Il est mort en 2014. Il
aurait eu quatre-vingt-douze ans, le 28 mars.
« Alexander
Grothendieck est mort. Et alors ? Céline avait averti l'épicier de la rue
Sébastien-Bottin que Le Voyage, "c'était du pain pour cent
ans". Grothendieck lègue à la communauté scientifique de quoi nourrir des
générations entières de chercheurs. Cet athlète de la science pure réconcilie
le nombre et la grandeur, unifie l'algèbre et la géométrie. Hors de l'école, il
réinvente les mathématiques traditionnelles. Le grandiose ignorant se hisse
seul au-dessus de la mêlée. Il stupéfie les esprits d'élite du groupe Bourbaki.
Ses travaux sont publiés. Il est le chef de file de nos médailles Fields.
A quarante ans, il tourne le dos à la société, se
cloître dans une baraque perdue des Pyrénées. Ses méditations formelles
s'entassent avec le temps qui passe. Il fustige la science officielle, refuse
le déshonneur d'être honoré, s'éprend de jolies jonquilles et d'écologie. Il
quitte la pureté irénique des mathématiques. Le génie casse son jouet par
nécessité, pas par fantaisie. C'est parce qu'il veut vivre qu'il suicide son
oeuvre. On songe au petit poète de Charleville, au merveilleux photographe de
Valparaiso.
Grothendieck emprunte à Rimbaud et à Sergio Larrain.
Inutile qu'il communique. Il est terré vivant, fermé à la langue de
l'accommodement. Dans son taudis des hauteurs, un génie grandeur nature finit
ses jours avec le diable. Il est possédé par l'idée du mal.
Cet homme veut la vérité sur soi comme une propreté,
veut la vérité d'une loi comme une nécessité. Il a entassé par pelletées des
gribouillis de science et de conscience. Lui seul, faute de génie sous la main,
peut déchiffrer ses palimpsestes d'adieu.
On ne dispose que d'un grand texte lisible que le Web
entrepose. Il est titré comme un roman fleuve. Récoltes et
Semailles est un soleil bâillonné dans les geôles Internet. Il est caché
comme l'enfant qui joue aux dés se dissimule des fées. Grothendieck est à
moitié russe. Il s'interdit la demi-mesure.
"Si dans Récoltes et Semailles je m'adresse
à quelqu'un d'autre encore qu'à moi-même, ce n'est pas à un "public".
Je m'y adresse à toi qui me lis comme à une personne, et à une personne seule.
C'est à celui qui sait être seul, que je voudrait parler, et à personne
d'autre".
La page sept est plantée comme un poteau indicateur de
nationale. Plus de mille pages suivent, cheminent, glissent sur l'écran du rail
virtuel, ruban vertical d'un convoi silencieux. On songe à Rousseau, à la
passion des Confessions. Grothendieck mêle énoncé mathématique et projet
véridique. L'homme est démangé par sa vision. Sa théorie des motifs se rit
d'être incomprise. A le lire, Alain Connes, l'inventeur d'une géométrie non
commutative, évoque Proust, frotte l'aventure de Grothendieck à La Recherche.
L'ermite pyrénéen, retranché sur son site, s'y définit comme "l'ami du vent".
Ce texte est extrait de Dancing de la marquise, pages 132/133.
Dancing de la marquise est en vente chez 5 Sens Editions à
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