lundi 30 mars 2020

L'ami du vent

Il est mort en 2014. Il aurait eu quatre-vingt-douze ans, le 28 mars.

« Alexander Grothendieck est mort. Et alors ? Céline avait averti l'épicier de la rue Sébastien-Bottin que Le Voyage, "c'était du pain pour cent ans". Grothendieck lègue à la communauté scientifique de quoi nourrir des générations entières de chercheurs. Cet athlète de la science pure réconcilie le nombre et la grandeur, unifie l'algèbre et la géométrie. Hors de l'école, il réinvente les mathématiques traditionnelles. Le grandiose ignorant se hisse seul au-dessus de la mêlée. Il stupéfie les esprits d'élite du groupe Bourbaki. Ses travaux sont publiés. Il est le chef de file de nos médailles Fields.
A quarante ans, il tourne le dos à la société, se cloître dans une baraque perdue des Pyrénées. Ses méditations formelles s'entassent avec le temps qui passe. Il fustige la science officielle, refuse le déshonneur d'être honoré, s'éprend de jolies jonquilles et d'écologie. Il quitte la pureté irénique des mathématiques. Le génie casse son jouet par nécessité, pas par fantaisie. C'est parce qu'il veut vivre qu'il suicide son oeuvre. On songe au petit poète de Charleville, au merveilleux photographe de Valparaiso.
Grothendieck emprunte à Rimbaud et à Sergio Larrain. Inutile qu'il communique. Il est terré vivant, fermé à la langue de l'accommodement. Dans son taudis des hauteurs, un génie grandeur nature finit ses jours avec le diable. Il est possédé par l'idée du mal.

Cet homme veut la vérité sur soi comme une propreté, veut la vérité d'une loi comme une nécessité. Il a entassé par pelletées des gribouillis de science et de conscience. Lui seul, faute de génie sous la main, peut déchiffrer ses palimpsestes d'adieu.
On ne dispose que d'un grand texte lisible que le Web entrepose. Il est titré comme un roman fleuve. Récoltes et Semailles est un soleil bâillonné dans les geôles Internet. Il est caché comme l'enfant qui joue aux dés se dissimule des fées. Grothendieck est à moitié russe. Il s'interdit la demi-mesure.
"Si dans Récoltes et Semailles je m'adresse à quelqu'un d'autre encore qu'à moi-même, ce n'est pas à un "public". Je m'y adresse à toi qui me lis comme à une personne, et à une personne seule. C'est à celui qui sait être seul, que je voudrait parler, et à personne d'autre".
La page sept est plantée comme un poteau indicateur de nationale. Plus de mille pages suivent, cheminent, glissent sur l'écran du rail virtuel, ruban vertical d'un convoi silencieux. On songe à Rousseau, à la passion des Confessions. Grothendieck mêle énoncé mathématique et projet véridique. L'homme est démangé par sa vision. Sa théorie des motifs se rit d'être incomprise. A le lire, Alain Connes, l'inventeur d'une géométrie non commutative, évoque Proust, frotte l'aventure de Grothendieck à La Recherche. L'ermite pyrénéen, retranché sur son site, s'y définit comme "l'ami du vent".

Ce texte est extrait de Dancing de la marquise, pages 132/133.

Dancing de la marquise est en vente chez 5 Sens Editions à l’adresse suivante :

https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/322-dancing-de-la-marquise.html

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