jeudi 14 mai 2020

Alain Cuny

Alain Cuny est mort un 16 mai, il y a plus de vingt-cinq ans. Sans doute fatigué de jouer les héros, d’être le dernier véritable interprète des grands poètes, sans doute lassé d’extraire l’écho sonore des plus beaux mots du répertoire.  Le théâtre, qu’est ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est que cette sorte de messe ?  « Une histoire de grandeur racontée par des corps » (Albert Camus, Interview à Paris-Théâtre, 1957). Alain Cuny était un comédien, un tragédien, un artiste souverain.

« Le corps est un fragment de météore. Je me souviens d’Alain Cuny. Place de la Sorbonne. L’ami des poésies croisait la classe de philosophie. C’était samedi, jour de Serres. Le tragédien ne récitait rien : il était désoeuvré dans son for intérieur d’avant l’heure. Il faisait les cent pas.
Je me souviens d’un corps droit, de la force du grand âge dans sa figure de croisé. Autour de la fontaine, sur l’esplanade blanche, il patientait en silence, regard haut dans l’amitié des ciels bleus. Il chuchotait le bénédicité des âmes brûlées. A cette heure précoce, le Quartier latin sommeillait encore, quasi désert. Alain Cuny, vêtu de toile couleur des sables, apparaissait tel un chêne, enraciné à la terrasse d’un café d’étudiants. Son masque de marbre, de messire médiéval, signifiait quelque chose comme un désir tacite ou un élan coupé. Il carrait dans son corps la beauté des poésies orphelines.
Vint l’heure du maître à crinière blanche et langue de soleil. Alain Cuny prit sa place sur les gradins de l’amphithéâtre Lefebvre. Devant, il toisait l’enseignant comme un fol enfant sage, à joues rouges intérieures. Il mesurait d’un droit regard la virtuosité intellectuelle, l’esprit délié d’un penseur à la française, taillé comme lui dans le roc de la littérature. Alain Cuny appréciait le travail à main d’homme et la lumière des peintres, le style et Nicolas de Staël.
Le cours s’achevait sans qu’Alain Cuny n’exprimât quoi que ce soit d’autre qu’une magistrale présence. Il n’interrogerait pas le philosophe admiré.
Le rideau est tombé sur la Sorbonne : le grand interprète de Claudel s’est levé humblement. Il s’est décoiffé. C’était samedi, jour de Serres. On était vivifié. On était requinqué pour l’hiver. Les petits sourds disaient merci. Nous étions mendiants. Nous nous abreuvions au plus offrant. »


Ce texte est extrait de « Variations sur l’aurore », contribution au Cahier de L’Herne Michel Serres (Editions de L’Herne, page 298, 2010)

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