Il est des hommes illustres qui
héritent de l’exact patronyme : Chateaubriand, Racine, de Gaulle. Le nom
propre figure un destin, embellit un nom commun. Jean Racine est mort le 21
avril 1699. Aujourd’hui.
« Gracq a fui l’oflag de
Silésie. Il vit la guerre et l’imaginaire. A trente-trois ans, à la gare
d’Angers, il s’émeut de Bajazet. Il
fixe le sanglant récit au ciel étoilé de ses Préférences (José Corti, 1951) : « Bajazet est sans doute
la plus pure des tragédies de Racine. »
Quand on est un peu vieux, qui
plus est dur d’oreille, on aime voisiner les premières loges, frôler au plus
près le texte des lèvres, s’asseoir à la source d’une souveraine beauté. Au
quatrième rang, je suis calé devant l’absence du sultan, à bout portant des
confidences, d’un soleil qui
rutile, qui figure un sérail. Amurat étend son ordre à ne pas être là. On ne
voit que sa loi. Il n’a d’autre corps qu’une obsédante odeur de mort, que la
venimeuse passion d’un pouvoir exercé, que la jouissance perverse d’une
vengeresse cruauté. Dieu n’a pas d’yeux.
La scène entière est blanche du
sang caché, maculé dans les arrière-pensées d’un opaque gynécée. Un bataillon
d’escarpins évoque Amurat, reproduit l’assaut babylonien. La parade fétichiste
signe un ouvrage d’artiste. Le texte est rythmé de mille pieds invisibles.
J’écoute l’idiome racinien comme
un homme, auprès des siens, se recueille. Dans ce labyrinthe byzantin, je sais
d’instinct à qui j’appartiens. Je m’agenouille devant la dépouille. J’égrène un
chapelet à la gloire d’une sonorité. La beauté n’octroie qu’une vérité,
justifie seule d’être né. En revanche, elle ne souffre pas la moindre faute de
majesté. Au renégat, elle ne pardonne pas.
Le lieu cloîtré du gynécée est
piqueté de souliers secrets et de hautes armoires domestiquées. La pièce est un
espace de sensations traîtresses, irrespirable comme un destin inexorable. La
tragédie de Racine mène aux ultimes lacets d’une meurtrière bottine. La rivale
Atalide suffoque sa passion jusqu’à la strangulation finale. Rebecca Marder est
une comédienne fière, sublime de caractère. C’est une amoureuse fiévreuse,
lumineuse dans sa pureté d’origine. L’admirable pensionnaire du
Théâtre-Français prête au texte une jeunesse endiablée. Elle côtoie sans rougir
les prouesses de Clotilde de Bayser (Roxane) et Denis Podalydès (Acomat).
Dans la rue, vers Le Lutetia, les
vitrines réfléchissent nos bobines. J’ai le haut d’une joue mouillé. A la
sortie, je sais qui je suis. C’est drôle. J’ai l’air égaré mais je me suis
retrouvé. Racine chuchote à mon oreille le secret d’une identité. Je revendique
la langue française comme seule et unique patrie. Ailleurs, je me trimbale en
terre étrangère. Les panneaux de bureau de vote affichent un casting. Dans
l’isoloir, l’absence de bulletins Racine se fait sentir. Je me terre dans une
colère. Je voile mon choix d’un rideau noir. »
Ce texte est extrait de
« Dancing de la marquise » (5 Sens Editions, 2020, pages 17/18).
Dancing de la marquise est en vente chez 5 Sens Editions à
l’adresse suivante :
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/322-dancing-de-la-marquise.html
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