue pâle, erre dans le vestibule, dérive dans un ciel industriel. Elle observe l’horreur des couleurs.
J’ai couru, suis entré bon dernier, attentif à écrabouiller l’orteil d’une rangée entière. Je voulais revoir le manteau de laine de Giuliana, la pelisse verte d’une bourgeoise désœuvrée d’Emilie-Romagne. Revoir une manière de s’emmitoufler, de se carrer dans un corps, de se camoufler pour manger le pain de l’ouvrier. C’est cette couleur froide qui enlumine un visage diaphane.
Mais le rouge ici désigne la déchetterie d’usine qui bariole, peinturlure la nature. J’aime le rouge artificiel d’Italie, la joie écarlate qui jaillit des veines, des volcans, des voyelles. J’aime le rouge incendiaire de la baraque d’une partie de plage d’hiver. Le goût d’Italie me vient de cette couleur de feu joyeux. Antonioni peint l’intériorité des figures dans l’espace et ses géométries. On lit dehors les sentiments des hommes comme dans un album d’images luxueuses. Le monde est une poubelle que l’artiste filme et fignole au pinceau. Monica Vitti s’extrait des brumes qui indifférencient le temps des cinémas qui passe. Un regard voilé, qui s’abandonne, sans domicile, comme un paradis perdu, outrageusement oublié.
L’artiste anticipe l’avenir. Pollution, blabla, mal de vivre. Inutile de s’appesantir.
Ce texte est extrait de « Fragments d’un sentiment » (5 Sens Editions, 2023, pages 71/72). L’ouvrage est commercialisé sur le site de l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/home/536-fragments-d-un-sentiment.html
lundi 6 janvier 2025
Il y a quinze ans, mourait Philippe Séguin
Il est mort du cœur. Loin de la gloire de l’été, des lumières de l’enfance, dans la grisaille d’un hiver comme les autres, sous un ciel au front bas. Chirac ne craint personne sauf Séguin, un diable d’homme. Sur les photos des journaux, c’est Séguin qui impose le respect, sa légitimité, qui pose en majesté sa nature de président. La souveraineté est un mot qui d’abord sied à sa personne. À ses basques, Chirac candidat lui serre la main en valet de pied, au mieux en lieutenant.
La relation Séguin/Chirac n’est pourtant médiocre, ni pour l’un, ni pour l’autre. Criblé de mille fêlures, Chirac se tasse auprès du volcanique et trop humain mangeur de pizzas. Séguin, bardé de tous ses doutes, use avec coquetterie de sa chatoyante intelligence, admire l’énergie militaire, la persévérance laborieuse du soldat Chirac. Ils se sentaient, l’un et l’autre, à demeure au milieu du peuple. On ne sait pourquoi ils se sont choisis, peut-être pour une commune réserve à l’endroit de l’arrivisme bourgeois. Le peuple était touché par la pudeur, le secret, le panache des deux.
Séguin n’avait besoin ni de droiture revendiquée, ni de bottes pour arpenter le terrain politique. C’était un chêne, d’essence méditerranéenne, né dans la probité, en pleine tragédie. Il était enraciné dans l’Histoire de France. Séguin a exercé un charme fou plutôt qu’un vrai pouvoir sur les foules. Chirac lui doit une fière chandelle, celle d’avoir décroché la timbale élyséenne. Car Séguin a donné de l’épaisseur intellectuelle, de l’éloquence enfiévrée, de la gravité sémantique aux pâles idées d’une droite boutiquière. Mais Séguin a commis l’irréparable. Séguin est mort à son destin le jour où il a rendu son tablier du parti post-gaulliste. Il a envoyé valdinguer dans les décors les ors de la République. Les mots de sa démission n’étaient pas les bons. Il signifiait son congé au sacrifice de ses jours à la vie politique, qu’elle soit grandiose ou mesquine, au nom de la préservation intime de ses jardins secrets. Ce jour-là, il a trahi Churchill, il a renié de Gaulle. Il ne s’est pas donné tout entier à la France. Il a privilégié une sorte de pacte avec lui-même qui ne pouvait le satisfaire. La République perdait un talent d’exception.
