Alain Cuny est mort un 16 mai, il
y a plus de vingt-cinq ans. Sans doute fatigué de jouer les héros, d’être le
dernier véritable interprète des grands poètes, sans doute lassé d’extraire
l’écho sonore des plus beaux mots du répertoire. Le théâtre, qu’est ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est que
cette sorte de messe ? « Une
histoire de grandeur racontée par des corps » (Albert Camus, Interview à Paris-Théâtre, 1957). Alain Cuny était
un comédien, un tragédien, un artiste souverain.
« Le corps est un fragment
de météore. Je me souviens d’Alain Cuny. Place de la Sorbonne. L’ami des
poésies croisait la classe de philosophie. C’était samedi, jour de Serres. Le
tragédien ne récitait rien : il était désoeuvré dans son for intérieur
d’avant l’heure. Il faisait les cent pas.
Je me souviens d’un corps droit,
de la force du grand âge dans sa figure de croisé. Autour de la fontaine, sur
l’esplanade blanche, il patientait en silence, regard haut dans l’amitié des
ciels bleus. Il chuchotait le bénédicité des âmes brûlées. A cette heure précoce,
le Quartier latin sommeillait encore, quasi désert. Alain Cuny, vêtu de toile
couleur des sables, apparaissait tel un chêne, enraciné à la terrasse d’un café
d’étudiants. Son masque de marbre, de messire médiéval, signifiait quelque
chose comme un désir tacite ou un élan coupé. Il carrait dans son corps la
beauté des poésies orphelines.
Vint l’heure du maître à crinière
blanche et langue de soleil. Alain Cuny prit sa place sur les gradins de
l’amphithéâtre Lefebvre. Devant, il toisait l’enseignant comme un fol enfant
sage, à joues rouges intérieures. Il mesurait d’un droit regard la virtuosité
intellectuelle, l’esprit délié d’un penseur à la française, taillé comme lui
dans le roc de la littérature. Alain Cuny appréciait le travail à main d’homme
et la lumière des peintres, le style et Nicolas de Staël.
Le cours s’achevait sans qu’Alain
Cuny n’exprimât quoi que ce soit d’autre qu’une magistrale présence. Il
n’interrogerait pas le philosophe admiré.
Le rideau est tombé sur la
Sorbonne : le grand interprète de Claudel s’est levé humblement. Il s’est
décoiffé. C’était samedi, jour de Serres. On était vivifié. On était requinqué
pour l’hiver. Les petits sourds disaient merci. Nous étions mendiants. Nous
nous abreuvions au plus offrant. »
Ce texte est extrait de « Variations sur
l’aurore », contribution au Cahier de L’Herne Michel Serres (Editions de
L’Herne, page 298, 2010)
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