lundi 18 mai 2020

Mauvaises pensées

L’ignorance est le réveil lucide de l’insouciance. L’actuelle dépendance à la science révèle une vulnérabilité, souligne l’accoutumance d’une société à son monopole de la vérité. Quand les travailleurs de la preuve font défaut, quand la science est dépouillée de ses certitudes, quand un phénomène naturel manifeste une totale étrangeté, le champ est alors libre au cheminement des mal voyants, à l’errance de l’ignorance, au déferlement des mots.
Car les mots masquent les causes, éloignent des choses. Les mots témoignent d’une pauvreté, exorcisent une peur, confessent une ignorance.
L’ignorance vaste, collective, élargie, à taille de pays, est une humiliation de l’esprit, un uppercut en pleine figure, l’abaissement grandeur nature d’une nation. L’ignorance, au peuple malade, dévoile l’étendue d’une dégringolade.
Quand la mort rôde, quand ça barde comme dans une guerre, l’ignorance tarde, l’ignorance bavarde, l’ignorance tue le temps avec des boniments. Les doctes des plateaux, les sages du maquillage, s’enorgueillissent de platitudes exquises. Le faux plat du blabla meuble les silences de l’au-delà. L’ignorance des blouses professorales s’épanche comme une gouache affectueuse de barbouilleurs du dimanche. L’ignorance s’exprime, préempte la parole, sonorise une réclame, sature l’espace épidémique d’un nombrilisme académique. L’ignorance des grands sachems rafle l’audience des antennes. Au détriment de l’ignorance de naissance, de l’ignorance de souche, de l’ignorance muette des smicards du savoir, des caissières de comptoir. Les fadaises et billevesées des uns se mêlent aux balivernes et coquecigrues des autres.  Au sujet des discours de métier, Pierre Michon parle joliment de « couinement coutumier ».
Au centre de l’écran trône l’arbitre des élégances, l’animateur des nouvelles, le bateleur de quinzaine commerciale : il distribue les bons points, distingue l’ignorance légitime de l’ignorance crasse, départage le papillonnant professeur de l’ouvrière de caisse. Le joyeux pontife jouit d’un droit à la déraison, dispose d’une tolérance au délire. Pas l’illettrée d’usine. Pas l’analphabète de supérette.
Morale provisoire du virus de Chine. « L’homme compétent est celui qui se trompe selon les règles » (Paul Valéry, « Mauvaises pensées et autres », Gallimard, 1942). Après tout, il m’enseigne l’art de tousser dans mon coude.


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