Ce grand professionnel, si sourcilleux du travail bien fait, a bâclé sa sortie. Séguin a fini ses jours parmi les grands esprits aux dons inaboutis. Avec lui disparaît une vraie rareté sur l’échiquier politique. La mort de Séguin n’efface pas seulement « une certaine idée de la France », revue et corrigée pour les temps modernes, mais élimine un style, un caractère, un tempérament apte à dessiner le chemin d’une grandeur à réinventer. Avec un orgueil sans mesure et une simplicité bénédictine, il sut se conduire en seigneur d’une République d’Epinal.
Durant l’une de ces festivités obligatoires, dans les fastes de l’hôtel de Lassay, je me souviens de sa noble stature, de sa digne rondeur, postée dans l’embrasure de la porte d’entrée, saluant un à un, jusqu’au dernier des convives, à l’issue du raout. Le style, s’il répugne assez souvent à embellir l’action des puissants, définit ici à coup sûr l’homme dans sa vérité. Séguin possédait pleinement la manière d’être maître de son art. C’est pourquoi sa désertion de la présidence de parti reste une faute impardonnable, se ressent comme un chagrin qui fait bifurquer un destin. Elle laisse une profonde estafilade, une large cicatrice sur le front de la nation.
Par la véhémence de ses fulgurances, entre saintes colères et tristes tendresses, Philippe Séguin appartient au cercle des hommes seuls, sans tiédeur, qui sont le sel de la terre. Il était, comme on dit, haut en couleur. Car toujours à la hauteur voulue, vert de fureur, familier des colères noires, sans crainte aucune de quoi que ce soit de médiocre, sans peur bleue, mais les joues rouges, écarlates, d’un homme embarrassé par sa timidité. Il nous manque pour lever les yeux, relever le niveau de la chefferie ordinaire.
Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, juin 2018, pages 46/48). L’ouvrage peut être commandé chez l’éditeur à l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/poesiereflexiontheatre/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
mercredi 1 janvier 2025
Un rictus enfantin de requin
Il a sa part dans la débâcle. Moi j’en ai ma claque du loustic. L’éternel stagiaire de l’Elysée nous admoneste, fait les gros yeux, nous regarde en face, nous associe au ratage de Bibi, partage en seigneur un loupé grandiose, offre aux gueux l’insuccès d’un bon vouloir : donner la parole au peuple infantile, telle une reine jetant des brioches aux manants.
A l’école, l’insolent élève objecterait au maître qui le chapitre pour son zéro à la dictée : « J’ai ma part ». Mais avec un regard circulaire sur la classe entière. Le garnement du Nouvel An collectivise ses insuffisances d’orthographe et d’orthodoxe gouvernance en désignant du menton ses voisins de pupitre.
J’ai horreur des ses frôlements d’épiderme, de son obsession tactile qui va de la caresse d’une pommette à la bourrade dans le dos. On n’a pas fait la guerre ensemble. Pas encore.
Dans un naufrage, dans le canot de sauvetage, je l’imagine forcer sur les papouilles qui mouillent, s’égarer à des privautés, des gestes déplacés, et basculer un compagnon d’infortune dans l’eau d’une vague avec un rictus enfantin de requin.
Il nous embringue durablement dans la connerie, se défausse de ses lubies et gamineries, jouit d’un nombril de petit dandy, de petit marquis de Picardie.
Bref, il pousse un peuple, une nation, à la flotte, saute à pieds joints sur le radeau, droit dans ses petites bottes, et sans destination.
Nous sommes floués par l’homme flou. Il se fiche comme d’une guigne de nos sous, les disperse aux quatre vents, s’assied sur le tas de dettes qu’il appelle l’Etat, l’évacue même du petit boniment de la Saint Sylvestre. Il soigne une fantaisie, un bon plaisir de joueur de pipo, invite les gueux à « trancher », non pas sa tête mais sur du papier à en-tête, comme dans un grand débat, à renouer avec le temps béni de la parole décomplexée, inutile et bien rangée des cahiers de doléances sans enjeu ni consistance.
Inutile d’essayer de patoiser le béarnais. Rien ne nous interdit en cette nouvelle année, s’il est vrai que 2025 est le carré de 45, de passer d’un à deux présidents et de quatre à cinq premiers ministres en douze mois. « Impossible n’est pas français ! » claironne l’excellente altesse franchouillarde.
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